Les Etats-Unis ont connu une forte amélioration du niveau de vie au cours du vingtième siècle. Le taux de croissance annuel du PIB par personne a été plutôt stable depuis 1870, avoisinant quasiment 2 % (cf. graphique 1). La croissance s’est toutefois éloignée à de nombreuses reprises de sa tendance linéaire. Elle s’établissait en moyenne à 1,76 % entre 1870 et 1929, s’accéléra au sortir de la Seconde Guerre mondiale (atteignant en moyenne 2,5 % entre 1950 et 1973), puis ralentit au début des années soixante-dix (atteignant en moyenne 1,82 % entre 1973 et 1995). La « décennie perdue » (lost decade) du Japon et surtout l’expérience de la Grande Récession ont amené beaucoup à craindre que les pays avancés connaissent un ralentissement durable de la croissance. Une crise financière a en effet des répercussions à long terme sur le niveau de vie. Et si les Etats-Unis ont su au final recouvrir les pertes de la Grande Dépression, le Japon a récemment échoué à renouer avec une croissance soutenue, si bien que le niveau de vie des Japonais n’a cessé de diverger de celui des Américains depuis le début des années quatre-vingt-dix. Les plus pessimistes, notamment Tyler Cowen (2011) et Robert Gordon (2012), considèrent que les pays avancés étaient condamnés à une « grande stagnation » (great stagnation) avant même que survienne la Grande Récession, un pessimisme récemment partagé par Larry Summers lors du discours qu’il a récemment tenu autour de l’idée d’une « stagnation séculaire » (secular stagnation).
GRAPHIQUE 1 PIB par tête aux Etats-Unis (en dollars 2009)
source : Fernald et Jones (2014)
John Fernald et Charles Jones (2014) se sont également penchés sur les perspectives de croissance à long terme des Etats-Unis. Le second considérait dans ses précédents modèles de croissance semi-endogène que la croissance de long terme reposait sur la découverte de nouvelles idées [Jones, 2002]. En effet, la production dépend fondamentalement du capital physique, des heures travailleurs, du capital humain par personne et du stock d’idées. Selon Romer (1990), la nature non rivale des idées mène à des rendements croissants, si bien que le revenu par tête dépend du nombre total d’idées dans l’économie : chaque nouvelle idée profite à tout le monde. A long terme, le stock d’idées est proportionnel au nombre de chercheurs et ce dernier est lui-même proportionnel à la population, si bien que l’échelle importe pour les économies dont la croissance repose sur les idées.
Fernald et Jones observent alors les moteurs de la croissance américaine pour la période 1950-2007. Selon leur modélisation, la production par personne dépend du ratio capital sur production (comme chez Robert Solow [1956]), du capital humain par personne (comme chez Robert Lucas [1988]), de l’intensité de la recherche-développement, c’est-à-dire le taux d’investissement qui s’applique à la chasse aux nouvelles idées (comme chez Paul Romer [1990] et les néo-schumpétériens Philippe Aghion et Peter Howitt [1992]) et enfin de la population ; le stock d’idées correspond alors à l’intensité de la recherche et à la population. Partant, la théorie moderne de la croissance économique suggère que plus des trois quarts de la croissance américaine depuis 1950 repose sur la hausse du niveau d’éducation et surtout sur l’intensification de la recherche, puisque la première explique en moyenne 0,4 point de pourcentage des 2 % de croissance annuel, tandis que la seconde en explique 1,2 point de pourcentage.
La croissance américaine du dernier demi-siècle a donc été due à des facteurs transitoires. La croissance du niveau d’éducation, l’intensité en recherche-développement des économies développements et de la population est susceptible d’être significativement plus faible lors des prochaines décennies qu’au cours des précédentes. La hausse du niveau scolaire est déjà en train de ralentir (cf. graphique 2), tandis que le taux d’activité ne pourra s’accroître indéfiniment. Par conséquent, la croissance du niveau de vie aux Etats-Unis risque également d’être plus lente ces prochaines décennies.
GRAPHIQUE 2 Niveau scolaire selon la cohorte
source : Fernald et Jones (2014)
En outre, la production d’idées pourrait être soumise à des rendements décroissants : plus l’on découvre des idées, moins il est facile d’en trouver de nouvelles. C’est précisément cette idée d’épuisement de l’innovation que Tyler Cowen et Robert Gordon mettent en avant dans leurs explications de la grande stagnation. Fernald et Jones estiment toutefois que les rendements décroissants de la production d’idées ne sont pas forcément incompatibles avec la poursuite de la croissante ; cette dernière est assurée si le nombre de chercheurs connaît une croissance exponentielle. Or, l’essor des pays émergents comme la Chine et l’Inde devrait se traduire par une croissance plus rapide du nombre de chercheurs dans le monde, si bien que ces économies vont de plus en plus contribuer à faire repousser la frontière technologique.
En outre, comme l’ont discuté Erik Brynjolfsson et Andrew McAfee (2012), le développement des intelligences artificielles va permettre de remplacer une part croissante de la main-d’œuvre par du capital dans la production de biens et services. Dans les pays avancés, le partage des revenus avait déjà tendance à se déformer en faveur du capital (et réciproquement au détriment du travail) ces dernières décennies ; cette tendance devrait se poursuivre au cours des prochaines avec la substitution des facteurs impulsée par le progrès technique. Puisque cette dynamique favorise l’offre, Fernald et Jones considèrent qu’elle renforcera la croissance à long terme. Ils reconnaissent toutefois que la hausse des inégalités pourrait à l’inverser peser sur les perspectives de long terme.
Références
AGHION, Philippe & Peter HOWITT (1992), « A model of growth through creative destruction », in Econometrica, vol. 60, n° 2, mars.
BRYNJOLFSSON, Erik & Andrew MCAFEE (2012), Race Against the Machine: How the Digital Revolution is Accelerating Innovation, Driving Productivity and Irreversibly Transforming Employment and the Economy.
COWEN, Tyler (2011), The Great Stagnation: How America Ate All The Low-Hanging Fruit of Modern History, Got Sick, and Will (Eventually) Feel Better.
GORDON, Robert J. (2012), « Is U.S. economic growth over? Faltering innovation confronts the six headwinds », NBER working paper, n ° 18315, août.
JONES, Charles I. (2002), « Sources of U.S. economic growth in a world of ideas », in American Economic Review, mars, vol. 92, n° 1.
LUCAS, Robert E. (1988), « On the mechanics of economic development », in Journal of Monetary Economics, vol. 22, n° 1.
ROMER, Paul M. (1990), « Endogenous technological change », in Journal of Political Economy, vol. 98, n° 5.