Lors de la récente récession, les économistes et les responsables politiques aux Etats-Unis ont considéré le système bancaire comme le principal canal de transmission des turbulences du marché du crédit subprime à l’ensemble de l’économie. Au fil de leurs travaux académiques, des pages de leur livre House of Debt et des billets de leur blog éponyme, Atif Mian et Amir Sufi ont de leur côté suggéré que l’accumulation de la dette des ménages a non seulement conduit à la Grande Récession, mais aussi à la Grande Dépression. Ces épisodes ont en effet tous deux été précédés par une hausse ample et rapide de la dette des ménages et ils furent suivis par une chute des prix d’actifs et de la consommation. Si l’on se focalise sur le dernier cycle immobilier, la dette des ménages américains a régulièrement augmenté depuis 1975 et sa hausse s’est accélérée à partir de 2002 pour doubler en à peine 5 ans. Le ratio dette sur revenus des ménages sur PIB a atteint en 2007 son plus haut niveau depuis le début de la Grande Dépression.
Cette dynamique s’explique par la plus grande disponibilité du crédit pour les primo-accédants à la propriété. La forte appréciation des prix immobiliers entre 2002 a été alimentée par la disponibilité du crédit hypothécaire à un ensemble plus risqué de nouveaux acheteurs ; en l’occurrence, les zones qui concentrent les emprunteurs subprime ont connu une hausse sans précédents de l’endettement, alors même que leur revenu relatif (voire même absolu pour certains d’entre eux) diminuait [Mian et Sufi, 2009]. L’appréciation des prix immobiliers peut aussi avoir affecté rétroactivement l’endettement des propriétaires existants. Etant donné que 65 % des ménages américains possédaient déjà leur résidence principale avant l’accélération des prix immobiliers, l’effet rétroactif peut avoir fortement contribué à la hausse de l’endettement des ménages.
Mian et Sufi (2014b) montrent comment la hausse des prix de l’immobilier aux Etats-Unis a eu de puissantes répercussions sur les dépenses des ménages entre 2002 et 2006 en facilitant l’emprunt. En l’occurrence, les ménages vivant dans les zones à faible revenu liquidèrent agressivement leur patrimoine immobilier en réponse à la hausse des prix immobiliers et en profitèrent pour accroître leurs dépenses. En effet, entre 2002 et 2006, les propriétaires empruntèrent en moyenne 0,19 dollar pour chaque dollar gagné en termes de valeur immobilière. Cette moyenne cache une forte hétérogénéité entre les ménages, puisque les ménages les moins liquides (ceux qui disposaient en 2002 d’un revenu moyen inférieur à 50 000 dollars) retiraient environ 0,25 dollar par dollar gagné dans la valeur immobilière, tandis que les ménages les plus liquides sont restés insensibles à la hausse des prix immobiliers.
Les ménages vivant dans les zones à faible revenu dépensèrent ce supplément de liquidité. Par exemple, entre 2002 et 2006, une hausse de 1 dollar des valeurs immobilières entraîna une hausse moyenne de 0,04 dollar des achats automobiles. Cet effet a été hétérogène. Les ménages vivant dans les zones à haut revenu se montrèrent à nouveau complètement insensibles. L’essentiel de l’effet des prix immobiliers sur les dépenses s’explique par le canal de l’emprunt : la hausse des prix immobiliers importe pour les dépenses parce qu’ils facilitent l’emprunt pour les ménages à faible revenu. Les répercussions sur l'activité économique sont loin d'avoir été négligeables. La hausse des valeurs immobilières ajouta 0,08 % au PIB en 2003, 0,8 % en 2004 et 1,3 % en 2005 et en 2006. Si l'économie américaine avait basculé dans une stagnation séculaire avant même la Grande Récession, alors le boom immobilier a contribué à la dissimuler en stimulant l'activité.
Les premiers signes de difficultés économiques apparurent au deuxième trimestre 2006, avec la hausse des taux de défaut des ménages et un déclin des prix immobiliers [Mian et Sufi, 2010]. Les premières composantes du PIB américain qui se contractèrent en 2007 et début 2008 furent précisément l’investissement résidentiel fixe et la consommation de biens durables, deux composantes qui dépendent étroitement de la capacité et de la volonté des ménages à contracter un emprunt. Mian et Sufi (2010) montrent que l’endettement des ménages a constitué un puissant indicateur avancé de la récession entre 2007 et 2009. Les comtés américains où l’endettement des ménages s’accrut le plus entre 2002 et 2006 sont ceux où les ménages connurent par la suite les plus fortes chutes de leurs valeurs nettes et où les dépenses de consommation de biens durables chutèrent le plus à partir du troisième trimestre de l’année 2006. Les ménages les plus pauvres, qui sont aussi les plus dépendants de l’emprunt et des prix immobiliers, ont donc été contraints de se désendetter et donc de réduire leurs dépenses. Pendant une année entière, cette dynamique ne s’est pas traduite par une hausse du chômage, mais les conditions sur le marché du travail finirent par fortement se dégrader avec l'effondrement de la demande globale. Dans les zones où la valeur nette chuta le plus, les destructions d’emplois ne furent pas le fait des petites entreprises qui dépendent principalement des banques, mais des grandes entreprises en raison des chutes des ventes.
L’effondrement du marché immobilier entre 2007 et 2009 fut similaire en termes d’amplitude avec l’effondrement boursier de 2001, mais les répercussions macroéconomiques de ces deux épisodes furent radicalement différentes. Mian et Sufi [2014b] avancent une explication simple : la majorité du patrimoine boursier est détenu par les ménages les plus aisés, or ceux-ci n’ont qu’une faible propension à consommer. De la même manière, si la hausse des prix immobiliers observée depuis 2011 n’a pas contribué à autant stimuler l’activité économique qu’ils le firent entre 2002 et 2006, c’est précisément parce que le canal de l’emprunt est fermé pour les ménages les plus sensibles aux variations des prix immobiliers, c’est-à-dire les plus pauvres. Bref, les facteurs qui ont stimulé la croissance économique avant 2007 ont également contribué à aggraver la contraction du PIB lors de la récession, puis à peser sur l'activité lors de la reprise subséquente.
Ces divers résultats viennent accréditer l’idée que la hausse des inégalités de revenu et de patrimoine aux Etats-Unis a joué un rôle moteur dans l’accumulation des déséquilibres qui ont mené à la plus grave crise économique depuis la Grande Dépression (une thèse sur laquelle je me suis penché ici et là). Si les conclusions de Mian et Sufi sont justes, les politiques économiques qui ont été menées lors de la crise du crédit subprime et lors de la Grande Récession ont excessivement privilégié la protection des créanciers, notamment avec le renflouement des banques. Au lieu de chercher à accroître l’offre de crédit, elles devraient au contraire viser à stimuler la demande de crédit. Pour cela, Mian et Sufi (2014a) estiment que l’effacement des dettes est une solution de court terme des plus efficaces lors des plus sévères ralentissements de l’activité. A plus long terme, ils proposent de remplacer les prêts par des contrats qui imposeraient un partage des pertes entre prêteurs et emprunteurs.
Références
The Economist (2014), « The opposite of insurance », 17 mai.
MIAN, Atif, & Amir SUFI (2009), « The consequences of mortgage credit expansion: Evidence from the U.S. mortgage default crisis », in Quarterly Journal of Economics, vol. 124.
MIAN, Atif, & Amir SUFI (2010), « Household leverage and the Recession of 2007 to 2009 », IMF Economic Review, vol. 58.
MIAN, Atif, & Amir SUFI (2011), « House prices, home equity based borrowing, and the U.S. household Leverage crisis », in American Economic Review, vol. 101.
MIAN, Atif, Kamalesh RAO & Amir SUFI (2013), « Household balance sheets, consumption, and the economic slump », in Quarterly Journal of Economics, vol. 128.
MIAN, Atif, & Amir SUFI (2014a), House of Debt: How They (and You) caused the Great Recession, and How We Can Prevent It from Happening Again, University of Chicago Press.
MIAN, Atif, & Amir SUFI (2014b), « House price gains and U.S. household spending from 2002 to 2006 », National Bureau of Economic Research, working paper, n° 20152, mai.