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10 juillet 2013 3 10 /07 /juillet /2013 17:44

Au cours de la dernière décennie, les économies en développement ont connu des taux de croissance sans précédents, ce qui s’est traduit par une forte réduction de la pauvreté extrême et une forte expansion de la classe moyenne au niveau mondial. Avec le déclin des performances économiques des pays riches, la différence entre les taux de croissance des pays avancés et en développement a atteint plus de 5 points de pourcentage. La Chine, l’Inde et quelques autres pays asiatiques sont à l’origine de l’essentiel de cette performance. De leur côté, l’Amérique latine et l’Afrique ont amorcé leur croissance et retrouvé les taux de croissance qu’ils avaient connu dans les années cinquante et soixante. 

Dani Rodrik (2013a) s’est alors demandé si les pays en développement pourront poursuivre ces performances à l’avenir et renverser la Grande Divergence qui a séparé l’économie mondiale entre pays riches et pauvres au dix-neuvième siècle. Pour cela, il doit identifier les moteurs clés de la croissance économique, ainsi que les contraintes qui pèsent sur elle. L’observation des bouleversements qui ont touché l’économie mondiale depuis la Révolution Industrielle l’amène à formuler six faits stylisés à propos de la croissance économique :

1. La croissance du PIB et celle de la productivité globale se sont graduellement accélérées au cours du temps (et non pas subitement en des instants précis), si bien qu’il est difficile de clairement dater le début de la Révolution industrielle. La croissance de la productivité globale des facteurs s’élevait à 0,5 % dans le siècle qui suivit 1780, après avoir approximé zéro pendant plusieurs siècles. Avant la Seconde Guerre mondiale, la période la plus prospère était celle de l’étalon-or : la croissance annuelle du PIB mondial s’élevait à 1 % entre 1870 et 1913. Elle atteint 3 % entre 1950 et le milieu des années soixante-dix. Bien que la croissance ait ralenti depuis, elle reste plus rapide que ce qui était observé durant l’entre-deux-guerres. 

2. Certains mettent en avant les avantages associés au sous-développement économique. Par exemple, les pays en développement n’auraient pas à innover, mais simplement à importer les technologies créées par les pays avancés pour amorcer leur rattrapage sur les pays avancés. Trois pays émergents d’Asie ont connu des taux de croissance particulièrement exceptionnels dans l’après-guerre : la croissance du PIB par tête s’est maintenue entre 7 et 8 % entre 1950 et 1973 au Japon, entre 1973 et 1990 en Corée du Sud et depuis 1990 en Chine, ce qui permit à tous trois de voir leurs niveaux de vie converger rapidement avec ceux de l’occident. La convergence est toutefois l’exception plutôt que la règle. A long terme, les taux de croissance ne sont corrélés ni avec le niveau initial de productivité, ni avec la distance séparant l’économie de la frontière technologique. Les économies pauvres ne tendent pas à croître en moyenne plus rapidement que les économies riches : on dit qu’il n’y a pas de convergence inconditionnelle. En revanche, il est possible d’observer une convergence conditionnelle : lorsque les taux de croissance sont conditionnés par un ensemble limité de variables, les résidus de croissance sont négativement corrélés avec les niveaux initiaux de PIB par tête. Ces variables incluent le capital humain, l’investissement, la qualité des institutions, le degré d’ouverture et la stabilité macroéconomique. En d’autres termes, seul un sous-ensemble de pays qui présentent des niveaux similaires dans ces variables conditionnelles connaît une convergence. 

3. Les économies pauvres ne sont pas une reproduction en miniature des économies riches. Elles sont structurellement différentes de ces dernières. Elles produisent une gamme limitée de biens et services. En leur sein, les secteurs traditionnels et modernes se démarquent les uns des autres par de larges écarts structurels en termes de productivité. Le développement passe donc par un changement structurel qui implique la réallocation de la main-d’œuvre employée dans les secteurs traditionnels à faible productivité vers les activités modernes à productivité élevée. Les pays qui connaissent les plus fortes croissances sont justement ceux qui ont réussi à supprimer le plus efficacement les obstacles entravant cette transformation. Rodrik considère que les analyses en termes d’avantages comparatifs sont peu pertinentes pour analyser le développement : celui-ci ne passe pas par une spécialisation, mais bien par une diversification productive. Au fur et à mesure qu’elles s’enrichissent, les économies produisent une gamme toujours plus large de biens et services. La diversification cesse toutefois à partir d’un niveau élevé de revenu et laisse place à une spécialisation dans plusieurs activités. 

4. Historiquement, l’industrialisation et les exportations de produits manufacturés ont été les plus sûrs leviers pour une croissance rapide et soutenue. C’est en s’industrialisant que la Grande-Bretagne et ses imitateurs (certains pays européens, les Etats-Unis) sont entré dans le régime moderne de la croissance économique au cours du dix-neuvième siècle. C'est également en s’industrialisant que certains retardataires (le Japon, la Corée du Sud, etc.) ont pu rattraper leur retard au cours du vingtième siècle et rejoindre le club des pays avancés. À l'exception de quelques petits pays qui ont bénéficié d’une abondance des ressources naturelles, quasiment tous les pays qui ont connu des taux de croissance élevés ces dernières décennies (en premier lieu la Chine) doivent leurs performances à leur activité manufacturière. 

5. Les niveaux de productivité des pays en développement ne convergent pas vers ceux des pays avancés, mais l’industrie manufacturière fait toutefois l’objet d’une convergence : les activités industrielles qui ont débuté loin derrière la frontière de productivité connaissent une croissance plus rapide de leur productivité. Selon Rodrik, cette dynamique doit certainement être reliée à la nature échangeable des produits manufacturés et à la relative facilité avec laquelle la technologie est transférée d’un pays à l’autre. La convergence inconditionnelle observée dans le secteur manufacturier est toutefois insuffisante pour entraîner une convergence au niveau agrégé. Le secteur manufacturier formel est en effet relativement petit dans les pays à faible revenu ; il emploie moins de 5 % de la main-d’œuvre dans les plus pauvres d’entre eux. Les pays en développement prospères sont justement ceux qui ont su opérer une industrialisation rapide en plus de la convergence industrielle.

6. Les économies les plus prospères n’ont pas été celles qui avaient le moins d’intervention étatique. La Chine et l’Inde, deux des pays émergents les plus prospères, connaissent une forte implication de l’Etat. Certes, les formes extrêmes d’intervention de type planification centrale étouffent l’activité privée et par là nuisent à la croissance. Toutefois, un recul de l’intervention étatique n’apparaît pas forcément favorable à la croissance pour les pays qui ont adopté un modèle intermédiaire entre la planification centrale et le laissez-faire, soit en l’occurrence la majorité des pays.

Lorsqu’il interprète ces six faits stylisés, Rodrik en vient à considérer que la croissance repose finalement sur deux dynamiques clés. La première est le développement des capabilités fondamentale, c’est-à-dire l’accumulation du capital humain (englobant les qualifications et la santé) et le développement des institutions (avec l’amélioration du cadre régulateur et de la gouvernance). La seconde dynamique est la transformation structurelle qui se caractérise par l’apparition et le développement de nouvelles industries caractérisées par une forte productivité et par le transfert de main-d'œuvre des secteurs traditionnels marqués par une faible productivité vers les secteurs modernes. A moins qu’ils ne bénéficient d’une abondance en ressources naturelles, les pays en développement ne peuvent atteindre une croissance durable que s’ils sont parvenus à opérer une transformation structurelle rapide. Les défaillances de marché et d’Etat font toutefois obstacles à la transformation structurelle. D’un côté, une régulation et une bureaucratie excessives, une forte imposition, la corruption ou encore un code du travail restrictif étouffent l’activité entrepreneuriale. De l’autre, les imperfections du marché et les défauts de coordination freinent également l’accumulation du capital. Par exemple, la présence d’économies d’échelle implique des investissements qui seront rentables une fois mis en œuvre, mais qui ne seront pas mis en œuvre en raison du montant élevé de financement qu’ils exigent. Ou encore, s’ils ne sont pas assurés que les gains compensent les coûts de leur investissement, les entrepreneurs peuvent aussi être désincités à investir.

Il peut être des fois plus efficace pour les autorités publiques de compenser indirectement les agents pour les défaillances, plutôt que d’éliminer ces dernières. Certes les nouvelles industries ne peuvent émerger dans un environnement marqué par l’instabilité macroéconomique et où les droits de propriété ne sont pas protégés, mais l'industrialisation peut toutefois s’amorcer dans un environnement où les institutions sont peu développées et où les agents ne disposent que peu de compétences. Les autorités publiques peuvent en effet compenser la faiblesse des fondamentaux en adoptant des politiques que Rodrik qualifie d’« hétérodoxes » pour accroître rapidement la part de la main-d’œuvre employée dans l’industrie. Par exemple, comme la Corée du Sud et Taïwan quelques décennies plus tôt, la Chine a subventionné ses exportations (notamment indirectement, avec la sous-évaluation de sa devise). En instaurant également des zones économiques spéciales, elle a stimulé la création d’entreprises et favorisé leur accès aux marchés internationaux ; ces firmes auraient par contre subi un choc sévère si la Chine avait suivi les recommandations « orthodoxes » du Consensus de Washington et avait entièrement libéré son commerce extérieur.

La seule industrialisation ne suffit toutefois à assurer la croissance à long terme. Si l’économie ne parvient pas à se doter de fondamentaux solides, une croissance tirée par la transformation structurelle va s’essouffler et vaciller. Les pays ayant réussi leur décollage industriel doivent donc mettre en œuvre des politiques qui favorisent l’accumulation du capital humain et améliorent la qualité des institutions.

Selon Rodrik, rien n’empêche en principe les pays africains de connaître les mêmes performances que les économies est-asiatiques. Les pays en développement vont toutefois connaître ces prochaines décennies de puissants vents contraires qui contraindront leur décollage. Premièrement, l’économie mondiale sera moins dynamique qu’elle ne le fut au cours des dernières décennies. Les pays riches et en particulier les économies européennes vont connaître une faible croissance, or ils sont une destination privilégiée pour les exportations des pays émergents. Deuxièmement, les évolutions touchant l’industrie se révèleront également contraignantes. Les changements technologiques rendent la production manufacturière de plus en plus intensive en capital et en qualifications, si bien que l’industrie devient de moins en moins capable d’absorber les larges volumes de main-d’œuvre provenant de la campagne et du secteur informel. Troisièmement, les nouveaux entrants dans les activités manufacturières font aujourd’hui face à une plus forte concurrence mondiale que les entreprises de Corée ou de Taïwan ont pu connaître dans les années soixante-dix ou celles de Chine dans les années quatre-vingt-dix. Les champions manufacturiers d’Asie ont bénéficiés de marchés domestiques protégés qui leur ont permis de se développer et de s’assurer suffisamment de profit pour financer leurs incursions sur les marchés internationaux. Les pays africains importent aujourd’hui de larges montants de produits asiatiques peu coûteux, ce qui complique la survie de leurs entreprises domestiques. 

Les pays est-asiatiques et les prochains pays émergents auront donc du mal à obtenir ou maintenir des taux de croissance soutenue. Les six décennies qui ont suivi la Seconde Guerre mondiale auront donc véritablement été exceptionnelles. Les pays en développement vont certainement croître plus rapidement que les pays avancés, mais avant tout en raison du ralentissement de l’activité au sein de ces derniers. La croissance économique dépendra avant tout des dynamiques domestiques. Comme par le passé, les politiques économiques devront stabiliser l’environnement macroéconomique, inciter à la restructuration et à la diversification de l’économie, répondre aux inégalités et à l’exclusion, soutenir l’investissement dans le capital humain et renforcer le cadre institutionnel. L’environnement économique du vingt-et-unième siècle implique toutefois que les économies réduisent également leur dépendance envers l’extérieur, ce qui nécessite que les autorités se focalisent davantage sur la répartition des revenus et sur la santé des classes moyennes. En d’autres termes, la politique sociale apparaît véritablement complémentaire à la politique de croissance. 

 

Références

RODRIK, Dani (2013a), « The past, present, and future of economic growth », Global Citizen Foundation, working paper, juin.

RODRIK, Dani (2013b), « Economic structural change vital to successful development », in IMF Survey Interview, 28 juin.

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9 juillet 2013 2 09 /07 /juillet /2013 02:20

Les économies avancées sortent de la Grande Récession avec un niveau élevé de dette publique. La crainte de voir leur endettement suivre une trajectoire insoutenable a incité les Etats à adopter des plans d’austérité pour réduire rapidement les ratios dette publique sur PIB. Ces tentatives de consolidation budgétaire sont toutefois susceptibles d’échouer lorsque l’activité est déprimée et les agents privés cherchent eux-mêmes à se désendetter. Dans un tel contexte, les multiplicateurs budgétaires sont en effet élevés, si bien que les baisses de dépenses publiques et les hausses d’impôt risquent d’endommager bien plus amplement l’activité économique qu’ils ne parviennent à réduire le montant de la dette. A l’extrême, les plans d’austérité peuvent entraîner une hausse des ratios dette publique sur PIB si le dénominateur diminue plus rapidement que le numérateur. Par conséquent, les keynésiens estiment de leur côté que les gouvernements doivent privilégier la restauration du plein et relancer immédiatement l’activité en accroissant leurs dépenses : certes, le volume de dette publique risque alors de s’accroître à court terme, mais l’accélération subséquente de la croissance permettra à l’Etat de percevoir davantage de recettes fiscales et finalement de stabiliser à moyen terme la trajectoire de l’endettement public. Or, la relance budgétaire n’est pas non plus dénuée de risques. En l’occurrence, rien n’assure que le creusement du déficit stimulera l’activité.

La solution idéale serait finalement de réduire les ratios dette publique sur PIB en accroissant le dénominateur. L’idée est alors de modifier la composition des dépenses publiques de manière à maximiser la croissance économique, c’est-à-dire en compensant la hausse de certaines dépenses par la baisse des autres dépenses. Pour déterminer quel poste de dépenses les autorités budgétaires devraient alors favoriser, Santiago Acosta-Ormaechea et Atsuyoshi Morozumi (2013) ont observé un échantillon de 56 pays sur la période s’écoulant entre 1970 et 2010. Leur analyse suggère que les réallocations des dépenses du gouvernement entre différents postes (qu’il s’agisse de la défense, des infrastructures, de la santé et de la protection sociale) ne sont généralement pas associées à une accélération de la croissance. Il y a toutefois une exception : une hausse des dépenses d’éducation, même à budget constant, est associée à une plus forte croissance à long terme. 

Ces résultats rejoignent les conclusions des théories de la croissance endogène. Robert Lucas (1988), parmi d’autres, a en effet affirmé que l’accumulation de capital humain jouait un rôle crucial dans la croissance économique. L’accumulation de capital humain accroît directement la productivité des travailleurs. En outre, puisque l’usage des technologies et l’activité de recherche-développement nécessitent des compétences, l’accumulation de capital humain accroît indirectement la productivité en accélérant l’innovation et la diffusion des technologies. Une économie éloignée de la frontière technologique accélèrera alors son processus de rattrapage sur les économies avancées, tandis qu’une économie qui se situe déjà sur la frontière pourra la repousser plus rapidement en élevant son taux d’innovation. Comme le suggèrent à nouveau Acosta-Ormaechea et Morozumi, les dépenses publiques d’éducation peuvent donc contribuer à stimuler la croissance à long terme en favorisant l’accumulation de capital humain. Si cet investissement public peut ne pas stimuler immédiatement l’activité, ni améliorer les finances publiques à court terme, il s’avère toutefois essentiel pour les pays avancés au sein desquels le vieillissement tendra durablement à réduire le potentiel de croissance et à dégrader les finances publiques. 


Références

ACOSTA-ORMAECHEA, Santiago, & Atsuyoshi MOROZUMI (2013), « Can a government enhance long-run growth by changing the composition of public expenditure? », IMF working paper, n° 13/162, juillet.

LUCAS, Robert (1988), « On the mechanics of economic development », in Journal of Monetary Economics, vol. 22.

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2 juillet 2013 2 02 /07 /juillet /2013 16:38

Plusieurs auteurs ont pris en référence le système de l’étalon-or pour souligner la dangerosité des contraintes que la zone euro fait peser sur les Etats-membres ou pour montrer comment la fixité des changes peut accentuer les turbulences en période de crise. Michael Bordo et Harold James (2013) ont alors comparé les deux systèmes monétaires, pour ensuite analyser l’actuelle crise européenne au regard des crises financières de l’étalon-or. 

Les comparaisons institutionnelles sont justifiées. L’étalon-or et l’union économique et monétaire (UEM) sont deux systèmes monétaires reposant sur des taux de change fixes et l’orthodoxie monétaire et budgétaire. Sous l’étalon-or, la contrainte monétaire passait par la convertibilité des devises en une certaine quantité de métal ; dans l’UEM, elle est imposée par une banque centrale indépendante ciblant la stabilité des prix. Sous les deux régimes monétaires, les déficits budgétaires menacent l’objectif monétaire, donc les Etats doivent faire preuve d’orthodoxie budgétaire. A l’époque de l’étalon-or, les pays avaient peu de marge pour accroître la pression fiscale, donc les dépenses publiques s’en trouvaient contraintes. Au sein de l’UEM par contre, les critères de convergence et le pacte de stabilité et de croissance ont été établis dans un contexte de niveaux de dépenses et dette publiques bien plus élevés. Par contre, l’étalon-or repose sur une règle conditionnelle. La convertibilité est temporairement suspendue dans certaines circonstances exceptionnelles, en l’occurrence lors des guerres, au cours de laquelle la dette publique tend à fortement augmenter. Une fois le conflit terminé, le pays doit revenir à la convertibilité et réintroduire le taux de change initial, ce qui nécessite souvent que le pays passe par une période d’adaptation où il adopte des politiques déflationnistes. La règle conditionnelle a pu alors offrir une marge de manœuvre à la politique budgétaire en cas de circonstances exceptionnelles. Il est par contre plus difficile d’établir des « circonstances exceptionnelles » dans l’UEM, puisque la hausse des dépenses répond à une pression sociétale. 

Une fois le système monétaire créé, il devient plus attractif d’y adhérer. Les deux systèmes ont l’avantage d’établir un étalon monétaire en commun, ce qui facilite les échanges. Il favorise également l’accès au financement pour les économies « périphériques ». Les pays sous-développés sont en effet confrontés au péché originel, incapables d’emprunter dans leur propre monnaie. Ainsi, parce qu’ils sont justement sous-développés, ils peuvent ne pas dégager suffisamment d’épargne, ni attirer suffisamment de capitaux étrangers pour impulser leur développement. En adhérant au système monétaire international, les nouveaux membres pouvaient espérer voir leurs coûts de financement diminuer et les capitaux affluer, mais l’orthodoxie monétaire et budgétaire leur imposait toutefois une période prolongée d’austérité. La contrainte imposée par la fixité des changes était particulièrement forte dans l'entre-deux-guerres : si les banques centrales des pays créditeurs comme les Etats-Unis et la France stérilisaient les entrées d'or, les pays débiteurs subissaient par contre de puissantes forces déflationnistes. 

En adhérant au système monétaire international, les pays en développement prenaient le risque d’accumuler de profonds déséquilibres financiers et budgétaires. L’histoire de l’étalon-or est ainsi émaillée d’arrêts soudains dans les flux de capitaux. Les pays créditeurs restreignaient le crédit lorsqu’ils étaient frappés par un choc domestique ou lorsqu’ils craignaient que certains événements se produisent au sein des pays débiteurs. Or, les flux de capitaux ont pu justement être à l’origine de déséquilibres macrofinanciers dans les économies qui en furent la destination. Les entrées de capitaux étaient susceptibles d’alimenter une expansion insoutenable du crédit. Les déséquilibres bancaires furent souvent la cause immédiate de l’arrêt soudain des entrées de capitaux et entraînèrent parfois la faillite des établissements de crédit, sans pour autant que le régime de change soit nécessairement remis en cause. L’expansion pouvait également s’accompagner d’une détérioration des finances publiques, comme ce fut le cas en Argentine. L’accroissement de la dette publique se traduisait par une hausse des coûts de financement et celle-ci aggravait en retour les déséquilibres budgétaires, si bien que la politique budgétaire se révélait incapable d’assurer la stabilité macroéconomique et de respecter la règle de convertibilité, voire elle pouvait elle-même devenir une source d’instabilité. Surtout, l’ajustement déflationniste imposé par l’appartenance à l’étalon-or et l’occurrence des crises financières menaçaient la stabilité politique. C’est finalement la contestation populaire qui limita la possibilité d’ajustement macroéconomique. Elle se cristallisait autour du nationalisme et du protectionnisme, en particulier dans l’Allemagne de l’entre-deux-guerres.

L’observation de l’étalon-or met en évidence de multiples trinités impossibles. Selon le trilemme macroéconomique traditionnel, une économie ne peut assurer simultanément la fixité des taux de change, les flux de capitaux et l’autonomie de la politique monétaire [Rodrik, 2007]. Trois autres trilemmes ont également été à l’œuvre sous l’étalon-or. Au niveau du secteur financier, le libre mouvement des capitaux dans un cadre de changes fixes n’est pas compatible avec la stabilité financière. Dans le cadre des relations internationales, il ne peut y avoir simultanément fixité des changes, flux de capitaux et indépendance des politiques domestiques. Enfin, le processus de démocratisation est remis en cause dans un régime de change fixe où il y a libre mouvement des capitaux.

Bordo et James se penchent ensuite sur le processus d’unification monétaire en Europe et le fonctionnement de la zone euro. La libéralisation financière des années quatre-vingt a permis aux déséquilibres de compte courant de s’accumuler plus durablement, si bien que ceux-ci étaient susceptibles de se dénouer violemment. La menace d’une telle correction a convaincu les responsables européens que l’unification monétaire épargnerait aux Etats-membres de subir de façon récurrente des crises et des réalignements de taux de change qui auraient déstabilisé le marché commun. En adhérant à l’union monétaire, les pays périphériques ont cherché à réduire leurs coûts de financement et à accéder aux capitaux du noyau pour stimuler leur développement.

L’entrée dans l’UEM a conduit à une forte diminution et convergence des primes de risque souverain, ce qui rendit moins impérieux de réduire la propension à s’endetter. Si les années quatre-vingt-dix virent une convergence budgétaire, les années deux mille marquent une détérioration de la discipline budgétaire. L’UEM ne s’est finalement montrée efficace comme mécanisme disciplinant qu’avant son entrée en vigueur. La décision du Conseil européen de ne pas lancer de procédure de déficit excessif contre la France et l’Allemagne en 2003 a donné un coup fatal à la discipline budgétaire au sein de la zone monétaire. Au niveau mondial, les marchés se sont eux-mêmes montrés enclins à financer un volume massif de dette publique des pays avancés, car ils percevaient leurs titres souverains comme des actifs sans risque.

L’UEM a reproduit la logique de l’étalon-or, mais en renforçant les trilemmes. Les mouvements de capitaux se sont révélés perturbateurs, en particulier pour les petits pays. Avec le processus d’intégration et l’accès à un financement peu cher, la Grèce, l’Espagne et l’Irlande ont connu une période de forte croissance économique, une explosion de l’activité bancaire et le gonflement de bulles sur les marchés d'actifs. Dans de nombreux pays, la taille du secteur bancaire excédait celle de l’économie et les établissements bancaires étaient trop grands pour que le gouvernement national puisse assurer leur éventuel sauvetage. L’expansion de l’activité bancaire était soutenable tant que l’endettement public apparaissait lui-même soutenable. Les marchés considéraient qu’il n’y avait pas de limites au volume d’endettement que le secteur privé et l’Etat pouvaient accumuler. Ils exigeaient de faibles primes de risque car ils étaient convaincus que le noyau de la zone euro serait forcé de sauver les pays périphériques en cas de crise financière ou budgétaire. C’est à partir des élections grecques d’octobre 2009 que les marchés doutent de la soutenabilité des dettes publiques. Le sommet de Deauville a également marqué un tournant en octobre 2010 : en suggérant une restructuration de la dette grecque, les déclarations de Merkel et de Sarkozy ont accéléré la divergence entre les rendements obligataires, notamment au détriment des dettes italienne et espagnole qui étaient perçues jusqu’alors comme soutenables.

Dans le cadre de l’UEM, à la différence de l’étalon-or, les pays ne peuvent procéder à un ajustement de taux de change, ce qui exige de réduire plus amplement la dette pour la rendre soutenable. Cette réduction pose la question de la répartition des pertes entre les agents privés et les institutions publiques, ce qui n’est pas sans rappeler les débats de l’entre-deux-guerres sur le paiement des dettes allemandes. En excluant une clause conditionnelle, le système est apparu dans un premier temps résilient, mais cette apparente résilience a finalement dissimulé la profondeur des déséquilibres et surtout l’ampleur de l’ajustement macroéconomique que leur correction exige. Tout comme les économies débitrices sous l'étalon-or (en particulier dans l'entre-deux-guerre), les pays de la périphérie européenne font face à de fortes pressions déflationnistes. Mais puisqu'ils ne peuvent recourir à la dépréciation de leur devise, la crise qu'ils subissent se révèle finalement bien plus sévère que les crises que l’Argentine et les autres économies ont pu connaître sous l’étalon-or. Elle alimente déjà une méfiance des vis-à-vis des institutions européennes ; la poursuite des politiques d'austérité pourrait également se révéler être une puissante source d'instabilité politique.

 

Références 

BORDO, Michael D., & Harold JAMES (2013), « The European crisis in the context of the history of previous financial crises », NBER working paper, n° 19112, juin.

RODRIK, Dani (2007), « The inescapable trilemma of the world economy », juin. 

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