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5 mars 2013 2 05 /03 /mars /2013 23:53

A long terme, l’évolution de la production par tête et la progression du revenu par habitant dépendent directement de la main-d’œuvre employée, du montant accumulé de capital physique et humain et de la technologie disponible. Pourtant, la présence de travailleurs qualifiés ou l’abondance en ressources naturelles ne suffisent pas pour générer de la croissance. Les institutions pourraient être une cause plus fondamentale de la croissance économique en influençant l’accumulation des facteurs et le progrès technique. Selon Douglass North (1990), « les institutions sont les règles du jeu dans une société ou, plus formellement, elles sont les contraintes humainement conçues qui façonnent l’interaction humaine, que celle-ci soit politique, sociale ou économique ». Les institutions déterminent comment les ressources économiques et le pouvoir politique sont répartis entre les différents individus et groupes composant une société, ce qui a deux implications majeures [Acemoglu et alii, 2005]. D’une part, c’est notamment à travers cette répartition que les institutions économiques exercent une fonction incitative sur les comportements économiques et façonnent la trajectoire même de la croissance économique : elles influencent l’investissement des agents dans l’accumulation du capital physique et humain et dans l’activité d’innovation, mais cette influence peut aussi bien être positive que négative. D’autre part, puisque les institutions déterminent justement la répartition des ressources économiques et du pouvoir politique, la définition du cadre institutionnel est l’objet de lutte entre les différents groupes, chacun d’entre eux cherchant à imposer les institutions qui lui sont les plus favorables. C’est l’issue même de cette lutte qui va alors déterminer si le cadre institutionnel va en définitive influencer positivement ou négativement le potentiel de croissance de l’économie.

Dans leurs multiples travaux, Daron Acemoglu et James Robinson font la distinction entre les institutions inclusives et les institutions extractives ; seules les premières sont favorables à la prospérité du pays, tandis que les secondes étouffent l’activité entrepreneuriale. Les institutions sont dites inclusives lorsqu'elles contraignent le pouvoir pouvoir politique et que le système des droits de propriété profite à une majorité de la population, c’est-à-dire lorsque la majorité des agents peuvent alors s’approprier les fruits de leurs investissements et plus largement espérer obtenir une part des richesses produites dans l’économie. Lorsque l’accès à l’éducation est ouvert à tous et lorsque le système de protection de la propriété intellectuelle est suffisamment élaboré, les entrepreneurs profitent alors de la diffusion des connaissances et se lancent dans l’activité d’innovation, ce qui permet ainsi à l’économie de se rapprocher de la frontière technologique. En revanche, les institutions sont dites extractives lorsque le système des droits de propriété ne bénéficie qu’à une infime fraction de la population. Les sociétés où les institutions extractives prédominent seront susceptibles de connaître une stagnation économique. En effet, l’élite délaissera les activités innovantes pour se vouer à la seule quête de rentes (rent-seeking). Elle cherchera notamment à promouvoir les institutions qui perpétuent les inégalités de richesse et reproduisent le partage actuel du pouvoir. Tant qu’une minorité s’accapare la majorité des fruits de la croissance, le reste de la population ne sera pas non plus incitée à se lancer dans l’entrepreneuriat et l’innovation.

Les différences institutionnelles observées d’un pays à l’autre peuvent alors expliquer pourquoi certains pays expérimentent des taux élevés de croissance, tandis que d’autres connaissent une stagnation économique, voire tombent dans une trappe à pauvreté. L’hétérogénéité institutionnelle expliquerait notamment pourquoi la Révolution industrielle s’est déroulée dans l’Angleterre du dix-neuvième siècle : celle-ci aurait profité de son avance institutionnelle sur les autres pays, notamment en renforçant les droits de propriété. Le système des brevets fut notamment introduit en 1624. Alors qu’elle ne disposait pas de compétences techniques plus élevées, l’Angleterre a su ainsi adapter ses institutions formelles aux besoins changeants de l’économie.

On peut ainsi relier l’avantage comparatif de l’Angleterre dans la production de biens manufacturés avancés à son cadre institutionnel. Nathan Nunn et Daniel Trefler (2013) ont observé comment le cadre institutionnel d'un pays peut façonner ses échanges extérieurs. Dans leur optique, les institutions domestiques peuvent constituer une source d’avantage comparatif dans le commerce international, et ce sans même forcément influencer directement les dotations factorielles ou non. Afin de montrer l’importance des institutions formelles, Nunn et Trefler considèrent la production d’un avion de ligne commercial. Sa production nécessite d’importants efforts d’innovation de la part de toutes les parties impliquées dans la transaction. Puisque ces efforts peuvent difficilement être observés dans un cadre légal et que l’innovation est par définition soumise à l’incertitude, les parties prenantes ne peuvent souscrire qu’à des contrats incomplets. A l’inverse, un produit standardisé tel que le jeans n’exige pas d’intrants spécifiques à sa production et les tâches de fabrication peuvent facilement faire l'objet de contrats. Par conséquent, un pays disposant de bonnes institutions contractuelles et d'un système élaboré de brevets va avoir des coûts relativement faibles dans la production d’avions et des coûts relativement élevés dans la production de jeans. Outre les institutions contractuelles et les droits de propriété, les institutions financières sont également une source d'avantage comparatif. Par exemple, les industries faisant face à des coûts fixes importants doivent avoir accès à des financements extérieurs, or ce financement sera moins coûteux si les investisseurs extérieurs sont protégés contre l’éventuel comportement opportuniste des insiders, notamment des PDG. Enfin, les institutions du marché du travail affectent elles aussi l’avantage comparatif. Celles-ci comprennent les institutions déterminant la capacité d’une entreprise et de ses salariés à se lier par des contrats qui garantissent que ces derniers fournissent un niveau élevé d’efforts ou bien encore les institutions affectant les coûts d’embauche et de licenciement.

La causalité peut aller dans le sens inverse : le commerce international peut rétroagir sur les institutions domestiques en affectant la répartition de la richesse et du pouvoir au sein de l’économie. En l’occurrence, il enrichit certains groupes d’individus qui sont alors susceptibles d’obtenir suffisamment de pouvoir politique pour aiguillonner le changement institutionnel. Nunn et Trefler rappellent l’exemple savamment analysé par la littérature néo-institutionnelle, en l'occurrence le commerce triangulaire en Atlantique du dix-septième au dix-neuvième siècle (cf. notamment Acemoglu et alii, 2005). Ce commerce a enrichi une élite dans les plantations aux Caraïbes qui utilisa alors ses richesses pour évincer les travailleurs du pouvoir politique, de l’éducation et de l’accès aux biens publics. Il enrichit également en Europe une classe de marchands qui utilisèrent leurs richesses pour développer le système de droits de propriété qui se révéla favorable à la croissance économique. Enfin, en Afrique, la pratique de l’esclavage s’est traduite par une détérioration des institutions locales et des droits de propriété. La diversité des réponses institutionnelles au commerce international s’expliquerait par les caractéristiques des « exportations », donc de l’avantage comparatif initial.

Daniel Trefler, dans une étude co-réalisée avec Daniel Puga, avait poursuivi l’analyse en observant les effets du commerce international sur l’économie vénitienne entre 800 et 1350 [Puga et Trefler, 2013]. Au neuvième siècle, Venise devint politiquement indépendante. Son indépendance et sa position géographique privilégiée lui permirent de profiter de l'essor des relations commerciales entre l’Europe occidentale et l'Orient. Le développement, tout d’abord exogène, du commerce à longue distance enrichit un groupe de marchands qui utilisa ses nouvelles ressources pour renforcer les contraintes sur l’exécutif et notamment pour établir un parlement en 1172 qui devint par la suite l’ultime source de légitimité politique. Des innovations émergèrent dans les institutions contractuelles, afin de résoudre les problèmes liés aux rédactions de contrat à l’étranger, et catalysèrent ainsi la mobilisation du capital à grande échelle, ce qui permit un développement, cette fois-ci endogène, du commerce à longue distance. Ce dernier a donc tout d’abord stimulé le changement institutionnel et l’activité économique, mais pour ensuite les décourager. En effet, à partir de la fin du treizième siècle, un groupe de très riches marchands s’évertua à enrayer la concurrence dans le champ politique, en rendant la participation héréditaire, mais aussi dans le champ économique, en érigeant des barrières aux activités les plus lucratives du commerce à longue distance. Cette tentative de capture des rentes a finalement sapé le dynamisme institutionnel de Venise et fragilisé la cité médiévale face aux concurrents.

 

Références Martin ANOTA

ACEMOGLU, Daron, Simon JOHNSON & James ROBINSON (2005), « Institutions as the fundamental cause of long-run growth », in P. Aghion & Durlauf (dir.), Handbook of Economic Growth, Elsevier. Quelques extraits traduits ici.

NORTH, Douglas C. (1990), Institutions, Institutional Change and Economic Performance, Cambridge University Press.

NUNN, Nathan, & Daniel TREFLER (2013), « Domestic institutions as a source of comparative advantage », NBER working paper, n° 18851, février.

PUGA, Diego, & Daniel TREFLER (2012), « International trade and institutional change: Medieval Venice's response to globalization », CEPR discussion paper, n° 9076, août.

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2 mars 2013 6 02 /03 /mars /2013 20:14

borza - 10

La littérature orthodoxe a depuis toujours minimisé l’importance des facteurs financiers dans les fluctuations conjoncturelles. Au mieux, lorsqu’elle les intègre à son analyse, ceux-ci ne font qu’amplifier le cycle économique. Un tel délaissement n’est pas sans conséquences lorsqu’il s’agit de déterminer la trajectoire de la production potentielle, en particulier lorsque l’écart de production (output gap) conditionne la réaction des autorités publiques. Qu’importe la méthodologie ou les hypothèses suivies par leurs auteurs, les études conçoivent généralement la production potentielle comme le niveau de production qui s’avère compatible avec la stabilité des prix : si l’économie opère au-dessus de son potentiel, elle est susceptible de connaître des tensions inflationnistes ; inversement, si la production évolue sous son niveau potentiel, l’économie subit des pressions déflationnistes et s’éloigne du plein emploi. L’hypothèse sous-jacente, celle de la « divine coïncidence », suggère que la stabilité des prix est le facteur le plus propice (voire même, pour certains, la condition suffisante) à la stabilité financière et à la soutenabilité de la croissance.

Or, il est tout à fait possible que la production suive une trajectoire insoutenable alors même que la stabilité des prix est assurée [Borio et alii, 2013]. Premièrement, en effet, les booms financiers sont susceptibles de coïncider avec les chocs positifs sur l’offre. Ces derniers exercent une pression à la baisse sur les prix tout en stimulant la hausse des prix d’actifs. Celle-ci réduit les contraintes de financement des agents et stimule le crédit, ce qui amplifie le cycle financier. Deuxièmement, les expansions économiques peuvent affaiblir les contraintes pesant sur l’offre. L’offre de travail tend en effet à s’accroître en de telles périodes, que ce soit à travers la hausse du taux d’activité ou bien par l’intensification de l’immigration. L’immigration avait par exemple été particulièrement forte en Espagne et en Irlande lorsque leurs économies accumulaient les déséquilibres macroéconomiques avant l’éclatement de la crise ; les immigrés étaient affectés en l’occurrence dans le secteur immobilier, celui-là même qui était moteur dans l’expansion économique. Cette dernière s’accompagne en outre d’une plus grande accumulation de capital et les capacités supplémentaires qui en résultent participent également à affaiblir les contraintes pesant sur l’offre. Troisièmement, les booms financiers, en rendant les actifs domestiques plus attrayants aux yeux des épargnants étrangers et en stimulant ainsi les entrées de capitaux, sont souvent synchrones à une appréciation du taux de change, or celle-ci exerce elle également une pression à la baisse sur les prix domestiques.

Les économistes de la Banque des règlements internationaux, notamment Claudio Borio, se sont activement inspirés des travaux de Hyman Minsky sur le paradoxe de la tranquillité pour montrer que le cycle financier amplifie puissamment le cycle conjoncturel. Lors des booms, les dynamiques réelles et financières peuvent dissimuler l’accumulation de déséquilibres et insuffler un faux sentiment de sécurité. Le crédit, les prix d’actifs et l’activité réelle tendent à évoluer de concert. Le crédit alimente l’expansion économique et par là la hausse prix d’actifs ; cette dernière justifie en retour un surcroît d’endettement, en particulier lorsque les actifs sont utilisés comme collatéraux. La stabilité des prix peut elle-même contribuer à l’accumulation des déséquilibres macrofinanciers en incitant les agents à prendre davantage de risques. L’absence d’inflation participe en effet elle aussi à la réduction des primes de risque. Tout comme ils amplifiaient le cycle lors de l’expansion, les facteurs financiers exacerbent le ralentissement de l’activité et la détérioration des conditions financières peut durablement retarder la reprise économique, en particulier lorsque le pic du cycle conjoncturel coïncide avec le pic du cycle financier : les récessions sont les plus sévères lorsqu’elles surviennent après une période de croissance rapide du crédit. Les pertes en termes de production potentielle peuvent en de telles occurrences être particulièrement larges.

GRAPHIQUE  Ecarts de production aux Etats-Unis (en % de la production potentielle)

OutputGapBorio.jpg

Note : à un instant donné, les estimations en temps réel sont uniquement basées sur les données qui sont alors disponibles. Les estimations ex post se basent sur l’ensemble de données.

Source : Borio et alii (2013)

L’expérience historique démontre ainsi que la conception de la production potentielle « neutre à l’inflation » est une approche trop restrictive. Surtout, il est indéniable que les dynamiques financières façonnent plus ou moins directement la composante conjoncturelle de la production. Ignorer les facteurs financiers conduirait à se priver d’une information pertinente pour déterminer l’évolution structurelle de la production. Par conséquent, Claudio Borio, Piti Disyatat et Mikael Juselius (2013) préconisent de prendre explicitement en compte le cycle financier pour déterminer la trajectoire du PIB potentiel. Les comportements du crédit et des prix immobiliers permettent aux auteurs d’expliquer une part substantielle des fluctuations conjoncturelles de la production (cf. graphique). Par rapport aux estimations traditionnelles de la production potentielle, notamment celles du FMI ou de l’OCDE, les estimations « neutres à la finance » réalisées par Borio et alii s’avèrent plus précises et sont plus robustes en temps réel. Les approches traditionnelles considéraient avant la crise que l’économie américaine fonctionnait sous son potentiel et n’ont reconnu l’inverse qu’ex post, après l’éclatement de la crise. L’analyse des auteurs suggère que la prise en compte explicite du cycle financier aurait permis de faire apparaître au cours même du boom immobilier, en temps réel, que la production évoluait bien au-dessus de son potentiel.

Par conséquent, les estimations de la production potentielle « neutres à la finance » s’avèrent plus utiles pour les autorités publiques. Ces dernières peuvent alors en effet évaluer plus précisément les soldes budgétaires ajustés aux variations conjoncturelles et par là déterminer plus finement l’évolution de leurs finances publiques. Surtout, elles profitent d’une meilleure information pour déterminer les écarts de production et mettre en œuvre la politique anticyclique adéquate. Les banques centrales ont en l’occurrence de meilleurs repères pour orienter leur politique monétaire. Cette redéfinition du concept de la production potentielle donne un argument pour que les autorités monétaires adoptent un objectif explicite de stabilité financière et réagissent à la formation de bulles spéculatives.

 

Références Martin ANOTA

BORIO, Claudio, Piti DISYATAT & Mikael JUSELIUS (2013), « Rethinking potential output: Embedding information about the financial cycle », Banque des règlements internationaux, working paper, n° 404, février.

KLEIN, Matthew C. (2013), « Central banking: Doomed to fail? », in Free Exchange (blog), 1er mars.

MINSKY, Hyman P. (1986), Stabilizing an Unstable Economy.

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29 janvier 2013 2 29 /01 /janvier /2013 20:28

La crise des années trente a été un événement d’une rare violence. Entre 1929 et 1933, la masse monétaire diminue de 26 %, le niveau des prix de 25 % et la production de 27 %. Sur la même période, des milliers des banques font faillite en plusieurs vagues. Après plusieurs décennies, les économistes ne s’accordent toujours pas sur les mécanismes exacts qui ont généré ces dynamiques dépressives. L’interprétation monétariste domine aujourd’hui dans les débats universitaires et ce sont Milton Friedman et Anna Schwartz (1963) qui en ont donné la formulation la plus célèbre.

Les deux économistes se sont appuyés sur l’équation quantitativiste pour affirmer que la contraction monétaire fut relativement exogène au déclin de la production : la diminution de la quantité de monnaie et la décélération de la vitesse de circulation, impulsée par la ruée sur les billets, auraient entraîné l’effondrement de la valeur de la production. En raison du multiplicateur monétaire, les banques réagissent à une baisse des dépôts en réduisant plus que proportionnellement leurs prêts pour maintenir leur liquidité. Par conséquent, avec l’aggravation de la crise bancaire, la baisse des dépôts et la nécessité d’accroître les réserves se seraient mutuellement renforcées pour conduire à un assèchement du crédit. Confrontées à des difficultés croissantes de financement, les entreprises ont diminué leurs dépenses, licencié leur personnel, voire fait faillite. La chute subséquente de l’investissement, de la consommation et de la production aurait alors rétroagi sur les turbulences bancaires.

Dans le schéma monétariste, la dépression trouve donc sa source dans les crises bancaires. Celles-ci apparaissent comme largement exogènes : elles expliquent la sévérité de la crise sans avoir elles-mêmes été produites par une quelconque évolution économique dans la période antérieure. Friedman et Schartz ont donc cherché à identifier, dans le chapitre 7 de leur ouvrage A Monetary History of the United States, les différents mouvements de la masse monétaire qui apparaissent inhabituels au regard des conditions économiques de la période courante, mouvements qu’ils qualifient de « chocs monétaires ». Ils concluent leur étude en accusant la Fed d’avoir été responsable, ne serait-ce que par son inaction, des divers enchainements qui ont conduit à transformer la récession en véritable dépression. La banque centrale aurait en effet insuffisamment alimenté en liquidité le système bancaire pour stopper la chute des dépôts ; elle ne se contente, par exemple, de réaliser des opérations d’open market qu’au début de la crise, fin 1929, et brièvement durant l’été 1932. Or, privées de liquidité interbancaire, les banques se révèlent incapables de maintenir leur activité de prêt, ce qui amplifie le ralentissement de l’activité.

                  GRAPHIQUE Evolution du taux d'intérêt du papier commercial (1925-1933)  

commercialrate                                                                                                        source : Romer et Romer (2013b)

Cette interprétation souffre de plusieurs limites. D’une part, Friedman et Schwartz ne parviennent pas à prouver que les chocs monétaires sont à l’origine de la Grande Dépression. Parmi les chocs qu’ils identifient, ceux repérés au début de la crise sont les plus tenus. D’autre part, leur livre ne parvient pas à décrire le mécanisme par lequel les chocs monétaires ont pu affecter l’économie. Plusieurs économistes ont supposé que Friedman et Schwartz avaient à l’esprit un canal du taux d’intérêt classique : la contraction de la masse monétaire aurait entraîné une hausse des taux d’intérêt réels et nominaux. Or, les taux d’intérêt nominaux furent clairement à la baisse lors de la Grande Dépression (cf. graphique). Les taux chutèrent suite au krach sur le marché boursier en octobre 1929. Ils diminuèrent à nouveau lors des vagues de panique d’octobre 1930 et de mars 1931. Ils s’élèvent certes brièvement fin 1931 (la Fed cherchant alors à combattre la spéculation contre le dollar), mais ils diminuent ensuite continuellement jusqu’à février 1933. Cette baisse des taux d’intérêt pourrait s’expliquer par le fait que la demande de monnaie ait diminué encore plus rapidement que l’offre de monnaie, or Friedman et Schwartz ne prennent pas en compte cette éventualité. En revanche, pour expliquer le comportement des taux d’intérêt lors des années trente, Peter Temin (1976) adopte une optique plus keynésienne et suggère que la Grande Dépression trouve sa source dans les larges chocs négatifs affectant la demande agrégée. La baisse des prix et de l’activité aurait selon lui entraîné une baisse de la demande de monnaie et par là une contraction de la masse monétaire.

Une façon de réconcilier l’interprétation de Friedman et Schwartz avec le comportement des taux nominaux demande d’introduire la déflation et les anticipations dans l’analyse : si la déflation était à l’époque majoritairement anticipée, alors les taux d’intérêt réels étaient élevés, si bien que le niveau élevé des coûts d’emprunt réels aurait déprimé la dépense et la production. Christina et David Romer (2013b) affirment que l’explication monétariste, pour être validée, nécessite la présence de telles anticipations, mais elle exige aussi que celles-ci furent le produit de la contraction monétaire. Ils ont alors cherché à fournir le mécanisme de transmission qui manque dans l’explication monétariste de la Grande Dépression. Ils ont analysé en détails les numéros de la revue d'affaires Business Week pour voir s’il existait un lien entre les chocs monétaires et les anticipations de déflations dans les années centrales de la crise, en l’occurrence 1930 et 1931. Ils constatent que les observateurs professionnels ont effectivement anticipé une déflation, et ce en invoquant l’action (ou plus exactement de l’inaction) de la Fed et la contraction monétaire. Les époux Romer en concluent que les chocs monétaires qui se sont produits au cours de la Dépression ont pu affecter la production et l’emploi en entraînant une hausse des taux d’intérêts réels.

Ces résultats ont plusieurs implications pour la conduite de la politique monétaire. Lorsque les taux d’intérêt nominaux sont à leur bordure inférieure zéro (zero lower bound), une politique monétaire expansionniste peut accroître la production en élevant notamment les anticipations d’inflation et en diminuant ainsi les taux d’intérêt réels. L’analyse des numéros de Business Week suggère aux époux Romer que l’expansion monétaire est effectivement capable de générer de telles anticipations. Lors de la Grande Dépression, les autorités monétaires en firent trop peu parce qu’elles étaient convaincues que leur action serait inefficace. Christina et David Romer (2013a) estiment dans une autre étude que les banques centrales tendent encore aujourd’hui à sous-estimer les bénéfices de leur action et à en surestimer les coûts, ce qui aurait notamment bridé leur réponse face à la Grande Récession. Ainsi, Christina Romer a régulièrement appelé la Fed à adopter des mesures plus agressives et à cibler le PIB nominal (NGDP targeting) afin de stimuler la reprise américaine. Selon elle, la proximité des taux nominaux de leur limite inférieure zéro ne doit pas empêcher la banque centrale d’influencer les anticipations, notamment à travers la pratique du forward guidance

 

Références Martin ANOTA

FRIEDMAN, Milton, & Anna Jacobson SCHWARTZ (1963), A Monetary History of the United States, 1867–1960, Princeton University Press for NBER.

HAUTCOEUR, Pierre-Cyrille (2009), La Crise de 1929, La Découverte, Repères.

ROMER, Christina D., & David H. ROMER (2013a), « The most dangerous idea in Federal Reserve history: Monetary policy doesn’t matter », janvier.

ROMER, Christina D., & David H. ROMER (2013b), « The Missing Transmission Mechanism in the Monetary Explanation of the Great Depression », NBER working paper, n° 18746, janvier.

TEMIN, Peter (1976), Did Monetary Forces Cause the Great Depression?, Norton.

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