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12 octobre 2013 6 12 /10 /octobre /2013 19:55

Suite à la Grande Récession, plusieurs études ont cherché à expliquer la faiblesse de la reprise. D’un côté, plusieurs auteurs, comme Moritz Schularick et Alan Taylor (2009) ou Stijn Claessens, Ayhan Kose et Marco Terrones (2011), mettent l’accent sur le rôle du crédit privé dans le retournement du cycle d’affaires et le profil de la reprise. Dans leur optique, les crises financières sont des booms du crédit qui finissent mal ; les crises qui éclatent alors tendent à avoir des répercussions durables sur l’économie. Lors de la crise, les agents privés se rendent compte que la valeur de leurs actifs est trop élevée et que le niveau d’endettement qu’ils considéraient jusqu’alors comme acceptable était bien trop élevé. Les entreprises et les ménages réduisent alors leurs dépenses pour tenter de nettoyer leurs bilans et d’ajuster leur niveau d’endettement. Or, ce processus pèserait sur la demande globale et contribuerait par là à freiner la reprise de l’activité. L'intervention de l'Etat apparaît alors nécessaire pour stimuler l'activité et faciliter le désendettement des agents privés. 

D’un autre côté, plusieurs auteurs se sont focalisés sur la dette publique. Non seulement la profonde dégradation des finances publiques suite à la crise mondiale a conduit certains à douter de l’efficacité de la politique budgétaire, mais elle a également suscité des craintes quant à la soutenabilité de l’endettement public et des répercussions négatives que pourraient avoir les niveaux élevés de dette publique sur l’activité. Giancarlo Corsetti, Keith Kuester, Andre Meier et Gernot Mueller (2012) affirment par exemple que le multiplicateur budgétaire s’affaiblit lorsque le niveau de dette publique est élevé en raison de la hausse des primes de risque souverain. L’étude controversée de Carmen Reinhart et Kenneth Rogoff (2010), mais aussi l’analyse qu’ils ont réalisé aux côtés de Vincent Reinhart (2012) à partir de 26 épisodes de surendettement public ont toutes deux suggéré que la croissance économique tendait à ralentir lorsque la dette publique dépassait le seuil de 90 % du PIB. Même si l’on accepte ce résultat, le sens de la corrélation n’est pas clairement établi : est-ce le surendettement public qui freine la croissance ou bien le ralentissement de l’activité qui pèse sur les finances publiques et conduit par là à une hausse de la dette publique ?

Comme l’ont démontré les événements de la Grande Récession, il est toutefois difficile d’analyser séparément les risques bancaire et souverain. Dans certains pays, le renflouement des banques a fortement dégradé les finances publiques. Par exemple, en 2007, l’Espagne enregistrait un excédent budgétaire d’environ 2 % du PIB et la dette publique était inférieure à 40 % du PIB ; en 2012, cette dernière s’élevait à environ 90 % du PIB. A l’origine, seul le secteur privé accumulait des déséquilibres, mais ceux-ci ont fini par profondément déstabiliser les finances publiques. Ce qui était au départ une crise bancaire s’est transformé en crise de la dette souveraine. Dans d’autres pays comme la Grèce, la vulnérabilité semble se concentrer dans le bilan public. Dans les deux cas, la dégradation des perspectives économiques conduit à mettre en doute la solvabilité publique et les taux d’intérêt sur les titres publics tendent à augmenter. Non seulement l'Etat ne peut alors plus garantir la solvabilité des banques, mais les craintes que suscite son propre bilan se répercutent sur les banques qui détiennent des titres souverains, si bien qu’un cercle vicieux est alors à l’œuvre : le risque bancaire alimente le risque souverain, tout comme il est amplifié par ce dernier. 

Considérant qu’il faut analyser conjointement les risques bancaire et souverain, Òscar Jordà, Moritz Schularick et Alan Taylor (2013) ont observé la relation à long terme entre le crédit privé et la dette souveraine. Pour cela, ils ont compilé les données annuelles relatives au crédit bancaire et à la dette publique dans 17 économies avancées pour la période s’étalant entre 1870 et 2011 ; ces pays représentaient ensemble au moins la moitié de la production mondiale.

GRAPHIQUE  Dette publique et crédit bancaire au secteur privé non financier (en % du PIB)

Jorda_Schularick_Taylor_Dette_publique_credit_bancaire__2.png

source : Jordà et alii (2013)

Les auteurs observent ainsi l’évolution dans le temps de la dette publique et du crédit bancaire. La somme des deux a aujourd’hui atteint des niveaux historiquement sans précédents dans les économies occidentales. La Seconde Guerre mondiale s’est traduite par une envolée de l’endettement public : la dette publique atteignait en général plus de 100 % du PIB et, comme en Allemagne, au Japon et au Royaume-Uni, elle dépassait 200 % du PIB. Elle diminue ensuite pour atteindre dans les années soixante-dix un minimum, compris en général entre 30 et 40 % du PIB. La dette publique augmente ensuite régulièrement et elle atteint au sortir de la Grande Récession des niveaux qui n’avaient pas été observés depuis la Seconde Guerre mondiale. Pourtant, c’est bien la croissance de la dette privée, en l’occurrence des prêts bancaires, qui est à l’origine de l’essentiel de la forte augmentation du passif total des économies occidentales. Jusqu’à la Seconde Guerre mondiale, le crédit bancaire accordé au secteur non financier représentait en général 40 à 50 % du PIB. Il s’écroule avec la Grande Dépression et surtout avec la Seconde Guerre mondiale. Ce n’est que dans les années soixante-dix qu’il retrouve ses niveaux d’avant-guerre, puis grimpe les décennies suivantes pour atteindre très rapidement des niveaux sans précédents. Au final, il apparaît que l’expansion du crédit bancaire a été bien plus rapide que l’accumulation de dette publique, au point que les deux tiers de la récente augmentation de la dette totale proviennent du secteur privé. Si la dette publique représentait en 1928 et en 2007 à peu près le même niveau, en l’occurrence 60 % du PIB, le volume moyen d’actifs bancaires a par contre triplé entre les deux dates, ce qui témoigne de l'ampleur de la financiarisation des économies avancées ces dernières décennies. 

Jordà et ses coauteurs observent ensuite les comportements du crédit bancaire et de l’endettement public au cours des cycles d’affaires. Si les expansions ont au cours du temps duré plus longtemps, le taux de croissance annuel moyen du PIB au cours des expansions a par contre eu tendance à diminuer : en moyenne, il était de 3,5 % avant la Première Guerre Mondiale, de 5,2 % durant l’entre-deux-guerres, de 4,3 % sous le régime de Bretton Woods et actuellement de 2,7 %. La durée moyenne de récession n’a toutefois pas varié. Ainsi, au cours du temps, les cycles économiques sont devenus plus durables et beaucoup plus intensifs en crédit. En effet, l’emprunt privé se révèle fortement procyclique, puisqu’il croît plus rapidement dans les expansions que durant les récessions, tandis que l’endettement public se révèle généralement contracyclique, puisqu’elle tend à augmenter plus rapidement lors des récessions que lors des récessions. Ce n’est seulement que sous le régime de Bretton Woods que la dette publique s’est significativement réduite. A long terme, les dettes bancaire et souveraine se montraient inversement corrélé, mais à partir des années soixante-dix elles tendent à s’accroître de concert. Par conséquent, le montant cumulé de la dette publique et du crédit privé a augmenté à un rythme sans précédents au cours des quatre dernières décennies.

Selon les trois auteurs, l’histoire ne soutient pas la thèse selon laquelle les turbulences financières naissent des difficultés budgétaires. Dans les économies avancées, l’instabilité financière est générée par le secteur privé. Le crédit privé apparaît en l’occurrence comme le meilleur indicateur avancé de crises financières : ces dernières tendent à être précédées par une accumulation rapide de dettes privées. Le crédit privé croît deux fois plus vite avant les récessions d’origine financière qu’avant des récessions normales, or les premières se révèlent bien plus douloureuses que les secondes. Une fois qu’un pays bascule dans une récession, que celle-ci ait ou non trouvé son origine dans une crise financière, la reprise sera plus lente si la récession fut précédée par une forte expansion du crédit privé. De son côté, la dette publique tend à diminuer en périodes d’expansions lorsque celles-ci finissent en crise financière. L’endettement public s’accélère par contre lors des récessions qui suivent une crise financière, en particulier si la crise suit une expansion du crédit. Ces divers résultats sont cohérents avec le récit des événements qui se sont produits durant la Grande Récession : à l’exception de la Grèce, la plupart des autres pays avancés ne présentaient pas de problèmes de dette publique ex ante ; la crise financière mondiale s’est par contre traduite par une dégradation des finances publiques en poussant les dépenses publiques à la hausse et les prélèvements obligatoires à la baisse. 

Des niveaux élevés de dette publique importent toutefois pour la trajectoire des économies suite aux récessions. Un niveau élevé de dette publique ne se révèle dommageable pour l’activité économique que suite aux crises financières. Jordà et alii tendent ainsi à confirmer les résultats obtenus par Reinhart et alii (2012). En temps normal, que le niveau de dette publique soit élevé ou non, cela ne fait pas de différences. Mais si l’économie entre en récession suite à une crise financière alors même que le niveau de dette publique est élevé, alors les répercussions du désendettement du secteur privé s’en trouvent exacerbées. La récession se révèle alors plus douloureuse et la reprise plus longue. Jordà et ses coauteurs appellent au final à une politique budgétaire contracylique. En effet, sans marge de manœuvre budgétaire, l’Etat peut se révéler incapable de stabiliser l’activité lors des récessions qui font suite à un boom du crédit, si bien que l’économie risque alors de ne pas renouer rapidement avec la croissance et de connaître une faible reprise.

 

Références

CLAESSENS, Stijn, M. Ayhan KOSE & Marco E. TERRONES (2011), « How do business and financial cycles interact? », IMF working paper, n° 11/88, avril.

CORSETTI, Giancarlo, Keith KUESTER, Andre MEIER & Gernot MUELLER (2012), « Sovereign risk, fiscal policy, and macroeconomic stability », IMF working paper, n° 12/33, janvier.

JORDÀ, Òscar, Moritz H.P. SCHULARICK & Alan M. TAYLOR (2013), « Sovereigns versus banks: Credit, crises, and consequences », NBER working paper, n° 19506, octobre.

REINHART, Carmen M., Vincent R. REINHART & Kenneth S. ROGOFF (2012), « Debt overhangs: Past and present », NBER working paper, n° 18015, avril 2012.

REINHART, Carmen M., & Kenneth S. ROGOFF (2010), « Growth in a time of debt », in American Economic Review, vol. 100, n° 2, mai.

SCHULARICK, Moritz, & Alan TAYLOR (2009), « Credit booms go wrong », in VoxEU.org, 8 décembre.

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4 octobre 2013 5 04 /10 /octobre /2013 18:54

De nombreuses récessions ont été précédées par une chute des prix d’actifs. La Grande Dépression des années trente, la décennie perdue du Japon dans les années quatre-vingt-dix ou encore plus récemment la Grande Récession de 2008 ont toutes suivi l’éclatement de bulles immobilières et boursières. Ces chutes de prix d’actifs ont été d’autant plus nocives pour l’économie qu’elles se sont accompagnées d’une crise financière. La littérature théorique a mis en évidence les mécanismes par lesquels l’activité s’en trouve affectée. Les chutes de prix d’actifs entraînent par exemple une baisse de la demande globale via les effets de richesse. Notamment parce que les actifs (comme l’immobilier) peuvent être utilisés comme collatéraux, leur chute réduit la capacité d’emprunt de leurs détenteurs, ce qui pousse ces derniers à diminuer leurs dépenses. Elle détériore également le bilan même des banques et les incite à réduire leurs prêts. Les turbulences financières suscitées par la baisse des prix d’actifs concourent ainsi à amplifier la contraction de l’activité.

La récente crise mondiale a renouvelé l’intérêt des économistes pour le lien entre prix d’actifs et cycles d’affaires. Ces nouvelles études ont ainsi confirmé que le profil des récessions, mais aussi celui des reprises qui leur sont consécutives, sont façonnés par les variables financières et notamment par le cycle du crédit. Stijn Claessens, Ayhan Kose et Marco Terrones (2011) ont par exemple montré que les récessions générées par un effondrement des prix d’actifs tendent à être plus longues et plus sévères que les autres. Parmi d’autres facteurs, le désendettement des agents privés, la faible création de crédit et la déprime de l’activité immobilière peuvent fortement contraindre la reprise. 

John C. Bluedorn, Jörg Decressin et Marco E. Terrones (2013) ont cherché à utiliser les prix d’actifs, en l’occurrence les cours boursiers et les prix immobiliers pour prévoir les récessions qui sont survenues dans les pays avancés du G7 entre le premier trimestre de l’année 1970 et le quatrième trimestre 2011. A la différence des précédentes études, ils font attention à écarter de leurs échantillon les chutes de prix d’actifs qui se sont produites lorsque l’économie était déjà en récession. Les trois auteurs constatent que les chutes de prix d’actifs accroissent significativement la probabilité d’une récession dans les pays avancés constituant leur échantillon. En l’occurrence, les effondrements de cours boursiers sont plus amples et plus fréquents que les chutes de prix immobiliers, ce qui les rend plus utiles que ces derniers pour prévoir les retournements du cycle économique.  

Bluedorn et alii observent également si l’incertitude élève la probabilité qu’une nouvelle récession survienne. La récente crise mondiale et, plus précisément, la lenteur de la reprise qui l’a suivie, ont en effet amené plusieurs auteurs à développer le concept d’incertitude pour expliquer les faibles performances des économies avancées. Selon cette naissante littérature, le degré d’incertitude (mesuré notamment par la volatilité des cours boursiers) varie au cours du cycle ; il est bien plus élevé lors des expansions que lors des récessions. Par exemple, face à une plus forte incertitude, les entreprises réduisent leurs dépenses d’investissement, car celles-ci sont souvent irrécupérables ; de leur côté, les ménages tendent également à réduire leurs achats de biens durables. Par conséquent, une plus forte incertitude se révèle nocive à l’activité et pourrait ainsi entraîner ou prolonger des récessions. Selon certains auteurs comme Nicholas Bloom, Ayhan Kose et Marco Terrones (2013), la faiblesse de la reprise actuelle serait pourrait ainsi être liée à une plus forte incertitude, notamment en ce qui concerne la conduite de la politique budgétaire [1]. L’étude de Bluedorn et ses coauteurs suggèrent que la hausse de l’incertitude est effectivement associée à l’éclatement d’une nouvelle récession.


[1] Cette idée reste toutefois fortement débattue. D’une part, cette littérature a encore une définition imprécise de l’incertitude (celle-ci ne s’apparente aucunement à sa définition keynésienne). D’autre part, il est probable que la faiblesse de l’actuelle reprise s’explique davantage par le caractère excessivement restrictif de la politique budgétaire que par l’incertitude qui l’entoure [Fatas, 2013]

 

Références

BLOOM, Nicholas, M. Ayhan KOSE & Marco E. TERRONES (2013), « Held back by uncertainty », in Finance & Development, vol. 50, n° 1, mars. Traduction française, « Le poids de l’incertitude ».

BLUEDORN, John C., Jörg DECRESSIN & Marco E. TERRONES (2013), « Do asset price drops foreshadow recessions? », IMF working paper, octobre.

CLAESSENS, Stijn, M. Ayhan KOSE & Marco E. TERRONES (2011), « How do business and financial cycles interact? », IMF working paper, n° 11/88, avril.

FATÁS, Antonio (2013), « The only uncertainty is why some cannot see facts », in Antonio Fatás on the Global Economy (blog), 15 septembre. Traduction disponible ici.

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21 mai 2013 2 21 /05 /mai /2013 19:29

Hyman P. MINSKY

Diaphanes, 2013

 

Les éditions Diaphanes viennent de publier la traduction d’un article d’Hyman Minsky, « The financial hypothesis : Capitalist processes and the behaviour of the economy », tiré d’un ouvrage co-dirigé par Charles Kindleberger et publié à l'origine en 1982. Cette traduction est réjouissante à plus d’un titre. Non seulement les ouvrages français sur Minsky sont bien rares (il faut tout de même noter les très bons D’un krach à l’autre d’Olivier Brossard et Macroéconomie hétérodoxe de Sébastien Charles), mais il n’y avait jusqu’à présent aucun ouvrage de Minsky disponible en langue française. En outre, il s’agit peut-être de la synthèse la plus aboutie que ce dernier ait proposée de sa propre pensée.

Hyman Minsky fut initialement supervisé dans sa thèse de doctorat par Joseph Schumpeter, dont il a appliqué certaines des idées (notamment la « destruction créatrice ») au domaine de la finance. A la mort de Schumpeter, c’est Wassily Leontief qui reprit le flambeau de cette thèse. Influencé par John Maynard Keynes, auquel il a d’ailleurs consacré un livre éponyme en 1975, il a développé, jusqu’à sa mort en 1996, une conception originale du fonctionnement des économies capitalistes. Cette approche, que l’on qualifie d’hypothèse d’instabilité financière et parfois de Wall Street paradigm, suggère que le processus de fragilisation financière constitue une tendance véritablement endogène à toute phase prolongée de stabilité macroéconomique et de prospérité. Autrement dit, l’instabilité financière est une caractéristique propre aux économies capitalistes modernes.

Comme l’indique clairement Minsky dès les premières pages, l’hypothèse d’instabilité financière repose sur une conception des fluctuations macroéconomiques qui contraste radicalement avec la vision d’une économie harmonieuse, autorégulée et constamment à l’équilibre. La théorie standard ne suppose pas l’existence de forces déséquilibrantes endogènes aux économies capitalistes. En développant des modèles où la finance, l’incertitude et l’histoire sont absentes, elle s’avère incapable de penser l’instabilité financière. Par contre, en introduisant explicitement la monnaie, Keynes a su donner une explication cohérente de la Grande Dépression. Le chômage est apparu et s’est aggravé car les autorités publiques ont laissé une crise financière dégénérer. Or, lorsque le chômage est dû une insuffisance de la demande globale, la flexibilité des prix et des salaires aggrave la situation en empêchant les emprunteurs d’obtenir les liquidités nécessaires pour rembourser leurs dettes.

L’investissement a une place fondamentale dans la théorie de la production et de l’emploi de Keynes. Il n’importe pas pour sa seule influence sur l’accumulation du capital, donc sur la croissance à long terme. Il est en outre un déterminant essentiel de la demande au niveau agrégé et il participe ainsi à l’émergence de cycles d’affaires à court terme. Keynes visait à expliciter les conditions dans lesquelles les dynamiques macroéconomiques sont influencées par la monnaie, définie au sens large. Il met ainsi en avant l’influence centrale qu’exercent les variables financières et l’incertitude sur l’investissement. Toutefois, le fait que la théorie keynésienne du cycle néglige la question du financement même de l’investissement la rend incomplète selon Hyman Minsky. En effet, la Théorie générale suppose implicitement que l’investissement obtiendra un financement. C’est dans cette optique que Minsky a cherché à compléter la théorie keynésienne de l’investissement avec une théorie financière de l’investissement. Et pour cela, il s’est fortement inspiré des travaux de Kalecki.

Le futur est créé par les décisions actuelles et futures, par nature imprévisibles, des agents économiques. Dans cet environnement d’incertitude radicale, la décision d’investir apparaît alors comme un véritable pari sur l’avenir. Les actifs capitaux (une centrale électrique... pour reprendre l’exemple de Minsky) sont des biens durables dont l’utilisation au sein du processus productif ou tout simplement la détention procure à l’entreprise des flux de recettes monétaires, appelés cash flows, flux de trésorerie ou encore « quasi-rentes ». Le prix qu’un entrepreneur est prêt à payer pour acquérir un tel actif dépend alors pour beaucoup de ses anticipations de recettes. Le projet n’est viable que lorsque les quasi-rentes actualisées excèdent suffisamment le coût de l’investissement pour compenser les incertitudes. Si le projet est viable, l’entrepreneur ne peut le mettre en œuvre que s’il dispose d’un financement suffisant. Puisque l’entreprise peut difficilement autofinancer ses projets d’investissement, elle doit nécessairement faire appel au système financier. Les prêteurs n'acceptent de fournir un financement qu'en ajoutant une marge de sécurité aux intérêts pour compenser le risque d’un non-remboursement.

Par conséquent, les agents doivent prendre en compte deux séries chronologiques : d’une part, il y a la série des recettes futures qui doivent effectivement être réalisées et, d’autre part, la série des paiements monétaires qui sont déterminés par la structure d’endettement optée par le passé et dont l’évolution est liée à celle des coûts de financement dans la période courante. Alors que les profits effectifs constituent une ressource en liquidité essentielle aux entreprises pour honorer leurs engagements de paiements, les profits anticipés, qui ne sont pas indépendants des profits réalisés, sont précisément la raison pour laquelle elles entreprennent des projets d’investissement. Il est indispensable que les flux de profits anticipés et réalisés soient suffisamment élevés pour que les entreprises puissent contracter de nouveaux prêts ou reporter leurs dettes. Ainsi, les anticipations de profits futurs déterminent les décisions d’investissement et de financement de la période courante ; les flux actuels de profits valident les décisions prises par le passé. Pour Minsky, la relation qui s’établit alors entre les flux de revenu bruts et les paiements de dette est bien celle, cruciale, qui sous-tend les dynamiques macroéconomiques

La robustesse financière d’une entreprise est fonction positive des cash flows que suscite chacun de ses projets d’investissement et fonction négative des flux de charges financières que ces mêmes projets engendrent. Cela amène Minsky à distinguer les entreprises, et plus généralement les agents économiques, selon leur mode de financement. Il identifie ainsi trois structures financières, en l’occurrence les finances prudente, spéculative et Ponzi. Les agents dont la finance est qualifiée de prudente sont ceux dont les cash flows sont suffisants pour faire face, à toute période, aux charges financières. La finance est dite spéculative lorsque les cash flows couvrent les charges d’intérêt à chaque période, mais se révèlent toutefois insuffisants pour rembourser en totalité le principal. Les agents spéculateurs sont ainsi contraints de reconduire continûment leur endettement en émettant par exemple une nouvelle dette pour rembourser le principal des dettes arrivées à échéance. Les banques, notamment parce qu’elles transforment les dépôts à court terme en prêts à long terme, sont typiquement spéculatives. En ce qui concerne les agents pratiquant la finance Ponzi, les cash flows ne couvrent ni le principal, ni même entièrement les charges d’intérêt. L’unité Ponzi est naturellement amenée à emprunter de nouveau ou bien à vendre des actifs pour payer les intérêts. Certains projets d’investissement dont la durée de gestation est particulièrement longue nécessitent, du moins pour un temps, ce type de financement. 

Minsky précise alors le processus de fragilisation financière de l’économie. La mesure de la robustesse globale d’une économie se mesure selon la répartition des différentes unités qui la composent entre les trois structures financières. L’économie est d’autant plus fragile que le poids des unités engagées dans les finances spéculative et Ponzi est important. Dans une situation où prédominent les structures de financement spéculative et Ponzi, un accroissement des taux d’intérêt est propre à amener les agents à réévaluer à la baisse la valeur actualisée et donc entraîner une crise financière. Or, selon Minsky, une économie où dominent les agents prudents va naturellement tendre à devenir une économie où dominent les unités spéculatives et Ponzi. Un système où le financement est essentiellement prudent peut se caractériser par des taux d’intérêt de court terme particulièrement bas au regard des taux de long terme. Avec un tel agencement des taux d’intérêt, il est possible de réaliser des profits en adoptant des comportements spéculatifs. Il s'ensuit une demande accrue d’actifs, une élévation des prix d’actifs et une multiplication des possibilités de gains en capital. Si les agents économiques réalisent et s’attendent à réaliser des gains considérables, alors ils seront naturellement portés à se tourner vers des modes de financement spéculatifs et Ponzi.

Après une certaine période de stabilité macroéconomique, le niveau acceptable d’endettement s’élève. Les banquiers réduisent leur prime de risque, ils acceptent de prêter davantage aux entreprises et ils augmentent pour cela leur propre niveau d’endettement. Avec la diffusion des nouveaux instruments et des nouvelles pratiques financières, le montant de financement disponible pour financer l’activité économique s'accroît. Minsky souligne ainsi le rôle de l’innovation financière dans la dynamique de l’économie. Les prix d’actifs, le niveau d’investissement et le rendement du stock existant d’actifs tendent à augmenter. Les profits croissants générés par un boom d’investissement font bénéficier aux entreprises qui les accumulent de la capacité, du moins apparente, à supporter davantage de dette. L’augmentation concomitante de l’investissement et de l’endettement entraîne une plus grande fragilité financière du système. Ainsi, la simple réalisation des anticipations rend possible l’émergence d’une dynamique instable au sein de l’économie, et ce de façon endogène. C’est bien en ce sens que Minsky considère que « la stabilité est déstabilisante » (p. 51).

Le boom d’investissement subsiste tant que les anticipations optimistes relatives aux rendements sont vérifiées. Mais certains événements peuvent amener de nombreux agents économiques à vouloir lever du cash au même instant. Le boom d’investissement risque en l’occurrence de pousser la banque centrale à relever ses taux directeurs pour réduire les pressions inflationnistes. Avec le resserrement des conditions de financement, les emprunteurs procèdent alors simultanément à des ventes d’actifs. Après avoir liquidé l’actif circulant, certaines entreprises sont même poussées à se défaire d’une partie de l’actif immobilisé, or de telles ventes d’actifs réduisent mécaniquement les futurs cash flows. La détérioration de la situation financière des emprunteurs pousse les prêteurs à exiger de plus fortes primes de risque et à resserrer ainsi les conditions de financement. L’investissement se contracte et entraîne un ralentissement de l’activité via les effets du multiplicateur keynésien. L’ensemble de ce processus peut s’aggraver et pousser l’économie dans un régime déflationniste : la chute des prix d’actifs pousse leurs détenteurs à les vendre, ce qui accélère le déclin de leur prix. Sur ce point, Minsky est en l’occurrence l’un des premiers économistes à avoir saisi la portée du concept de déflation par la dette développé par Irving Fisher (1933). Il introduit ce concept dans sa propre analyse en donnant un rôle crucial aux prix d’actifs. 

L'hypothèse d'instabilité financière serait incomplète sans la prise en compte du cadre institutionnel. Celui-ci est en effet déterminant pour la fragilisation de l'économie et la résolution des crises. En période de turbulences économiques, une relance budgétaire risque de se révéler insuffisante. Les déficits publics compensent en partie la diminution des profits résultant de la chute de l’investissement, mais ils ne peuvent directement enrayer la chute du prix des actifs. L’intervention de la banque centrale en tant que prêteur en dernier ressort se révèle alors essentielle pour stabiliser l’activité. L’intervention des autorités monétaires est avant tout destinée à désamorcer le processus de déflation par la dette. La banque centrale doit tout d’abord agir en augmentant le volume de monnaie en circulation lorsque le marché monétaire s’est asséché ; une telle situation s’observe notamment lorsque la valeur des actifs que les agents peuvent échanger contre de la liquidité s’est effondrée. Le prêteur en dernier ressort vise à éviter qu’une défaillance locale ne se transmette à l’ensemble du système et se traduise par une chute massive des prix d’actifs. Les autorités monétaires doivent ensuite jouer sur les taux d’intérêt durant la période de restructuration financière qui suit une crise de façon de manière à faciliter le retour à une finance prudente. La banque centrale porte enfin la responsabilité d’aiguillonner le développement du système financier : la régulation et la supervision du secteur bancaire visent alors à contenir ses éventuels débordements spéculatifs.

L’environnement institutionnel que les autorités mettent en place suite à une crise financière pour empêcher la répétition des épisodes d’instabilité va toutefois perdre de son efficacité au cours du temps. Les agents privés modifient leurs comportements, innovent, pour contourner les barrières institutionnelles et poursuivre leur course au rendement. Des marchés financiers échappant à toute régulation apparaissent régulièrement. Les autorités doivent alors constamment modifier le cadre institutionnel en réponse aux innovations financières. Les réformes conduites sous Roosevelt avaient érigé des barricades à la finance spéculative. Hyman Minsky note toutefois que, depuis le milieu des années soixante-dix, la Fed oriente trop peu l’évolution de la finance américaine et laisse ainsi émerger des conditions propices à l’instabilité financière. 

Dans la préface à l’ouvrage, Jospeh Vogl rappelle ainsi combien l’hypothèse d’instabilité financière s’avère un cadre théorique des plus pertinents pour analyser et interpréter les évolutions qui ont touché la sphère financière et l’économie mondiale depuis 1982, en particulier la crise du crédit subprime et la Grande Récession. Le boom de l’immobilier des années deux mille fut en effet l’occasion d’une fragilisation financière de l’économie américaine. Les innovations financières ont joué un rôle fondamental en mettant à disposition des agents une offre massive de financement, mais cela au détriment de la qualité du crédit et dans de la stabilité globale. Même si Minsky mourut trop tôt pour voir la diffusion de cette technique, il a toutefois écrit un memo en 1987 dans lequel il précisait la nature et les implications du processus de titrisation. La hausse des prix immobiliers a soutenu amplement le boom en validant la structure d’endettement optée par les ménages et les institutions financières. De nombreux agents ont alimenté la dynamique de fragilisation en reconduisant leur endettement pour rembourser leurs dettes passées. Cet endettement a été un vecteur d’expansion pour l’économie américaine. Il n’était toutefois soutenable que si les prix immobiliers poursuivaient leur hausse. L’apparente stabilité macroéconomique et la régularité de la croissance dissimulaient les déséquilibres aux autorités monétaires. Au milieu de l’année 2006, le marché immobilier américain s’est retourné : les ventes de maisons ont chuté et l’augmentation des prix qui avait été jusque-là très rapide s’est arrêtée. L’accumulation de déséquilibres macrofinanciers s’est traduite par une crise financière au cours de l’été 2007. Les innovations financières qui concoururent à soutenir l’activité depuis le début de la décennie se sont alors révélées être de puissants canaux de transmission de l’instabilité financière. Les autorités budgétaires et monétaires sont intervenues pour contenir les pressions déflationnistes et stabiliser l’activité. L'ampleur de cette intervention a peut-être été insuffisante. Non seulement les économies avancées peinent encore aujourd’hui difficilement à renouer avec la croissance, mais l’environnement institutionnel n’a pas été suffisamment retouché pour empêcher l'éclatement d'une nouvelle crise financière.

 

Références

BROSSARD, Olivier (2001), D’un krach à l’autre. Instabilité et régulation des économies monétaires, Grasset et Fasquelle. 

CHARLES, Sébastien (2006), Macroéconomie hétérodoxe. De Kaldor à Minsky, L’Harmattan.

FISHER, Irving (1933), « The Debt-Deflation Theory of Great Depressions », in Econometrica, vol. 1, n° 4. Traduction française, « La théorie des grandes dépressions par la dette et la déflation », in Revue française d'économie, vol. 3, n° 3, 1988.

MINSKY, Hyman P. (1982), « The financial hypothesis : Capitalist processes and the behaviour of the economy », in C. Kindleberger & J.-P. Laffargue (dir.), Financial Crises. Theory, History, and Policy, Cambridge University Press. 


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