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28 mai 2017 7 28 /05 /mai /2017 14:30
Bernanke au chevet de la Banque du Japon

Depuis le début des années quatre-vingt-dix, dans le sillage de l’éclatement d’une bulle immobilière et d’une bulle boursière, le Japon connaît une stagnation de l’activité et des périodes de très faible inflation, voire de déflation. Il y a une vingtaine d’années, plusieurs économistes, notamment Ben Bernanke (2000) et Paul Krugman (1998), notaient que l’économie insulaire semblait piégée dans une véritable trappe à liquidité : s’il existe un taux d’intérêt « d’équilibre », qui égalise demande globale et production potentielle, alors celui-ci semblait alors négatif. Par conséquent, la banque centrale japonaise a beau avoir ramené ses taux directeurs à zéro, les taux d’intérêt restent supérieurs à leur niveau d’équilibre, si bien que cet assouplissement monétaire ne suffit pas pour stimuler l’inflation et la croissance.

Bernanke notait également que la Banque du Japon est en partie responsable de cette situation. La banque centrale n’a pas immédiatement resserré sa politique monétaire à la fin des années quatre-vingt, lorsque les tensions inflationnistes s’accroissaient et que les bulles spéculatives gonflaient ; un resserrement monétaire aurait réduit l’ampleur de ces dernières, donc la sévérité de la crise subséquente. Ensuite, une fois le krach amorcé, la Banque du Japon n’a pas immédiatement, ni fortement, assoupli sa politique monétaire. Ce n’est en fait qu’à la fin des années quatre-vingt-dix, lorsque le Japon semblait vraiment condamné à la déflation, que la banque centrale commença à adopter des mesures agressives et à ramener effectivement son principal taux directeur à zéro.

Bernanke et Krugman considéraient (et considèrent toujours) que la Banque du Japon n’est pas totalement désarmée face à une trappe à liquidité : une banque centrale confrontée à une telle décision peut certes difficilement réduire davantage les taux d’intérêt nominaux, mais elle peut chercher à réduire les taux d’intérêt réels en amenant les agents à réviser à la hausse leurs anticipations d’inflation. Comme l’ont théorisé Michael Woodford et Gauti Eggertsson (2003) et Lars Svensson (2003) quelques années plus tard, elle peut y parvenir en convainquant les agents qu’elle continuera de maintenir une politique monétaire accommodante plus longtemps que nécessaire une fois l’économie sortie de la trappe à liquidité, autrement dit en promettant qu’elle laissera l’économie connaître un véritable boom une fois l’économie sortie de la trappe à liquidité. Si les agents anticipent alors un tel boom, ils sont alors incités à davantage dépenser et notamment à davantage investir dès à présent, ce qui contribue effectivement à ramener le taux d’intérêt d’équilibre en territoire positif et à stimuler l’activité. En outre, l’achat de titres de long terme par la banque centrale peut non seulement contribuer à réduire leurs taux d’intérêt et à accroître les prix d’actifs (donc à stimuler la consommer et l’investissement en réduisant davantage les coûts de financement et en générant des effets de richesse), mais aussi convaincre davantage le public de la détermination de la banque centrale à mettre fin à la trappe à liquidité.

Les enseignements tirés de l’expérience japonaise sont cruciaux pour l’ensemble des économies développées : ces dernières ont également basculé dans une trappe à liquidité en 2008 avec la crise financière mondiale et certaines d’entre elles semblent encore y être piégées. Si, comme le pense Larry Summers, les pays développés connaissent actuellement une stagnation séculaire, alors ils pourraient désormais se retrouver fréquemment dans une trappe à liquidité. La littérature sur le Japon et les trappes à liquidité a servi à Bernanke lui-même lorsqu’il était à la tête de la Fed : quand l’économie américaine bascula dans la Grande Récession, la Fed réduisit rapidement ses taux directeurs et, une fois ces derniers au plus proche de zéro, adopta des actions « non conventionnelles », comme les achats d’actifs à grande échelle dans le cadre de divers programmes d’assouplissement quantitatif (quantitative easing).

Quant au Japon, il fallut atteindre décembre 2012 pour voir un changement de régime de la politique économique avec l’arrivée au pouvoir de Shinzo Abe. Ce dernier a promis de raviver la croissance économique et de mettre enfin un terme à la déflation. Son programme (qui a très rapidement reçu le surnom d’« abenomics ») repose sur trois « flèches » : un assouplissement monétaire, une relance budgétaire et des réformes structurelles. En janvier 2013, la Banque du Japon annonça qu’elle suivrait désormais un nouvel objectif, celui d’atteindre une inflation de 2 %. Deux mois plus tard, Haruhiko Kuroda devint gouverneur et prit en charge le volet monétaire de l’abenomics. La Banque du Japon commença notamment à acheter des actifs à grande échelle dans le cadre de ce qu’elle a qualifié d’« assouplissement quantitatif et qualitatif ». Le bilan de la Banque du Japon a depuis fortement gonflé et atteignait l’équivalent de 88 % du PIB à la fin de l’année 2016 ; en comparaison, les bilans de la Fed et de la BCE représentaient au même instant respectivement 24 % du PIB américain et 34 % du PIB de la zone euro. La Banque du Japon a commencé à pousser ses taux en territoire négatif, sans pour autant aller aussi loin que sa consœur européenne. Plus récemment, la Banque du Japon a annoncé qu’elle ciblerait désormais le rendement des obligations publiques japonaises à 10 ans, tout d’abord autour de zéro, et qu’elle laisserait l’inflation excéder sa cible une fois qu’elle l’aurait atteinte [Bernanke, 2016].

Joshua Hausman et Johannes Wieland (2014, 2015), parmi d’autres, ont déjà fait un bilan préliminaire de l’abenomics ; Bernanke (2017) a lui-même dressé un tel bilan dans un discours prononcé il y a quelques jours à la Banque du Japon. Il rappelle que les mesures agressives d’Abe et Kuroda ont contribué à pousser les cours boursiers à la hausse, à réduire les taux d’intérêt de long terme et à alimenter la dépréciation du yen. La croissance économique s’est accélérée et atteint environ 1,1 % depuis le début de l’année 2013. Après plusieurs années de contraction, la croissance du PIB nominal a été en moyenne proche de 2,1 % au cours des quatre dernières années. L’inflation sous-jacente a augmenté, fluctuant entre 0,5 et 0,7 % entre 2013 et 2015. Pour autant, malgré ces progrès, la Banque du Japon est toujours loin de sa cible de 2 % d’inflation.

Plusieurs arguments plaideraient pour que la Banque du Japon cesse d’être aussi agressive. Par exemple, pour certains, l’économie japonaise est condamnée à connaître une faible croissance économique et des tensions déflationnistes en raison de dynamiques structurelles, associées notamment au vieillissement démographique, comme la contraction de la main-d’œuvre et le ralentissement de la croissance de la productivité ; or la banque centrale a peu de prises sur ces tendances lourdes. D’autres ne manquent pas de souligner que les récentes performances du Japon ne sont pas si catastrophiques que cela, en particulier si l’on observe les variables macroéconomiques, non pas au niveau agrégé, mais par tête. Sur certains points, le Japon réalise même de meilleures performances que d’autres économies développées : le taux de chômage est plus faible et le taux d’activité plus élevé au Japon qu’aux Etats-Unis.

Mais pour Bernanke les arguments plaidant au contraire pour que la Banque du Japon poursuive ses efforts sont encore plus robustes. Par exemple, si l’inflation et la croissance économique s’accéléraient, elle permettrait au gouvernement de réduire son énorme ratio d’endettement. Rien que le passage à une inflation de 2 % permettrait de réduire le ratio dette publique sur PIB d’environ 21 points de pourcentage. Surtout, une accélération de l’inflation et de la croissance permettrait à la Banque du Japon d’éloigner son taux directeur de zéro et ainsi de gagner en marge de manœuvre pour faire face à d’éventuels chocs récessifs.

Bernanke n’est toutefois pas aussi optimiste qu’il y a une vingtaine d’années. En effet, la Banque du Japon peut difficilement davantage assouplir sa politique monétaire. Les taux d’intérêt sont proches de zéro, non seulement à court terme, mais aussi pour le reste des échéances : l’économie japonaise semble ainsi piégée dans une « super-trappe à liquidité ». Olivier Blanchard et Adam Posen (2015) notent qu’il est plus facile de relever les anticipations d’inflation si l’inflation s’accroît initialement. Ils recommandent que le gouvernement japonais prenne avantage du cadre de négociation salariale semi-centralisé pour inciter les entreprises à davantage accroître leurs salaires, ce qui les forcerait à répercuter la hausse subséquente de leurs coûts de production sur leurs prix de vente ; le gouvernement peut directement accroître la rémunération des fonctionnaires. La hausse des salaires et l’anticipation d’une accélération de l’inflation pourraient inciter les ménages à consommer plus. Si le gouvernement parvenait par là même à obtenir une accélération de l’inflation, rien ne certifierait que celle-ci soit durable.

Pour Bernanke, tout cela plaide pour que le gouvernement s’appuie davantage sur sa politique budgétaire pour stimuler l’activité et l’inflation. Il faut avouer que, malgré les promesses d’Abe, la politique budgétaire japonaise n’a pas été pleinement accommodante ces dernières années : par exemple, le gouvernement a relevé la taxe à la consommation en avril 2014, puis à nouveau en octobre 2015, et il projette (après maints reports) de l’accroître à nouveau en octobre 2019, or de telles mesures, menées dans un contexte de stagnation, désincitent les ménages à accroître leur consommation. En fait, c’est l’ensemble de la politique budgétaire japonaise qui semble avoir été incohérente ces dernières décennies, ce qui a réduit son efficacité : Alan Auerbach et Yuriy Gorodnichenko (2014) ont noté que les divers gouvernements japonais qui se sont succédés ont souvent rapidement avorté leurs tentatives de relance budgétaire en adoptant des plans d’austérité, si bien qu’elles se sont révélées insuffisantes pour stimuler l’activité économique, mais par contre elles n’ont pas manqué de s’accompagner d’une hausse régulière de l’endettement public.

Dans la mesure où le ratio dette publique sur PIB est particulièrement élevé, une éventuelle relance budgétaire ne serait toutefois pas possible sans coordination entre autorités monétaires et budgétaires : si le gouvernement s’engage à accroître ses dépenses publiques, voire à réduire les impôts, la Banque du Japon doit parallèlement promettre d’agir autant que nécessaire pour compenser les effets de ce plan de relance sur le ratio dette publique sur PIB. Bref, il s’agit de financer monétairement un plan de relance. Si la Banque du Japon respecte son engagement à laisser l’inflation s’accroître temporairement au-delà de sa cible une fois cette dernière atteinte, il est peu probable qu’elle resserre rapidement sa politique monétaire dans le cas où la relance budgétaire parvenait effectivement à stimuler l’inflation. Le fait même que la Banque du Japon possède déjà un important volume de titres publics japonais et qu’elle cible désormais le rendement de ces derniers (du moins pour les titres à 10 ans) suggère qu’elle est prête à facilité la tâche des autorités budgétaires.

 

Références

AUERBACH, Alan J, & Yuriy GORODNICHENKO (2014), « Fiscal multipliers in Japan », NBER, working paper, n° 19911.

BERNANKE, Ben S. (2000), « Japanese monetary policy: A case of self-induced paralysis? », in Ryoichi Mikitani & Adam Posen (dir.), Japan’s Financial Crisis and Its Parallels to U.S. Experience.

BERNANKE, Ben (2016), « The latest from the Bank of Japan », 21 septembre. Traduction française, « A propos des dernières annonces de la Banque du Japon », in Annotations (blog).

BERNANKE, Ben S. (2017), « Some reflections on Japanese monetary policy », discours prononcé à la Banque du Japon le 24 mai.

BLANCHARD, Olivier, & Adam POSEN (2015), « Getting serious about wage inflation in Japan », in Nikkei Asian Review.

EGGERTSSON, Gauti B., & Michael WOODFORD (2003), « The zero interest-rate bound and optimal monetary policy », in Brookings Papers on Economic Activity.

HAUSMAN, Joshua K., & Johannes F. WIELAND (2014), « Abenomics: Preliminary analysis and outlook », Brookings Papers on Economic Activity.

HAUSMAN, Joshua K., & Johannes F. WIELAND (2015), « Abenomics: An Update », Brookings Papers on Economic Activity.

KRUGMAN, Paul (1998), « It’s Baaack: Japan’s slump and the return of the liquidity trap », in Brookings Papers on Economic Activity, vol. 19, n° 2.

SVENSSON, Lars E. O. (2003), « Escaping from a liquidity trap and deflation: The foolproof way and others », in Journal of Economic Perspectives, vol. 17, n° 4, 145-66.

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18 mai 2017 4 18 /05 /mai /2017 21:16
La politique monétaire est-elle moins efficace lorsque les taux d’intérêt sont durablement faibles ?

Depuis huit ans, les taux d’intérêt sont extrêmement faibles dans les pays développés. En moyenne, les taux d’intérêt nominaux de court terme sont proches de zéro depuis début 2009 et ils sont même négatifs dans la zone euro (depuis 2014) et au Japon (depuis 2016). Les taux d’intérêt réels de court terme, c’est-à-dire ajustés à l’inflation, sont en territoire négatif. Les taux d’intérêt de long terme ont également été poussés à la baisse : en termes nominaux, ils sont passés en moyenne de 3-4 % en 2009 à moins de 1 % en 2016 ; en termes réels, ils sont pour l’essentiel négatifs depuis 2012. En conséquence, un encours de titres publics de plus en plus important s’échange à des taux négatifs.

GRAPHIQUE  Taux d’intérêt nominaux et réels dans les principaux pays développés (en %)

La politique monétaire est-elle moins efficace lorsque les taux d’intérêt sont durablement faibles ?

source : Borio et Hofmann (2017)

Une telle situation est inédite, du moins selon les données disponibles depuis 1870. Les taux d’intérêt nominaux n’avaient même pas été aussi faibles aussi longtemps suite à la Grande Dépression des années trente. Il y a eu des périodes, notamment lors des années soixante-dix, où un niveau élevé d’inflation poussait les taux d’intérêt réels à des niveaux encore plus faibles que l’on observe aujourd’hui, mais ces périodes étaient plus courtes que celle qui début avec la crise financière mondiale.

Cette faiblesse persistante des taux d’intérêt reflète les mesures particulièrement accommodantes que les banques centrales ont adoptées suite à la crise afin de contenir les turbulences financières et d’amortir l’impact de celles-ci sur l’activité réelle. Elles ont rapidement ramené leurs taux directeurs au plus proches de zéro et adopté ensuite des mesures moins conventionnelles, comme des achats d’actifs à grande échelle dans le cadre de programmes d’assouplissement quantitatif (quantitative easing) ou encore poussé leurs propres taux directeurs en territoire négatif. Pour autant, la reprise a été lente (tellement lente que les niveaux de vie n’ont toujours pas dépassés leur niveau d’avant-crise dans de nombreux pays) et les taux d’inflation restent en-deçà de leur cible (fixée en l’occurrence autour de 2 % d’inflation).

Ainsi, beaucoup d’économistes et plusieurs anciens banquiers centraux (notamment Ben Bernanke) estiment non seulement que les mesures non conventionnelles sont moins efficaces que les baisses de taux d’intérêt, mais aussi que ces dernières sont d’autant moins efficaces que les taux sont faibles. Bref, il pourrait y avoir une « efficacité décroissante de la politique monétaire » [Panizza et Wyplosz, 2016].

Claudio Borio et Boris Hofmann (2017) ont alors analysé l’efficacité de la politique monétaire dans un contexte de taux d’intérêt durablement faibles. En passant en revue les différentes raisons amenant à penser que la politique monétaire devient de moins en moins efficace à mesure que les taux d’intérêt diminuent, ils classent celles-ci en deux catégories : d’une part, les « vents contraires » induits par le contexte économique ; d’autre part, les non-linéarités inhérentes associées au niveau des taux d’intérêt. 

Tout d’abord, les taux d’intérêt risquent d’être durablement faibles dans le sillage d’une récession de bilan, c’est-à-dire lorsque la récession éclate dans un contexte de fort endettement du secteur privé. Le ralentissement de l’activité, la chute des prix d’actifs, la perte d’accès au crédit et l’éventuelle apparition d’une déflation contraignent les emprunteurs à se désendetter rapidement, notamment parce qu’ils voient le poids réel de leur dette augmenter. Or, ce désendettement contraint les entreprises et les ménages à resserrer leurs dépenses, ce qui dégrade davantage la demande globale et l’excès d’épargne qui en résulte pousse davantage les taux d’intérêt à la baisse. Dans ce contexte, il est peu probable qu’une baisse des taux d’intérêt incite les entreprises et les ménages à accroître leurs dépenses. De plus, une crise violente entraîne une forte hausse de l’incertitude, tandis que l’aversion au risque s’accroît brutalement, si bien qu’un assouplissement des conditions monétaires incite encore moins les ménages et les entreprises à s’endetter pour financer des projets de long terme ; au contraire, ils risquent plutôt de chercher à accroître leur épargne de précaution. Ensuite, lorsque le secteur bancaire est en difficulté, la baisse même des taux directeurs se répercute plus difficilement aux taux d’intérêt des banques commerciales. Enfin, si la récession a été précédée par un boom financier, ce dernier a certainement conduit à une mauvaise allocation des capitaux, au profit des investissements dans des secteurs peu productifs (comme l’immobilier) et au détriment des secteurs les plus productifs et les plus innovants, or la paralysie du secteur bancaire et la faiblesse de la demande lors de la crise freinent la réallocation des ressources des premiers vers les seconds lors de la récession, ce qui contraint en retour la reprise, donc déprime à nouveau les taux.

Borio et Hofmann identifient aussi plusieurs non-linéarités associées au niveau même des taux d’intérêt. Premièrement, la faiblesse des taux d’intérêt nominaux réduit la profitabilité des banques. Ces dernières sont en effet réticentes à pousser les taux prêteurs en territoire négatif, pour éviter de voir les déposants multiplier les retraits de liquidité. L’érosion de la profitabilité des banques les contraint alors davantage dans leur activité d’intermédiaire. Deuxièmement, lorsque le taux d’intérêt réel est faible, le rendement de l’épargne est faible, si bien que les ménages sont susceptibles de réduire davantage leurs dépenses pour accroître leur épargne. En outre, la faiblesse des taux d’intérêt réduit les effets de richesse, donc freine également la consommation des ménages détenant de l’épargne sur des comptes bancaires ou sous forme d’obligations. Troisièmement, si les taux d’intérêt restent durablement faibles (a fortiori sans accélération significative de l’activité), les agents peuvent interpréter cela comme signalant de très sombres perspectives économiques à long terme, ce qui les désincite à accroître leurs dépenses, notamment dans l’investissement, et maintient par là même la faiblesse de l’activité. Enfin, un niveau durablement faible des taux d’intérêt peut entraîner une zombification de l’économie. En effet, les banques peuvent alors être désincitées à nettoyer leurs bilans, mais aussi être incitées à renouveler leurs prêts non performants (c’est-à-dire ceux accordés à des agents peu solvables, notamment des entreprises peu productives), plutôt que d’accorder de nouveaux prêts à des agents solvables (notamment aux entreprises très productives), ce qui freine la destruction créatrice, la réallocation des ressources et au final la croissance.

Plusieurs études empiriques suggèrent que la politique monétaire est plus efficace en période de turbulences financières qu’en temps normal, notamment parce qu’elle contribue à réduire l’incertitude et à contenir les événements extrêmes. Par contre, beaucoup d’analyses suggèrent aussi que la politique monétaire est peu efficace lors d’une reprise consécutive à une récession de bilan. Concernant l’impact de mesures non conventionnelles, les études tendent à suggérer qu’elles affectent effectivement les variables financières, mais elles sont plus nuancées concernant leur impact sur l’activité. En analysant les Etats-Unis, Heiko Hesse et ses coauteurs (2017) constatent que les programmes d’achats à grande échelle de la Fed semblent avoir été de moins en moins efficaces. Andrew Haldane, Matt Roberts-Sklar, Tomasz Wieladek et Chris Young (2016) constatent que les chocs d’assouplissement quantitatifs ont plus d’effets lorsque les turbulences financières sont fortes plutôt que faibles. Ugo Panizza et Charles Wyplosz (2016) ne parviennent pas vraiment à confirmer, ni à rejeter l’hypothèse d’une efficacité décroissante de la politique monétaire dans les pays développés.

Il y a beaucoup moins d’études autour des non-linéarités dans la transmission de la politique monétaire associées aux faibles niveaux de taux d’intérêt. Claudio Borio, Leonardo Gambacorta et Boris Hofmann (2015) et Stijn Claessens, Nicholas Coleman et Michael Donnelly (2016) confirment que la profitabilité des banques décline à de faibles taux d’intérêt, ce qui suggère que leur activité de prêt pourrait s’en trouver affectée. Claudio Borio et Leonardo Gambacorta (2017) constatent que le prêt devient moins sensible aux baisses de taux d’intérêt de court terme lorsque ces derniers sont déjà faibles. De leur côté, Boris Hofmann et Emanuel Kohlscheen (2017) constatent que la croissance de la consommation réelle semble être liée au niveau nominal des taux d’intérêt, plutôt qu’à leur niveau réel, mais aussi que l’élasticité de la croissance de la consommation vis-à-vis du taux d’intérêt augmente avec le niveau du taux d’intérêt ; ces constats suggèrent un aplatissement de la courbe IS à de faibles niveaux de taux d’intérêt. Enfin, plusieurs études suggèrent une dégradation de l’allocation des ressources, notamment une multiplication d’entreprises zombies, à de faibles taux d’intérêt, ce qui pourrait contribuer à expliquer la faiblesse de l’investissement et de la croissance de la productivité des entreprises dans les pays développés ces dernières années.

Si la politique monétaire est d’autant moins efficace qu’elle est accommodante, il n’est donc pas certain que l’assouplissement monétaire suffise pour empêcher les économies de connaître une stagnation durable de leur activité. Il est alors justifié que celui-ci s’accompagne d’un assouplissement de la politique budgétaire, et ce d’autant plus si, comme Stephen Cecchetti, Tommaso Mancini Griffoli et Machiko Narita (2017) tendent par exemple à le confirmer, une politique durablement accommodante stimule excessivement les prises de risque et augmente le risque d’une crise financière.

 

Références

BORIO, Claudio, & Leonardo GAMBACORTA (2017), « Monetary policy and bank lending in a low interest rate environment: diminishing effectiveness? », BRI, working paper, n° 612.

BORIO, Claudio, Leonardo GAMBACORTA & Boris HOFMANN (2015), « The influence of monetary policy on bank profitability », BRI, working paper, n° 514.

BORIO, Claudio, & Boris HOFMANN (2017), « Is monetary policy less effective when interest rates are persistently low? », BRI, working paper, n° 628.

CECCHETTI, Stephen, Tommaso Mancini GRIFFOLI & Machiko NARITA (2017), « Does prolonged monetary easing increase financial vulnerabilities? », FMI, working paper, n° 17/65.

CLAESSENS, Stijn, Nicholas COLEMAN & Michael DONNELLY (2016), « Low-for-long interest rates and net interest margins of banks in advanced foreign economies », IFDP note.

HALDANE, Andrew G., Matt ROBERTS-SKLAR, Tomasz WIELADEK & Chris YOUNG (2016), « QE: the story so far », Banque d’Angleterre, staff working paper, n° 624.

HESSE, Heiko, Boris HOFMANN & J. WEBER (2017), « The macroeconomic effects of asset purchases revisited », BRI, mimeo.

HOFMANN, Boris, & Emanuel KOHLSCHEEN (2017), « Consumption and interest rates: a cross-country analysis », BRI, mimeo.

PANIZZA, Ugo, & Charles WYPLOSZ (2016), « The folk theorem of decreasing effectiveness of monetary policy: what do the data say? ».

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11 novembre 2016 5 11 /11 /novembre /2016 17:59
La crise mondiale a-t-elle durablement bouleversé la conduite de la politique monétaire ?

La sévérité de la crise financière mondiale et la lenteur de la subséquente reprise ont poussé les banques centrales à fortement assouplir leur politique monétaire, tout d’abord en rapprochant leurs taux directeurs au plus proche de zéro, puis en adoptant des mesures moins « conventionnelles, comme les achats d’actifs à grande échelle dans le cadre de programmes d’assouplissement quantitatif (quantitative easing), en améliorant leur communication pour mieux guider les anticipations des agents à travers la pratique du forward guidance ou encore en poussant leurs taux directeurs en territoire négatif. C’est ainsi que peut-être « la nécessité s’est révélée être la mère de l’innovation ».

Mais, à mesure que le temps passe et que les effets de la crise mondiale s’atténuent ou que, tout du moins, le souvenir de la crise s’éloigne, il n’est pas impossible que les banques centrales se contentent de la boîte à outils dont elles disposaient avant la crise financière, c’est-à-dire essentiellement la variation des taux directeurs. Certes, certaines d’entre elles sont toujours aux prises avec une activité domestique particulière atone, mais d’autres ont commencé à resserrer leur politique monétaire, notamment pour éviter une surchauffe de leur économie et la formation d’une nouvelle bulle spéculative. Aujourd’hui, même si des banques centrales comme la BCE et la Banque du Japon continuent à adopter de nouvelles mesures pour davantage assouplir leur politique monétaire, la Réserve fédérale a quant à elle réduit ses achats d’actifs et a déjà commencé à relever son taux directeur, en raison du retour de l’économie américaine au « plein emploi ».

Ainsi, Alan Blinder, Michael Ehrmann, Jakob de Haan et David-Jan Jansen (2016) se sont demandé si ces récents changements observés dans la mise en œuvre de la politique monétaire sont susceptibles ou non d’être permanents. Ils s’appuient en l’occurrence sur deux sondages qu’ils ont menés entre février et mai 2016, l’un réalisé auprès des gouverneurs de nombreuses banques centrales à travers le monde et un second réalisé auprès des spécialistes de la politique monétaire parmi les universitaires. Ils constatent que les banques centrales dans les pays les plus touchés par la crise ont été celles qui ont été les plus enclines à recourir à de nouvelles mesures de politique monétaire, d’avoir discuté de leurs mandats et d’avoir davantage communiqué sur leurs actions et objectifs. Autrement dit, la nécessité a effectivement été « la mère des innovations ». Mais il semble que les idées ont plus largement changé. Par exemple, les banques centrales dans les pays les moins touchés par la crise ont indiqué avoir mis en œuvre des mesures de politique macroprudentielle. En outre, la relation entre les banques centrales et leurs gouvernements peuvent avoir bien changé, les banques centrales franchissant plus souvent la ligne de démarcation.

Certes, le monde des banquiers centraux n’a pas beaucoup changé, surtout si l’on fait abstraction de la Fed, de la Banque d’Angleterre, de la BCE et de la Banque du Japon : 70 % des gouverneurs de banque centrale qui ont répondu à l’annonce n’ont pas considéré l’éventualité d’adopter des taux nuls, voire des taux négatifs, ni même un programme d’assouplissement quantitatif. Mais la crise mondiale a amené beaucoup de gouverneurs et d’universitaires à reconsidérer ce que devait être le mandat des banques centrales. Beaucoup considèrent notamment que les autorités monétaires doivent ajouter la stabilité financière parmi leurs objectifs. Les mandats de certaines banques centrales ont d’ailleurs déjà été modifiés pour intégrer un objectif de stabilité financière. Pour autant, la plupart ne considèrent pas l’éventualité d’abandonner l’objectif de ciblage d’inflation.

Globalement, Blinder et ses coauteurs s’attendent à ce que les banques centrales aient à l’avenir de plus larges mandats, qu’elles utilisent plus largement des outils macroprudentiels et qu’elles communiquent plus activement qu’elles ne le faisaient avant la crise. Bien qu’il n’y ait pas encore de consensus sur les bénéfices ou sur les coûts respectifs des mesures non conventionnelles, Blinder et alii s’attendent à ce que la plupart d’entre elles demeurent dans les boîtes à outils des banques centrales, dans la mesure où les gouverneurs qui ont acquis de l’expérience avec un outil particulier sont les plus susceptibles d’avoir une bonne opinion de celui-ci. En outre, même si beaucoup pensent que les banques centrales doivent adopter des mesures macroprudentielles, il n’y a aucun consensus sur celles qui doivent être adoptées.

Enfin, Blinder et ses coauteurs notent de réelles différences entre ce que pensent les universitaires et ce que pensent les banquiers centraux sur la conduite de la politique monétaire. Par exemple, les premiers sont davantage favorables à ce que la plupart des mesures non conventionnelles qui ont été adoptées depuis la crise mondiale demeurent dans la boîte à outils des banques centrales, tandis que les seconds jugent souvent qu’il est trop tôt pour juger. En outre, même si les gouverneurs des banques centrales et les universitaires sont d’accord à l’idée que les banques centrales communiquent davantage depuis la crise et qu’elles continueront ainsi à le faire, les universitaires montrent une préférence pour le forward guidance qualitatif, basé sur les données, tandis que les banquiers centraux préfèrent généralement la forme qualitative du forward guidance. Enfin, si les gouverneurs des banques centrales ne jugent pas avoir reçu beaucoup de critiques pour avoir agi sur le plan politique ou avoir franchi la ligne durant la crise, la majorité des universitaires estiment au contraire que les autorités monétaires ont fait l’objet de nombreuses critiques pour avoir agi ainsi, beaucoup s'inquiétant notamment de leur indépendance.

 

Référence

BLINDER, Alan, Michael EHRMANN, Jakob de HAAN & David-Jan JANSEN (2016), « Necessity as the mother of invention: Monetary policy after the crisis », NBER, working paper, n° 22735, octobre.

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