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7 avril 2013 7 07 /04 /avril /2013 14:58

L’investissement n’importe pas pour sa seule influence sur l’accumulation du capital et, par là, sur les capacités de production. Comme l’expose Keynes dans sa Théorie générale, il constitue également une composante essentielle de la demande agrégée et contribue directement à l’émergence des cycles d’affaires. L’explication keynésienne du cycle par l’investissement est toutefois incomplète, car elle suppose implicitement que les entreprises obtiendront un financement pour leurs dépenses. Or, même si un projet d’investissement est rentable, l’entrepreneur peut tout simplement ne pas avoir suffisamment de ressources financières pour le mettre en œuvre. Hyman Minsky s’est alors évertué à compléter la théorie keynésienne de l’investissement en développant une théorie financière de l’investissement. 

Lorsque Minsky écrit dans les années soixante et soixante-dix, la théorie dominante supposait une neutralité de la structure financière des entreprises aux variables réelles de l’économie: celles-ci seraient fondamentalement déterminées par la technologie et les préférences des agents. Pour Minsky au contraire, les variables financières, aux côtés de l’incertitude, sont de puissants déterminants dans l’accumulation du capital. Minsky met particulièrement l’accent sur le levier d’endettement utilisé par l’entreprise et la robustesse de son bilan. Les entreprises investissent pour maximiser leurs flux de trésorerie ; les profits engendrés par l’investissement rétroagissent sur la structure financière. Lorsque la firme a jugé qu’un projet d’investissement était viable, elle doit trouver le financement nécessaire pour le mettre en œuvre. Si les profits sont insuffisants, elle devra se tourner vers les fonds externes. Or, la disponibilité et le coût du financement externe pour une entreprise dépendent de sa structure financière passée, c’est-à-dire des charges financières qui apparaissent dans son bilan suite à ses dépenses passées d’investissement. Le prêteur fait face à un risque en accordant un crédit. Il modulera les taux d’intérêt, l’échéance du prêt et les exigences en termes de garanties selon sa perception du risque. Le coût du financement externe excède le coût d’opportunité des flux de trésorerie d’un montant qui dépend à la fois de la robustesse du bilan et des conditions prévalant sur les marchés du crédit. Or, comme ces facteurs financiers varient au cours du temps, l’investissement au niveau agrégé va lui-même être sujet à des fluctuations. 

Chez Minsky, les interactions entre l’investissement et la finance sont à l’origine de l’instabilité financière et génèrent par là les cycles d’affaires. Une expansion de l’investissement au niveau agrégé élève les profits, ce qui permet aux entreprises d’obtenir les flux de trésorerie nécessaires pour assurer le service de la dette en cours et pour financer leurs dépenses futures d’investissement. La croissance des cash flows génère des ressources immédiatement disponibles pour l’autofinancement et facilite également l’accès au crédit. En effet, les banques, convaincues que les emprunteurs sont capables de supporter un surcroît d’endettement, abaissent leurs taux d’intérêt, allongent la maturité des prêts et réduisent leurs exigences en termes de garanties. Une période prolongée de croissance économique incite les agents à sous-estimer les risques et à recourir excessivement au financement externe. Les entreprises sont alors incitées à s’endetter et les banques à accorder davantage de prêts. Le plus grand usage du levier d’endettement qui résulte du boom d’investissement vient nourrir en retour ce dernier tout en fragilisant la structure financière des entreprises et par conséquent l’économie dans son ensemble : c’est le paradoxe de la tranquillité. Le boom subsiste tant que les anticipations de rendement sont vérifiées pour valider la dette contractée par l’investissement passé. Un tarissement des flux de profit va non seulement freiner l’investissement, mais aussi contraindre le service de la dette en cours. Les entreprises, pour faire face à leurs engagements de paiement, vendent alors leurs actifs en catastrophe, ce qui entraîne la chute des prix et complique leur désendettement. Face à la multiplication des défauts, les prêteurs durcissent les conditions de financement, ce qui amplifie la contraction de l’investissement et de l’activité.

Depuis la fin des années soixante-dix, les nouveaux keynésiens ont formalisé les intuitions de Minsky. Ils ont introduit les asymétries d’information pour mettre en évidence les contraintes de financement auxquelles les entreprises font face dans les décisions d’investissement. L’information est asymétrique sur les marchés du crédit car les entreprises ont une meilleure idée de la qualité de leurs projets d’investissement et donc de leur probabilité de remboursement que les banques [Stiglitz et Weiss, 1981]. Puisqu’elles ne peuvent pleinement juger des projets d’investissement, les banques réclament une prime de financement externe pour se prémunir contre le risque de défaut des emprunteurs. Cette hausse des taux d’intérêt accroît le poids de l’endettement, or seules les entreprises les plus risquées seront enclines à accepter de telles conditions de financement. Pour éviter de sélectionner les mauvais clients, les banques peuvent alors réduire leur volume de prêts. En définitive, les entreprises qui disposaient initialement de projets d’investissement viables peuvent être incapables de les mettre en œuvre en raison de conditions de crédit excessivement dures ou du rationnement du crédit. Les contraintes de financement générées par les problèmes d’antisélection et d’aléa moral amènent les entreprises à privilégier l’autofinancement. Elles sont en l’occurrence particulièrement fortes sur les PME, puisque celles-ci ne disposent pas d’accès aux marchés des capitaux. En présence d’une prime de financement externe, les flux de trésorerie générés par l’entreprise ont en outre un faible coût d’opportunité. La croissance des cash flows réduit alors la nécessité d’emprunter ou de lever des fonds propres, réduit le coût marginal du financement et stimule les dépenses d’investissement des entreprises. De nombreux travaux, à la suite de l’article réalisé par Fazzari, Hubbard et Petersen (1988) en prolongement aux travaux de Minsky, ont ainsi cherché à évaluer la sensibilité de l’investissement aux flux de trésorerie. 

La nouvelle économie keynésienne souligne l’importance du canal du crédit pour les dynamiques de l’investissement et de la production. Les dépenses d’investissement dépendent de l’accès au crédit, or la politique monétaire façonne directement ce dernier. Par exemple, un resserrement de la politique monétaire ne se traduit pas seulement par une hausse des taux d’intérêt et du coût du capital ; il entraîne également une réduction de l’offre du crédit bancaire et exacerbe les contraintes pesant sur le financement de l’investissement. Les analyses construites autour de l’accélérateur financier ont en outre mis à jour l’existence d’un canal du bilan. Comme dans le modèle minskyen, la prime que les firmes doivent payer pour obtenir un financement externe dépend de leur bilan. Une hausse de l’endettement des entreprises ou un déclin de leur valeur nette réduisent la valeur de leurs collatéraux et entraînent une hausse de la prime de financement externe, si bien que les dépenses d’investissement et la capacité de production se contractent. Si un ralentissement de l’activité est à l’origine du déclin de la valeur nette des entreprises, la récession s’aggrave. Les imperfections financières amplifient ainsi les chocs en les diffusant à l’ensemble de l’économie. Avec le concept d’accélérateur financier, les plus récentes analyses orthodoxes sont donc amenées à souligner l’importance des facteurs financiers dans les fluctuations conjoncturelles. Toutefois, ceux-ci apparaissent dans ce corpus théorique comme de simples mécanismes de propagation des chocs. Les analyses des nouveaux keynésiens contribuent ainsi à expliquer pourquoi les fluctuations de l’investissement et de la production peuvent être particulièrement amples, mais elles échouent à mettre à jour la source même de cette volatilité. 

Mary Amiti et David Weinstein (2013) ont examiné l’impact des chocs touchant l’offre de crédit sur les taux d’investissement au niveau agrégé afin de saisir l’importance de ces chocs dans les fluctuations du PIB. Les auteurs observent les dynamiques du crédit au Japon entre 1990 et 2010. Le degré élevé de concentration parmi les institutions financières signifie que les banques individuelles sont relativement larges par rapport à la taille de l’économie. L’observation de l’activité de prêt au Japon suggère que les chocs d’offre de crédit sont un déterminant majeur de l’investissement des entreprises dépendantes du crédit, notamment des firmes cotées, c’est-à-dire qui disposent d’un accès au financement de marché. Les chocs touchant spécifiquement les institutions financières de grande taille peuvent profondément affecter le prêt et l’investissement. En effet, l’étude suggère que 40 % des fluctuations de ces variables s’expliquent par ces chocs « granulaires ». Les destins propres aux institutions financières de grande taille apparaissent en définitive comme un important déterminant de l’investissement et de l’activité économique réelle. 

 

Références

AMITI, Mary, & David E. WEINSTEIN (2013), « How much do bank shocks affect investment? Evidence from matched bank-firm loan data », NBER working paper, n° 18890, mars.

FAZZARI, Steven M. (1999), « Minsky and the mainstream: Has recent research rediscovered financial keynesianism? », Jerome Levy Economics Institute of Bard College, working paper, n° 278, août.

FAZZARI, Steven M., R. Glenn HUBBARD & Bruce C. PETERSEN (1988), « Financing constraints and corporate investment », in Brookings Papers on Economic Activity, vol. 1988, n° 1.

MINSKY, Hyman P. (1975), John Maynard Keynes, Columbia University Press.

MINSKY, Hyman P. (1986), Stabilizing an Unstable Economy, Yale University Press.

STIGLITZ, Joseph E., & Andrew WEISS (1981), « Credit rationing in markets with imperfect information », in American Economic Review, vol. 71.

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24 février 2013 7 24 /02 /février /2013 20:46

La Grande Récession a stimulé la recherche sur les crises financières. Une frange de la littérature estime que les entrées de capitaux fragilisent fortement la stabilité financière. A partir d’un échantillon de pays entre 1960 et 2007, Carmen Reinhart et Vincent Reinhart (2008) notent par exemple que les afflux massifs de capitaux accroissent la probabilité d'une crise bancaire. Ces « mannes » (bonanzas) de capitaux sont susceptibles d’alimenter des bulles sur les marchés d’actifs et de se solder par leur arrêt brutal (sudden stop). Lorsque ce dernier survient, l’économie voit son compte courant s’améliorer rapidement avec l’effondrement des dépenses domestiques et la brutale dépréciation du taux de change. Ce réajustement sera d’autant plus douloureux que l’économie a accumulé un large montant de dettes libellées en devise étrangère, la dépréciation accroissant sensiblement le poids de ce dernier tout en dévalorisant les actifs domestiques. D’autres analyses, mettant cette fois-ci l'accent sur les facteurs internes aux économies, considèrent que le crédit constitue la principale source d’instabilité financière. Par exemple, Oscar Jordà, Moritz Schularick et Alan Taylor (2011) ont observé la période s’étalonnant entre 1870 et 2008 pour un échantillon constitué de 14 pays développés. Leur analyse suggère qu’à long terme, une croissance du crédit anormalement soutenue s’avère le meilleur prédicteur de crises bancaires (ce qui amènera notamment Taylor [2012] à affirmer que le rôle des mouvements de capitaux dans l’instabilité financière est bien souvent surestimé). Ils concèdent toutefois que les déséquilibres extérieurs ont peut-être joué un rôle plus significatif avant la Seconde Guerre mondiale. De leur côté, Bordo, Meissner et Stuckler (2010) suggèrent que les entrées de capitaux furent un déterminant robuste des crises financières entre 1880 et 1913, mais ils n’évaluent toutefois pas le rôle joué par les expansions du crédit lors de cette période.

Dans une récente contribution, Christopher Meissner (2013) analyse plus finement les liens entre les flux de capitaux, le crédit et l’instabilité financière sur la période s’étalant entre 1880 et 1913, soit l’apogée de l’étalon-or. Durant cette période, l’économie mondiale a connu une première vague de globalisation, avec l’intégration poussée des marchés des biens et des marchés des capitaux. Une véritable infrastructure financière s’est développée au niveau mondial avec comme principaux centres Londres, Paris et Berlin. La finance de marché joua un rôle important dans le financement des projets aussi bien dans les économies avancées que dans celles en développement. La Grande-Bretagne fut le principal exportateur de capitaux ; la France, l’Allemagne, la Belgique et les Pays-Bas en fournirent de plus faibles montants. Les capitaux étrangers ont permis aux pays destinataires d’accumuler plus rapidement un stock de capital et de développer leurs propres exportations. Les Etats purent également financer les déficits budgétaires provoqués par les guerres, les turbulences macroéconomiques ou plus simplement la mauvaise gestion des finances publiques. Les analyses empiriques tendent à confirmer que les afflux de capitaux ont permis une hausse des taux d’investissement et par là des taux de croissance économique, si bien que les capitaux étrangers semblent effectivement importants pour amorcer et accélérer le développement économique.

Cette période est cependant également marquée par une forte instabilité financière. Si la Grande-Bretagne connut une relative stabilité macroéconomique et financière, le système monétaire international du dix-neuvième siècle se révéla désastreux pour les petites économies qui ne pouvaient compter sur l’intervention d’un prêteur en dernier ressort. L’étalon-or se traduisit par une plus forte volatilité macroéconomique en leur sein et favorisa la transmission des crises financières. L’effondrement financier au début des années 1890 suivit un pic dans les afflux de capitaux entre 1887 et 1889. La crise mondiale de 1907 qui émana des Etats-Unis et qui affecta pratiquement tous les principaux centres financiers et divers pays de la périphérie suivit une forte contraction du crédit entre 1904 et 1906. Outre ces deux crises financières de dimension mondiale, d’innombrables crises locales de natures très diverses ont émaillé l’apogée de l’étalon-or. Les créanciers et déposants ont subi d’importantes pertes avec les crises bancaires, mais celles-ci eurent aussi de plus larges répercussions tant à court qu’à long termes. L’instabilité du taux de change perturba les systèmes monétaires locaux en affectant les flux du commerce et des capitaux. Des épisodes de difficultés budgétaires, bien souvent liés aux problèmes de change et aux turbulences financières, ont conduit à des défauts de dette.

Meissner fait apparaître qu’une plus grande importation de capitaux est associée à une plus forte volatilité de la consommation, de la production et des taux de croissance. Cette plus forte volatilité s’expliquerait par une plus une grande fréquence des crises dans les pays importateurs de capitaux. Meissner observe ensuite quels ont été les coûts en termes de production des diverses crises qui survinrent entre 1880 et 1913. Il constate que la croissance de la production semble ralentir avant l’éclatement d’une crise et l’écart de production (output gap) atteint quasiment 4 points de pourcentage lors de cette dernière. L’économie reste bien plus éloignée de son potentiel suite à une crise de devise plutôt que suite à une crise bancaire. Les crises de la dette semblent davantage être l’aboutissement d’un ralentissement de l’activité plutôt que sa cause première ; elles tendent en outre à précéder les crises de change et les crises bancaires.

L'auteur s’interroge alors sur les causes de ces crises. Son analyse fait apparaître que ni les entrées de capitaux, ni l’expansion du crédit ne suffisent pour expliquer les épisodes d’instabilité financière sous l’étalon-or. Les causes des crises financières furent variées et se combinèrent avec les autres chocs. Les interactions entre les asymétries informationnelles, la situation budgétaire, le régime de taux de change et les événements internationaux contribuent tous à expliquer les crises. En l’occurrence, les problèmes d’antisélection et d’aléa moral étaient particulièrement aigus avant 1913 : les investisseurs financiers basés à Londres, en France ou en Allemagne surestimaient fréquemment la capacité et la volonté des emprunteurs, aussi bien privés que publics, à rembourser leur dette. Entre 1880 et 1913, l’Argentine, le Brésil, l’Egypte, le Portugal et la Turquie se sont révélés à plusieurs reprises incapables d’assurer le service de leur dette publique. En Argentine, par exemple, la volonté des autorités publiques de développer l’intérieur des terres entraîna une hausse des prix des terrains et un gonflement insoutenable du déficit public. Cette débâcle budgétaire s’est traduite par un soudain arrêt dans les entrées de capitaux, une crise de devise et un défaut de dette. La prise de risque excessive de la banque Baring en Argentine l’a amené au bord de la faillite et l’ensemble du système financier fut déstabilisé, avec de multiples répercussions sur les économies nationales.

Meissner en conclut que les modèles d’instabilité financière de troisième génération qui furent développés suite à la crise asiatique de 1997 constituent un cadre théorique des plus pertinents pour appréhender les diverses crises qui se sont déroulées à la fin du dix-neuvième siècle. Les anticipations des agents, les frictions sur les marchés des capitaux et les mouvements de capitaux y interagissent pour générer faillites bancaires, dépréciations de devise et défauts de dette. Typiquement, dans ces modèles, les afflux de capitaux bancaires ou les investissements massifs de portefeuille fragilisent l’économie domestique en créant des tensions bancaires. Qu’ils prennent la forme d’un désajustement des échéances dans les bilans bancaires ou bien de chocs affectant la valeur des collatéraux, ces déséquilibres sont susceptibles de provoquer un basculement de l’opinion sur les marchés des change. Dans cette modélisation, les agents savent qu’une éventuelle dépréciation du taux de change va fragiliser la solvabilité, en particulier si la dette est libellée en devise étrangère, et que les exportations ne peuvent réagir rapidement. La crise survient lorsque les anticipations de marchés changent. Si ces derniers anticipent une dépréciation de la devise, leurs anticipations seront autoréalisatrices. Les capitaux sont alors susceptibles de refluer et de ramener brutalement le compte courant en position excédentaire, ce qui valide ex post les anticipations initiales des agents. Dans la mesure où la distribution de crédit dans les petites économies domestiques dépend des afflux de capitaux, la conception de l’instabilité financière reposant sur le crédit n’apparaît ici pas contradictoire avec la conception basée sur les entrées de capitaux. Sans afflux de capitaux, ni levier d’endettement, les crises de troisième génération sont impossibles.

 

Références Martin ANOTA

BORDO, Michael D., Christopher M. MEISSNER & David STUCKLER (2010), « Foreign capital and economic growth: A long-run comparative perspective », in Journal of International Money and Finance, 29, nº 4.

JORDA, Oscar, Moritz SCHULARICK & Alan M. TAYLOR, (2011), « Financial crises, credit booms and external imbalances: 140 Years of Lessons », in IMF Economic Review, vol. 59, n° 2.

MEISSNER, Christopher M. (2013), « Capital flows, credit booms, and financial crises in the classical gold standard era », NBER working paper, n° 18814, février.

REINHART, Carmen, & Vincent REINHART (2008), « Capital flow bonanzas: An encompassing view of the past and present », NBER working paper, n° 14321, septembre.

TAYLOR, Alan M. (2012), « External imbalances and financial crises », NBER working paper, n° 18606, décembre.

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20 janvier 2013 7 20 /01 /janvier /2013 17:48

Plusieurs auteurs affiliés à la nouvelle économie keynésienne ont développé ces dernières décennies l’idée que les dynamiques sur les marchés du crédit jouent un rôle central dans les fluctuations conjoncturelles. La détérioration des conditions de crédit ne reflète pas passivement le ralentissement de l’activité économique, mais peut elle-même générer des pressions dépressives. Les travaux pionniers de Fisher, de Keynes et de Minsky mettaient déjà l’accent sur l’importance du crédit et de l’incertitude dans les cycles d’affaires. Les nouveaux keynésiens vont également rejeter l’idée d’une stricte frontière entre sphères réelle et financière, mais en raison de l’existence d’imperfections sur le marché du crédit, notamment l’asymétrie d’information. Les institutions et contrats financiers sont conçus de manière à réduire les coûts d’acquisition d’information et à réduire les problèmes d’aléa moral qui traversent ce marché. Les turbulences sur les marchés du crédit résultent elles-mêmes et sont la source d’une aggravation de l’asymétrie d’information et d’une hausse des coûts d’agence ; ces crises vont précisément avoir de profondes répercussions sur l’économie réelle en accroissant les coûts de financement.

Ces idées ont conduit Ben Bernanke, Mark Gertler et Simon Gilchrist (1999) à mettre en évidence l’existence d’un accélérateur financier (financial accelerator) : les développements endogènes aux marchés du crédit contribuent directement à la propagation et à l’amplification des chocs touchant l’économie. Dans leur modèle, les entrepreneurs ne disposent pas suffisamment de fonds propres pour entreprendre leurs projets d’investissement, donc ils sollicitent un crédit bancaire. Pour juger de leur capacité de remboursement, les banques prennent compte de la valeur nette (net worth) des éventuels emprunteurs, qui correspond au montant de l’ensemble de leurs actifs diminué de l’encours de leur endettement. Les banques vont toutefois aussi devoir prendre en compte la possibilité que les emprunteurs, une fois le prêt accordé, ne le destinent finalement pas au projet initialement annoncé ; elles n’ignorent pas non plus que la rentabilité des entreprises et donc leur capacité de remboursement peuvent se détériorer du fait de chocs défavorables sur l’économie. Elles vont donc se prémunir contre le risque d’un non-remboursement des prêts en exigeant une prime de financement externe (external finance premium), que les auteurs définissent précisément comme la différence entre les coûts de financement externe et le coût d’opportunité du financement interne. Il existe une relation inverse entre la prime de financement externe et la valeur nette des emprunteurs. En effet, moins l’emprunteur a de capitaux à apporter au financement du projet, plus les intérêts de l’emprunteur et du prêteur divergent, plus les coûts d’agence vont être importants. Les prêteurs vont compenser ces coûts d’agence en exigeant une plus grande prime de risque.

La valeur nette des emprunteurs va par conséquent être procyclique, tandis que la prime de financement externe sera contracyclique. Il en résulte une forte volatilité de l’emprunt et par là des dépenses, de l’investissement et de la production au cours du temps. Lors d’une expansion économique, les profits et les prix d’actifs tendent en effet à être à la hausse, si bien que les emprunteurs voient leur valeur nette et donc leur capacité d’endettement s’élever. Puisque la probabilité d’un défaut de remboursement diminue, les banques sont enclines à accorder davantage de prêts et réduisent la prime de risque. Les entreprises financent ainsi davantage de projets d’investissement et relèvent leur niveau de production. Les profits et prix d’actifs poursuivent leur essor et permettent une nouvelle expansion du crédit. En revanche, l’accélérateur financier va générer des processus cumulatifs à la baisse lors des ralentissements de l’activité. Par exemple, lorsque survient un choc défavorable de demande ou de productivité ou bien lorsque la banque centrale resserre sa politique monétaire, l’effondrement des profits et prix d’actifs se traduit par une détérioration de la valeur nette des entreprises. Les banques vont exiger une plus grande prime de risque et réduire les flux de nouveaux prêts, ce qui va déprimer l’investissement, conduire à une nombre de défaillances d’entreprises et finalement aggraver le ralentissement de l’activité. La baisse des prix d’actifs et l’alourdissement du fardeau de l’endettement vont s’alimenter l’une l’autre, selon un enchaînement cumulatif qui n’est pas sans rappeler le mécanisme de déflation par la dette (debt-deflation) mis en avant par Irving Fisher (1933).

Lawrence Christiano, Roberto Motto et Massimo Rostagno (2013) ont intégré le mécanisme d’accélérateur financier développé par Bernanke et alii à un modèle DSGE. Ils vont se pencher sur l’incertitude entourant la réussite des projets d’investissement. Dans leur modélisation, la probabilité d’un succès est une variable aléatoire indépendante de chaque entrepreneur. La réussite du projet n’est pas connue au moment où la banque accorde son prêt. Lorsque la probabilité est réalisée, sa valeur est directement observée par l’entrepreneur, mais elle ne peut être observée par le prêteur que s’il entreprend des dépenses de vérification (monitoring). Les auteurs qualifient de « risque » l’écart-type de la probabilité de succès et celui-ci est lui-même déterminé par un processus stochastique. Plus le risque est important, plus les entrepreneurs auront des chances hétérogènes de succès. Or, le taux d’intérêt sur les prêts d’entreprise inclut une prime pour couvrir les coûts de défaillance des entrepreneurs non chanceux. Cette prime de risque va alors fluctuer avec les variations dans la probabilité de succès, si bien que ces « chocs de risque » (risk shocks) vont avoir de profondes répercussions sur le financement de l’investissement et le reste de l’activité économique. Si le risque s’accroît, la prime de risque va s’élever et les banques vont rationner le crédit. Les entrepreneurs, disposant de moindres ressources financières, réduisent leur investissement. Avec l’effondrement des dépenses, la production, la consommation et l'emploi vont chuter. Les revenus des entrepreneurs diminuent avec le ralentissement de l’activité et ils subissent des pertes en capital, donc leur valeur nette s’effondre également. Tout comme dans l’article original de Bernanke et alii, le choc de risque implique donc une prime de risque du crédit contracyclique.

Christiano et alii étudient les données macroéconomiques relatives aux Etats-Unis pour la période s’étalant entre 1985 et 2010. Ils en concluent que les chocs de risque expliquent 60 % des fluctuations du taux de croissance de la production agrégée et une part importante de d’autres variables macroéconomiques. Autrement dit, les problèmes d’agence expliqueraient une proportion substantielle des fluctuations conjoncturelles observées depuis deux décennies et demie. Les auteurs en concluent que comprendre le caractère contracyclique de la prime de risque de crédit est la clé pour saisir les cycles économiques.

 

Références Martin ANOTA

BERNANKE, Ben, & Mark GERTLER (1989), « Agency costs, net worth, and business fluctuations », in American Economic Review, vol. 79, n° 1, mars.

BERNANKE, Ben, Mark GERTLER & Simon GILCHRIST (1999), « The financial accelerator in a quantitative business cycle framework », in J.B. Taylor et M. Woodford (dir.), Handbook of Macroeconomics, volume 1C, chapitre 21, Amsterdam, Elsevier Science.

CHRISTIANO, Lawrence, Roberto MOTTO & Massimo ROSTAGNO (2013), « Risk shocks », NBER working paper, n° 18682, janvier.

FISHER, Irving (1933), « The Debt-Deflation Theory of Great Depressions », in Econometrica, vol. 1, n° 4, pp. 337-357. Traduction française, « La théorie des grandes dépressions par la dette et la déflation », in Revue française d'économie, vol. 3, n° 3, 1988, pp. 159-182.

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