Les inégalités de revenu s’accroissent dans la plupart des pays. Entre 1990 et 2012, dans les pays avancés, le coefficient de Gini a augmenté en moyenne de 5,25 points de Gini, tandis que le coefficient de Gini du revenu disponible (c’est-à-dire calculé après redistribution) a augmenté en moyenne de 3 points de Gini. La part du revenu captée par les 1 % des ménages les plus aisés tend à s’accroître et représente désormais environ 10 % du revenu total des pays avancés. Cette déformation dans la répartition du revenu s’explique notamment par un creusement des inégalités dans la répartition du revenu du travail que du revenu du capital.
GRAPHIQUE Les variations du coefficient de Gini entre 1990 et 2012 (en points de pourcentage) et son niveau en 2012 dans quelques pays
Les précédentes études du FMI, notamment celle réalisée par Jonathan Ostry, Andrew Berg et Charalambos Tsangarides (2014), ont constaté que les inégalités de revenu (mesurées à travers le coefficient de Gini) tendent à détériorer la croissance et à la rendre moins soutenable. Dans une étude plus récente, Era Dabla-Norris, Kalpana Kochhar, Nujin Suphaphiphat, Frantisek Ricka et Evridiki Tsounta (2015) ont montré que ce ne sont pas seulement les inégalités de revenu, mais plus largement la répartition même du revenu qui importe pour la croissance.
Dabla-Norris et alii confirment tout d’abord l’un des résultats d’Ostry et alii : une hausse du coefficient de Gini est associée à une moindre croissance de la production à moyen terme. Ils constatent en outre que l’accroissement de la part du revenu allant aux pauvres et aux classes moyennes contribue à stimuler la croissance économique, tandis que l’accroissement de la part du revenu rémunérant les 20 % les plus aisés se traduit par une plus faible croissance économique à moyen terme. Si la part du revenu rémunérant les 20 % les plus aisés augmente d’un point de pourcentage, la croissance du PIB diminue de 0,08 point de pourcentage au cours des cinq années suivantes, ce qui suggère que lorsque les plus riches s’enrichissent, il n’y a pas de « ruissellement » (trickle-down) des riches vers les pauvres. Par contre, si la part du revenu allant aux 20 % des plus pauvres augmente d’un point de pourcentage, la croissance économique augmente de 0,38 point de pourcentage. Une relation positive apparaît également entre les parts du revenu disponible et la croissance économique pour les deuxième et troisième quintiles (correspondant aux classes moyennes).
Certes les inégalités peuvent stimuler la croissance, si elles incitent les agents à davantage investir et à fournir plus de travail, mais elles peuvent également la freiner. Par exemple, le creusement des inégalités empêche les plus pauvres de rester en bonne santé et d’accumuler aussi bien du capital physique que du capital humain, ce qui freine la productivité du travail et l’innovation. Dans une optique plus keynésienne, la concentration des revenus peut aussi freiner la croissance en réduisant la demande agrégée, car les plus riches ont une plus faible propension à consommer que les plus pauvres. L’essor des inégalités peut également nuire à la croissance en favorisant les crises financières. Par exemple, une période prolongée d’accroissement des inégalités dans les économies développées accroît le risque d’instabilité financière en incitant les ménages les plus pauvres à s’endetter et en permettant à certains groupes de pression d’appeler à une poursuite de la dérégulation financière. De plus, un accroissement de la part du revenu captée par les plus riches, dans un contexte de libéralisation financière, accroit les déficits extérieurs, or de tels déséquilibres augmentent également le risque de crise financière, donc de retournements brutaux de l’activité. Enfin, de fortes inégalités nuisent à l’investissement et aux relations marchandes en sapant la confiance et à la cohésion sociale, voire en favorisant l’émergence de conflits sociaux.
La littérature a déjà avancé plusieurs facteurs susceptibles d’expliquer les inégalités. Par exemple, en accroissant la demande de travail qualifié et en réduisant la demande de travail peu qualifié, le progrès technique aurait accru la prime de qualification (skill premium), c’est-à-dire l’écart entre les salaires des plus qualifiés et les salaires des moins qualifiés. Dans les pays avancés, la plus grande capacité des entreprises à adopter des technologies économes en main-d’œuvre et à délocaliser leurs unités de production a pu contribuer à accroître la prime de qualification et à exposer les moins qualifiés au chômage et à la modération salariale. La globalisation et la dérégulation financières ont pu accroître le patrimoine financier et les salaires dans le secteur financier, alors même que ce dernier est l’un des secteurs ayant connu la plus forte croissance au cours des dernières décennies. En outre, la plus grande flexibilité des marchés du travail a pu nuire aux travailleurs les moins qualifiés. En l’occurrence, le déclin de la syndicalisation a pu exacerber les inégalités de salaires en réduisant le pouvoir de négociation des travailleurs. Enfin, les systèmes de redistribution dans les pays avancés sont peut-être devenus de moins en moins progressifs au cours des dernières décennies, si bien qu’ils auraient eu de plus en plus de mal à contenir la hausse des inégalités.
A partir d’un échantillon de quasiment 100 pays avancés et en développement sur la période 1980-2012, Dabla-Norris et ses coauteurs réalisent alors une analyse empirique pour déterminer quels facteurs ont été à l’origine du creusement des inégalités à travers le monde. Ces facteurs ne sont pas les mêmes ou n’ont pas la même importance d’un pays à l’autre, mais certains sont communs à l’ensemble des pays. L’ouverture financière et le progrès technique sont associés à un accroissement des inégalités de revenu, puisqu’ils accroissent la prime de qualification et profitent par là de façon disproportionnée aux travailleurs qualifiés. La dérégulation du marché du travail bénéficie aux plus riches, mais réduit le pouvoir de négociation des travailleurs à faible revenu, si bien qu’elle contribue à accroître la part du revenu allant aux 10 % des plus aisés. L’approfondissement financier, le progrès technique et la dérégulation des marchés du travail expliquent l’essentiel de la hausse des inégalités des trois dernières décennies. Dans la mesure où le creusement des inégalités Dabla-Norris et ses coauteurs achèvent leur étude en appelant notamment à accroître la progressivité de l'impôt et à réprimer plus sévèrement les niches fiscales et l’évasion fiscale.
Références