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29 mai 2013 3 29 /05 /mai /2013 17:15

Facundo Alvaredo, Anthony B. Atkinson, Thomas Piketty et Emmanuel Saez (2013) viennent de synthétiser la littérature sur les très hauts revenus. Ils commencent par décrire l’évolution historique de la part détenue par le centile supérieur parmi les économies avancées. Par exemple, aux Etats-Unis, la part du revenu annuel détenue par le 1 % des ménages les plus aisés commence véritablement à diminuer avec la Seconde Guerre mondiale et cette baisse se poursuit jusqu’à la fin des années soixante. Jusqu’au milieu du vingtième siècle, les événements donnèrent ainsi raison à Kuznets : la croissance économique s’était certes traduite dans un premier temps par un élargissement des inégalités, puis par leur résorption. Toutefois, les années soixante-dix marquent une rupture de tendance et la part du revenu détenue par le centile supérieur augmente à nouveau depuis lors. Aux Etats-Unis, elle a plus que doublé en passant de 9 % en 1976 à 20 % en 2011. La Grande Récession n’a pas renversé cette tendance : la part du revenu détenue par les 1 % a certes reculé en 2008 et en 2009, mais elle rebondit en 2010 pour retrouver sa trajectoire d’avant-crise. Les autres ménages aisés ont également vu un accroissement de leur part du revenu annuel, mais cette est bien moindre. Le reste de la population étasunienne n'a par contre que des gains négligeables de revenu réel ces dernières décennies. Par conséquent, la hausse de la part détenue par le décile supérieur s'est récemment traduite par une hausse des inégalités aux Etats-Unis.

GRAPHIQUE 1  Part du revenu du centile supérieur dans les pays anglo-saxons

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source : Alvaredo et alii (2013)

Ces évolutions furent également observées parmi les autres anglo-saxons, quoiqu’à divers degrés : entre 1980 et 2007, la part du revenu du centile supérieur fut multipliée par 2,4 aux Etats-Unis et au Royaume-Uni, tandis qu’elle doubla en Australie et fut multipliée par 1,5 en Australie. Si la part des plus hauts revenus a également augmenté en Europe continentale et au Japon dans la période récente, elle reste encore éloignée des niveaux atteints à la fin des années quarante. Il faut alors expliquer non seulement la remontée des inégalités depuis les années soixante-dix, mais aussi leur baisse dans les précédentes décennies. Puisque ces pays ont connu une évolution technologique et une intégration au commerce mondial relativement similaires, les explications mettant en avant l’une ou l’autre sont insuffisantes. Pour Alvaredo et alii, l’hétérogénéité des cadres institutionnels est la plus à même d’expliquer pourquoi les inégalités ont évolué différemment d’un pays à l’autre. 

GRAPHIQUE 2  Part du revenu du centile supérieur en Europe continentale et au Japon

Alvaredo-3.png

source : Alvaredo et alii (2013)

En l’occurrence, tout au long du vingtième siècle, les taux d’imposition des hauts revenus ont connu une évolution en forme de U inversé dans de nombreux pays. Aux Etats-Unis, les taux d’imposition des plus hauts revenus étaient toujours supérieurs à 60 % de 1932 à 1981. Des taux élevés semblent avoir fortement contribué à la réduction de la part du revenu allant aux plus aisés. De nombreux pays ont récemment diminué ces taux d’imposition. Les baisses varient d’un pays à l’autre. Si, en 2010, le taux d’imposition des plus hauts revenus est inférieur de 10 points de pourcentage à son niveau de 1950 en France, il représente moins de la moitié de son niveau de 1950 aux Etats-Unis. Les taux d’imposition des hauts revenus évoluent dans le sens inverse avec la part du revenu primaire détenue par les plus aisés. Par exemple, aux Etats-Unis, le taux d’imposition des hauts revenus a diminué de 47 points de pourcentage, tandis que la part du revenu avant impôts allant aux plus aisés a augmenté de 10 points de pourcentage ; en Allemagne et en France, les taux d’imposition des hauts revenus et la part allant à ces derniers ont connu de bien moindres variations.

GRAPHIQUE 3  Taux marginaux d’imposition des très hauts revenus

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source : Alvaredo et alii (2013)

Ces évolutions dans la fiscalité ont pu interagir avec un renforcement du pouvoir de négociation des salariés les plus aisés pour accroître leurs gains salariaux. Lorsque les taux marginaux d’imposition des hauts revenus étaient très élevés, les cadres supérieurs ne pouvaient retirer qu’un faible bénéfice des négociations pour obtenir une plus grande rémunération. Mais lorsque ces taux chutèrent, les hauts revenus commencèrent à négocier plus agressivement des hausses salariales, auquel cas la baisse des taux marginaux d’imposition a pu accroître les parts de revenu du centile supérieur, mais au détriment du reste des ménages. Le progrès technique et la globalisation, en accroissant la demande pour le travail qualifié, ont pu contribuer à réorienter le rapport de force en faveur des plus hauts revenus et à multiplier leurs opportunités de gains, alors même que la dérégulation de certains secteurs, en particulier de la finance, bouleversaient les règles sous lesquelles étaient déterminées les rémunérations. 

Dans cette optique, la réduction des taux marginaux d’imposition a pu avoir des effets négatifs sur la croissance économique. En revanche, la théorie de l’offre (supply-side theory) suggère de son côté que cette moindre pression fiscale sur les hauts revenus a pu stimuler la croissance économique en développant l’entrepreneuriat, en incitant les hauts revenus à davantage travailler et investir. Au niveau agrégé, les études empiriques ne font toutefois pas apparaître de corrélation entre la réduction des taux d’imposition des hauts revenus et le taux de croissance du PIB réel par tête. Les économies où les taux marginaux d’imposition ont subi les plus fortes baisses n’ont pas connu une croissance plus rapide que les autres pays. Cette absence de corrélation est cohérente avec la thèse selon laquelle les gains salariaux des hauts revenus proviennent d’une négociation plus agressive et non d’un plus grand effort productif. En outre, les niveaux de rémunération des dirigeants d’un pays donné sont inversement corrélés avec les taux d’imposition des hauts revenus et cette corrélation négative est d’autant plus forte que la gouvernance des entreprises est faible, ce qui suggère que le lien entre la rémunération des dirigeants et les taux d’imposition des hauts revenus s’explique, non pas par la performance des firmes, mais bien par les effets de négociation. 

Les revenus du capital (en l’occurrence les rentes, les dividendes, les intérêts et les plus-values) jouent également un rôle important. Leur déclin explique la chute de la part du revenu détenue par les ménages les plus aisés. Aux Etats-Unis, les revenus du capital représentaient 50 % du revenu du centile supérieur entre 1926 et 1939 ; ils n’en représentent plus que le tiers à la fin du vingtième siècle. Une forte imposition du revenu et de la transmission du patrimoine a contribué à réduire la part du revenu des ménages les plus aisés. Par exemple, le flux annuel d’héritage représentait en France 20 à 25 % du revenu national entre 1820 et 1910, puis il fut divisé par plus de 5 entre 1910 et les années cinquante. Son poids relatif augmente à nouveau depuis lors et sa hausse s’est accélérée ces trois dernières décennies, si bien qu’il retrouve aujourd’hui ses valeurs du début du vingtième siècle. Avec la baisse des taux d’imposition et la faiblesse de la croissance économique, l’héritage redevient un élément crucial dans la dynamique des inégalités. En l'occurrence, le flux annuel d’héritage est plus large que celui de l’épargne ou que celui des revenus du capital. Par conséquent, l’imposition des droits de succession redevient elle-même un puissant outil de redistribution des revenus.

La courbe en U de la France s’observe également en Allemagne et, dans une moindre mesure, au Royaume-Uni et aux Etats-Unis. Ces différences peuvent s’expliquer par l’importance du système de retraite, par les préférences pour la transmission du patrimoine ou encore par les variations dans l’ampleur totale de l’accumulation de richesse. En Europe, le ratio de la fortune privée sur le revenu national a connu une évolution en U beaucoup plus marquée qu’aux Etats-Unis : la fortune privée représentait six fois le revenu national en 1910, puis chuta avec les guerres mondiales pour représenter 2,5 fois le revenu national en 1950. Au cours des six décennies suivantes, le ratio a fortement augmenté pour atteindre cinq fois le revenu national. D’autre part, la concentration de la richesse est beaucoup plus importante aux Etats-Unis, où le centile supérieur possède environ 35 % de la richesse totale, contre 20 % à 25 % en Europe. L’augmentation de la concentration de la richesse aux Etats-Unis depuis les années soixante-dix a été relativement modérée par rapport à l’énorme augmentation de la concentration du revenu américain. 

La distribution jointe des revenus du capital et du travail est également très asymétrique. Autrement dit, les mêmes ménages tendent à être simultanément aux sommets de la distribution des revenus du capital et de la distribution salariale ; inversement, les salariés les moins rémunérés seront également ceux les moins à même d’obtenir des revenus de la propriété. 61 % des ménages inclus dans le centile supérieur de la distribution des revenus du capital sont parmi les 20 % des ménages au sommet de la distribution des revenus du travail ; parallèlement, 80 % des ménages dans le centile supérieur de la distribution salariale sont présents parmi les 20 % des ménages au sommet de la distribution des revenus du capital. Le degré d’association s’est accru entre 1980 et 2000. D’un côté, il est plus facile d’accumuler des richesses à partir des revenus du travail. De l’autre, il est devenu socialement inacceptable de ne vivre que de revenus gagnés en dehors du travail. 

 

Référence

ALVAREDO, Facundo, Anthony B. ATKINSON, Thomas PIKETTY & Emmanuel SAEZ (2013), « The top 1 percent in international and historical perspective », NBER working paper, n° 19075, mai.

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26 avril 2013 5 26 /04 /avril /2013 10:28

Non seulement l’accroissement des inégalités aux Etats-Unis a pu contribuer à l’accumulation des déséquilibres qui ont mené à la crise financière, mais il aggrava également cette dernière et contraint aujourd’hui fortement la reprise de l’activité. Lors d’une conférence tenue en l’honneur d’Hyman Minsky, Sarah Bloom Raskin (2013) en conclut alors qu’il est essentiel d’analyser de telles disparités dans la répartition des revenus et du patrimoine pour comprendre la crise financière et la reprise. Cette question des dynamiques des inégalités n’est en l’occurrence pas étrangère à l’hypothèse d’instabilité financière : Minsky et les auteurs qui prolongèrent sa réflexion, notamment les post-keynésiens James Crotty (1993) et Steve Keen (1995), avaient déjà suggéré que les inégalités dans la répartition étaient susceptibles de fragiliser la stabilité financière et de provoquer un retournement endogène du cycle d’affaires.

Raskin rappelle tout d’abord que le creusement des inégalités de revenu et de patrimoine constitue l’un des changements structurels les plus marquants que l’on ait pu observer aux Etats-Unis et dans de nombreux pays avancés depuis la fin des années soixante-dix. En effet, au cours des trois décennies qui précèdent la Grande Récession, la majorité des ménages américains, en l’occurrence les ménages à revenu faible et intermédiaire, n’ont connu qu’une faible augmentation de leurs revenus réels, tandis que les revenus se concentraient toujours plus fortement au sommet de la distribution. Ces évolutions tiennent essentiellement à la forte concentration des revenus du travail, puisque ces derniers représentent près des trois quarts de l’ensemble des revenus. Les autres sources de revenus, notamment les dividendes et les loyers, se sont eux-mêmes davantage concentrés au cours de la période. Or, les inégalités de revenu peuvent entraver la croissance économique via leurs répercussions sur la consommation : les ménages les plus riches tendent à davantage épargner leurs revenus, ce qui déprime les dépenses de consommation et par là la demande globale. Les inégalités de patrimoine peuvent avoir encore de plus profondes répercussions macroéconomiques, or elles sont encore plus fortes que les inégalités de revenus. D’une part, les familles modestes ont moins de ressources financières pour se prémunir contre les chocs touchant leurs revenus, notamment l’épreuve du chômage. D’autre part, l’essentiel de leur patrimoine est en outre immobilier, ce qui les expose davantage que les ménages aisés aux fluctuations des prix de l’immobilier.

De nombreuses analyses se sont interrogées si les inégalités n’avaient pas été responsables de la crise financière. Parmi les auteurs les plus influents, Raghuram Rajan (2010), puis Michael Kumhof et Romain Ranciere (2011) ont ainsi suggéré que l’accroissement des inégalités a directement contribué au boom du crédit dans les années trente et dans la première moitié des années deux mille. Lors de la dernière décennie, les ménages à revenu bas ou intermédiaire ont en effet emprunté pour maintenir leur niveau de vie et leurs dépenses, si bien que les inégalités de consommation n’ont pas augmenté aussi rapidement que les inégalités de revenu. Les banquiers n’auraient peut-être pas accepté de prêter à des ménages ayant peu de garanties si le la titrisation ne leur avait pas permis de relâcher les critères d’octroi de crédit. Comme dans le schéma minskyen, l’innovation financière a joué un rôle essentiel dans le relèvement de l’offre de crédit, mais un optimisme excessif a également contribué à entretenir le boom immobilier : les emprunteurs et les prêteurs étaient convaincus que les prix immobiliers continueraient leur ascension et cette hausse des prix fut une condition essentielle à la soutenabilité de l’endettement. Puisque les ménages utilisèrent les logements comme collatéraux aux emprunts qu’ils contractaient, la hausse des prix immobiliers leur permit d’emprunter un montant toujours plus important. Jusqu’en 2006, l’accroissement des prix et l’endettement des ménages se sont ainsi alimentés l’un l’autre. Les ménages ont eu le sentiment que leur richesse s’accroissait de manière permanente et ils ont utilisé une partie des prêts hypothécaires pour consommer. 

Selon Raskin, les inégalités ont pu également amplifier l’impact de la crise financière. La chute des prix de l’immobilier observée à partir de 2006 a réduit la richesse des ménages et restreint leur accès au crédit, ce qui les a peu à peu amenés à réduire leurs dépenses. Ce choc de la demande entraîna alors une contraction de la production. Or, les ménages à revenu faible et intermédiaire sont également les principales victimes du retournement du marché du travail. Les jeunes, les moins qualifiés et les minorités sont en effet les plus susceptibles de connaître une réduction de leur salaire ou de leur temps de travail et le chômage. La dégradation du marché du travail a donc accru les difficultés de remboursement des ménages et la multiplication des défauts de paiement aggrava en retour la crise financière. Le resserrement du crédit, le déclin des prix d’actif, la chute de la demande et la hausse du chômage se sont entretenus l’une l’autre, si bien que le choc initial s’est finalement diffusé à l’ensemble des ménages. 

Enfin, Raskin suggère que les inégalités expliquent, du moins en partie, pourquoi l’actuelle reprise aux Etats-Unis s’avère plus lente que les précédentes. Les facteurs qui contribuèrent au boom immobilier et qui aggravèrent la crise une fois celle-ci amorcée tendent aujourd’hui à freiner la reprise de l’activité. Les ménages restreignent leurs dépenses pour reconstituer leur patrimoine et revenir à des niveaux d’endettement plus soutenables. Quatre ans après le début de la reprise, les niveaux de dette restent encore supérieurs aux niveaux observés avant le boom immobilier et de nombreux ménages continuent à se désendetter. En définitive, les répercussions de la chute de la richesse nette et de l’élévation du chômage ont donc des répercussions durables sur le crédit et la demande globale.

Les dynamiques qui contribuèrent au creusement des inégalités, notamment le progrès technique et la globalisation, se poursuivent et elles semblent même s’être accélérées depuis l’éclatement de la crise. Par exemple, si les professions à salaire intermédiaire comptèrent pour les deux tiers des destructions d’emplois lors de la récession, elles ne représentent que le quart des créations d’emplois dans la reprise ; si les professions peu rémunérées représentèrent un cinquième des pertes d’emplois, elles correspondent à plus de la moitié des créations d’emplois lors de la reprise. Ce sont en outre essentiellement des emplois atypiques et à temps partiel qui ont été créés au cours de cette dernière. Pour de nombreux ménages, en particulier ceux qui ont été confrontés au chômage, les revenus vont être durablement inférieurs à ceux perçus avant la crise. Ces évolutions expliquent en partie la faiblesse des gains salariaux ces dernières années. Les hausses de revenus ont été très inégalement réparties depuis le début de la reprise, puisque les ménages les plus aisés en ont capté l’essentiel. Au cours des deux premières années de la reprise, la valeur nette des 7 % des ménages américains les plus aisés s’est notamment accrue de 28 %, alors qu’elle diminuait de 4 % pour le reste de la population [Fry et Taylor, 2013]. Même si les ménages adoptent des comportements financiers plus prudents, les inégalités continuent de se creuser aux Etats-Unis et demeurent pas conséquent une source de vulnérabilité macroéconomique.

 

Références

CROTTY, James R. (1993), « Rethinking marxian investment theory : Keynes-Minsky instability, competitive regime shifts, and coerced investment », in Review of Radical Political Economics, vol. 25, n°1.

FRY, Richard, & Paul TAYLOR (2013), « A rise in wealth for the wealthy; Declines for the lower 93% », Pew Research center, 23 avril.

KEEN, Steeve (1995), « Finance and economic breakdown : Modeling Minsky’s "financial instability hypothesis" », in Journal of Post Keynesian Economics, vol. 17, n°4.

KUMHOF, Michael, & Romain RANCIERE (2011), « Inequality, leverage and crises », FMI, working paper, n° 10/268, novembre.

RAJAN, Raghuram (2010), Fault Lines: How Hidden Fractures Still Threaten the World Economy, Princeton University Press.

RASKIN, Sarah Bloom (2013), « Aspects of inequality in the recent business cycle », allocution lors de la 22ième conférence annuelle Hyman P. Minsky, à New York, 18 avril.

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27 septembre 2012 4 27 /09 /septembre /2012 21:01

Les études s’accordent pour une diminution des inégalités dans les pays avancés jusqu’aux années soixante-dix, puis la tendance s’est retournée et les inégalités semblent de nouveau s’accroître en leur sein. Si le choc pétrolier et les politiques de désinflation compétitive se sont par exemple traduits par d’amples fluctuations dans la répartition de la valeur ajoutée entre travail et capital dans plusieurs pays européens tels que la France, les économies anglo-saxonnes semblent ne pas avoir connu une telle déformation.

A partir de trois sources de données mesurant différemment la part des rémunérations du travail dans le revenu total, Margaret Jacobson et Filippo Occhino (2012b) mettent toutefois en évidence que celle-ci a diminué aux Etats-Unis au cours des trois dernières décennies au profit des revenus du capital. Tout d’abord, selon les données du Bureau of Economic Analysis (BEA), la part du travail dans le PIB a fluctué autour de 67 % des années quatre-vingt jusqu’au début des années deux mille, mais elle décline depuis pour atteindre désormais 63,8 % (cf. courbe marron sur le graphique ci-dessous). Ensuite, selon le Bureau of Labor Statistics (BLS), le ratio du coût du travail sur l’output pour le secteur des entreprises non agricoles a quant à lui fluctué autour de 65 % jusqu’au début des années quatre-vingt, puis décliné jusqu’à atteindre récemment 58,2 % (cf. courbe verte). Enfin, la part du revenu rémunérant le travail est passée de 75 % en 1979 à 67 % en 2007 d’après les données du Congressional Budget Office (CBO). Par conséquence, Jacobson et Occhino affirment, tout d’abord, que la part du revenu du travail a connu une baisse significative, comprise entre 3 et 8 points de pourcentage, lors des trois dernières décennies, mais aussi que cette tendance s’est accélérée au cours des années deux mille.

GRAPHIQUE  La part du revenu rémunérant le travail aux Etats-Unis

labor part

La répartition des revenus s’en est ainsi trouvée profondément affectée. La rémunération du travail constitue en effet la principale source de revenus pour les ménages américains, tandis que les revenus du capital sont fortement concentrés sur les ménages à hauts revenus. Durant les trois dernières décennies, le revenu total s’est donc davantage concentré au sommet de la distribution et les inégalités se sont accrues. Jusqu’aux années soixante-dix, le revenu réel des ménages les plus pauvres tendait à augmenter plus rapidement que le revenu des plus aisés, ce qui se traduisait par une réduction régulière des inégalités, mais la tendance s’inverse dans la décennie suivante et la part du revenu national destinée aux ménages à hauts revenus tend de nouveau à s’élever : à partir de 1980, le revenu moyen réel a en effet augmenté de 0,05 % pour les 20 % des ménages les plus pauvres, alors qu’il augmentait en parallèle de 1,34 % pour les 20 % des ménages les plus aisés et de 1,67 % pour le centile supérieur. Selon les données du bureau du recensement (Census Bureau), l’indice Gini des Etats-Unis est passé de 0,40 en 1967 à 0,48 en 2011 ; selon le CBO, qui utilise quant à lui les données sur l’impôt sur les revenus et une plus large définition du revenu incluant les gains en capital, l’indice Gini est passé de 0,48 en 1979 à 0,59 en 2007.

Le progrès technique, essentiellement économe en main-d’œuvre et biaisé en faveur du travail qualifié, a pu jouer un rôle déterminant dans la déformation du partage de la valeur ajoutée en faveur du capital, mais aussi et peut-être surtout dans l’accroissement des inégalités au sein même de la masse salariale au détriment des travailleurs peu qualifiés. Les nouvelles technologies en information et communication ont pu rendre le capital relativement plus productif que le travail et accroître son rendement relatif. L’ouverture au commerce international et le moindre pouvoir de négociation des travailleurs constituent également des éléments clés pour expliquer le déclin tendanciel de la part du travail.

La question du partage de la valeur ajoutée et plus largement des inégalités de revenus est loin d’être dénuée d’importance pour l’analyse macroéconomique. Plusieurs économistes suggèrent notamment que l’explosion des inégalités a contribué à l’accumulation des déséquilibres financiers qui ont conduit l’économie mondiale en crise en 2008. Selon cette optique, la stabilité macroéconomique ne peut être pleinement assurée tant que l’accroissement des inégalités n’est pas contenu et renversé pour ramener ces derniers vers un niveau plus soutenable. Or pour l’heure, rien ne semble modifier structurellement la dynamique des inégalités.

Jacobson et Occhino ont cherché à déterminer comment évolueront à l’avenir les inégalités si les tendances lourdes qui leur sont sous-jacentes se maintiennent. Pour cela, ils ont utilisé les données du BEA et du BLS afin de distinguer les composantes structurelles et conjoncturelles des dynamiques suivies par les inégalités de revenu. Leur modélisation fait apparaître que le niveau tendanciel de la part du travail a diminué de 1,5 à 2 points de pourcentage entre 1980 et 2000, puis chuté de 2 à 3 points de pourcentage dans la décennie suivante. Elle a donc diminué de 4 à 4,5 points de pourcentage sur l’ensemble de la période. En outre, la part du travail est actuellement de 1 à 1,5 point de pourcentage sous son niveau tendanciel de long terme. Si la reprise se confirme, la part du travail devrait converger vers son niveau tendanciel et une partie de son déclin au cours des cinq dernières années disparaitra, ce qui se traduira par une réduction temporaire des inégalités.

Les inégalités ne sont toutefois pas seulement déterminées par les parts respectives destinées au travail et au capital, mais également par la concentration au sein de chacun d’entre elles. Puisque la concentration des revenus du travail dépend de multiples variables, telles que le progrès technique, la détermination de son évolution future s’avère compliquée. La concentration des revenus du capital est toutefois quant à elle fortement procyclique selon Jacobson et Occhino (2012b) : elle s’accroit durant les périodes d’expansion économique et au contraire diminue lors des ralentissements conjoncturels, ce qui laisse suggérer que la concentration sur les hauts revenus a diminué lors de la Grande Récession et qu’elle s’accentuera à nouveau lors des premières années de l’actuelle reprise si celle-ci se confirme. Au cours des deux derniers cycles d’affaires, cet effet avait dominé la dynamique des inégalités de revenus, ce qui laisse suggérer que l’évolution future des revenus sera essentiellement influencée par l’ampleur de la reprise et par l’accroissement qui en résulte dans la concentration des revenus du capital.

 

Références Martin ANOTA

JACOBSON, Margaret, & Filippo OCCHINO (2012a), « Behind the decline in labor’s share of income », Federal Reserve Bank of Cleveland, Economic Trends, 3 février.

JACOBSON, Margaret, & Filippo OCCHINO (2012b), « Labor’s declining share of income and rising inequality », Federal Reserve Bank of Cleveland, Economic Commentary, 25 septembre.

TAYLOR, Timothy (2012), « Labor’s smaller share », in Conversable Economist, 27 septembre.

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