Même si beaucoup d’études ont depuis longtemps cherché à préciser le lien entre l’inflation et la répartition des revenus et richesses, l’impact direct de la politique monétaire sur les inégalités n’est par contre analysé que depuis très récemment, en particulier parce que l’accroissement des inégalités de revenu que l’on a pu observer ces dernières décennies dans les pays avancés semble avoir joué un rôle déterminant dans l’accumulation des déséquilibres qui ont conduit à la crise financière mondiale.
Olivier Coibion, Yuriy Gorodnichenko, Lorenz Kueng et John Silvia (2012) ont pourtant identifié plusieurs canaux via lesquels la politique monétaire était susceptible d’influencer les inégalités. La politique monétaire cherche à influencer l’activité via les variations des taux d’intérêt et des prix d’actifs (les cours boursiers, les cours des obligations, les prix des logements...). Or, selon le canal de la redistribution de l’épargne, une hausse non anticipée des taux d’intérêt ou une désinflation inattendue entraînent une redistribution de richesse au profit des épargnants et au détriment des emprunteurs, or ce sont justement les plus pauvres qui ont tendance à emprunter. Selon le canal du portefeuille, la hausse des prix des actifs financiers (actions, obligations) bénéficie de façon disproportionnée aux ménages les plus aisés, dans la mesure où ce sont surtout ces derniers qui les possèdent.
Coibion et ses coauteurs ont alors étudié les contributions de la politique monétaire sur la consommation et les inégalités de revenu depuis 1980. Ils constatent que les resserrements monétaires ont systématiquement accru les inégalités de revenu du travail, de revenu total, de consommation et de dépenses totales. En outre, les chocs monétaires expliquent une part importante des variations cycliques du revenu et de consommation. Malgré le formidablement assouplissement des politiques monétaires ces dernières années, celles-ci ont pu contribuer à accroître les inégalités. En effet, la Grande Récession a été si violente que les économies avancées se sont retrouvées dans une trappe à liquidité : le taux d’intérêt « naturel » a été fortement négatif. Or, les banques centrales peuvent difficilement réduire leurs taux directeurs en-deçà de zéro, si bien que leur politique monétaire demeure excessivement restrictive même lorsque les taux d’intérêt nominaux sont à leur borne inférieure.
Afin d’assouplir davantage leur politique monétaire une fois leurs taux directeurs au plus proche de zéro, les banques centrales ont eu recours à des mesures non conventionnelles, notamment à des achats d’actifs à large échelle via des programmes d’assouplissement quantitatif (quantitative easing). Ayako Saiki et Jon Frost (2014) ont observé comment de telles mesures ont affecté les inégalités au Japon. Leur analyse suggère qu’elles ont accru les inégalités, en particulier après 2008, lorsque l’assouplissement quantitatif est devenu plus agressif. Saiki et Frost estiment que c’est à travers le canal de portefeuille, c’est-à-dire via la hausse des prix d’actifs, que la politique monétaire non conventionnelle a eu tendance à aggraver les inégalités dans l’économie insulaire.
La Banque du Japon n’a pas la seule banque centrale à avoir utilisé des mesures non conventionnelles : la Fed, la Banque d’Angleterre et la BCE ont toutes les trois utilisé une forme ou une autre d’achats d’actifs à grande échelle. Klaus Adam et Panagiota Tzamourani (2015) se sont penchés sur les répercussions des achats d’actifs à grande échelle sur les prix d’actifs et la répartition du revenu et du patrimoine en zone euro. Ils constatent que les hausses des cours boursiers entraînent une hausse significative des inégalités de patrimoine, alors que les hausses des cours obligataires ne semblent pas modifier la répartition des richesses. Ils aboutissent à ce constat, aussi bien en observant la zone euro dans sans ensemble que les pays-membres pris individuellement. Ils constatent également que 20 % des ménages de la zone euro, caractérisés par un plus faible revenu et un plus faible patrimoine que la moyenne, n’ont absolument pas bénéficié des hausses des prix d’actifs financiers.
Encore plus récemment, Dietrich Domanski, Michela Scatigna et Anna Zabai (2016) se sont penchés sur la récente hausse des inégalités de richesse dans les pays développés en observant les effets de valorisation sur les actifs et passifs des ménages. En utilisant les données d’enquêtes réalisées auprès des ménages en Allemagne, en Espagne, aux Etats-Unis, en France, en Italie et aux Royaume-Uni, ils analysent les possibles vecteurs des inégalités de richesse et les répercussions de la politique monétaire via son impact sur les taux d’intérêt et les prix d’actifs. Leurs simulations suggèrent que les inégalités de richesse se sont généralement accrues depuis la crise financière mondiale dans les six pays qu’ils étudient. En l’occurrence, sur la période étudiée, le patrimoine net des plus riches a augmenté deux fois plus vite que le patrimoine des plus pauvres en Allemagne et en Italie ; quatre fois plus vite aux Etats-Unis ; et cinq fois plus vite en France. Les inégalités de richesse ont retrouvé leur niveau d’avant-crise, alors qu’elles avaient initialement baissé. Alors que les faibles taux d’intérêt et à la hausse des cours obligataires semblent avoir un impact négligeable sur les inégalités de richesse, ce n’est pas le cas de la hausse des cours boursiers : les rendements boursiers élevés qui sont observés depuis 2010 ont continué le principal moteur de la forte croissance du patrimoine net parmi les ménages les plus aisés. La reprise observée dans les prix de l’immobilier n’a compensé que partiellement cet effet.
Les résultats sont d’autant plus inquiétants que l’accroissement des inégalités tendrait, d’une part, à freiner la croissance en déprimant la demande globale et, d’autre part, à accroître le risque d’instabilité financière, donc, dans les deux, à non seulement réduire l’efficacité de la politique monétaire, mais aussi à accroître le risque que l’économie se retrouve en récession, en déflation, voire dans une trappe à liquidité. Les analystes de la stagnation séculaire donnent notamment un rôle déterminant à l’accroissement des inégalités dans l’affaiblissement structurel de la demande globale. Les mesures non conventionnelles que les banques centrales adoptent pour sortir une économie d’une trappe à liquidité tendraient, par le biais des inégalités, à l’y enfermer. Au vu des missions des banques centrales (maintenir une inflation proche de 2 %, refermer l’écart de production, voire assurer le plein emploi), elles sont donc contre-productives. De telles conclusions amènent à douter de l’opportunité de s’appuyer sur des mesures non conventionnelles lorsque l’économie se trouve confrontée à une trappe à liquidité ; une fois les taux d’intérêt au plus proche de leur borne inférieure, c’est bien aux gouvernements de prendre en charge la stabilisation de l’activité en s’appuyant sur la relance budgétaire.
Références
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