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22 décembre 2024 7 22 /12 /décembre /2024 17:38

Les analyses de la dette publique se concentrent souvent sur l'écart entre les taux d’intérêt sur la dette publique (r) et le taux de croissance (g) pour juger de sa soutenabilité. Pendant longtemps, beaucoup ont fait l’hypothèse que les taux d’intérêt étaient supérieurs au taux de croissance, autrement dit que le différentiel r-g était positif. Or, le différentiel semble avoir baissé depuis les années 1980 et même être devenu négatif depuis la crise financière mondiale. Une telle configuration rassure quant à la soutenabilité de la dette publique : non seulement la dette publique tendrait naturellement à se réduire, mais les gouvernements en tireraient même une marge de manœuvre pour connaître un certain déficit public sans accroître leur dette publique [Blanchard, 2019 ; Blanchard, 2022]. Cette situation est propice au recours à la politique budgétaire pour stimuler l’activité, et ce d'autant plus que l’effet de la première sur la seconde est important lorsque les taux d’intérêt sont faibles. En outre, certains travaux, comme ceux réalisés par Paul Schmelzing (2020), ont observé une baisse tendancielle multiséculaire dans les taux d’intérêt réels : les taux d’intérêt ne tendraient pas à baisser depuis quelques décennies, mais depuis plusieurs siècles. Une telle tendance semble favoriser structurellement la soutenabilité des dettes publiques.

Peut-on alors dormir tranquillement ? Pas sûr, selon Paolo Mauro et Jing Zhou (2020). En étudiant le comportement des coûts d’endettement du gouvernement dans 55 pays pendant plus de deux siècles, ces deux économistes ont constaté que le différentiel r-g a été plus souvent négatif que positif par le passé, et ce aussi bien dans les économies avancées que dans les pays émergents. Cela dit, ils notent aussi que les différentiels r-g ne sont guère plus élevés à la veille des défauts souverains qu’ils ne le sont en temps normal. En fait, les coûts d’emprunt public (marginaux, et non moyens) ont tendance à s’accroître brutalement et fortement juste avant les épisodes de défaut souverain. Autrement dit, un différentiel r-g négatif est loin de prédire la soutenabilité de la dette publique.

De leur côté, Weicheng Lian et alii (2020) ont étudié comment l’évolution de la dette publique affectait le différentiel r-g en s'appuyant sur un large échantillon comprenant des pays développés et des pays émergents. Ils constatent que, relativement aux pays relativement peu endettés, les pays présentant une dette publique initialement élevée tendent à connaître des périodes de r-g négatif plus brèves, une plus forte probabilité que le signe du différentiel r-g s’inverse, un différentiel r-g en moyenne plus élevé, ainsi qu’une distribution du différentiel plus asymétrique ; en outre, lorsque la production domestique subit une chute non anticipée ou lorsque la volatilité mondiale augmente, les pays les plus endettés connaissent une plus forte hausse du taux d’intérêt que les pays les moins endettés.

Dans une nouvelle étude, Kenneth Rogoff et Paul Schmelzing (2024) ont présenté de nouvelles estimations de r–g pour les principales économies, notamment le Royaume-Uni, les Etats-Unis, l’Allemagne et la France, en remontant jusqu’au début du seizième siècle. 

GRAPHIQUE 1  r – g mondial (en points de pourcentage)

Comment se comporte r-g à très long terme ?

Rogoff et Schmelzing observent bien une tendance à la baisse dans le différentiel r-g (cf. graphique). Cela dit, ils repèrent une rupture structurelle dans la tendance dans le premier tiers du vingtième siècle, et ce dans l’ensemble des économies observées. En l’occurrence, la tendance baissière multiséculaire semble prendre fin autour de 1930, c’est-à-dire après avoir été à l’œuvre pendant plus de 300 ans. Depuis 1930 environ, le différentiel r-g a présenté non seulement une forte volatilité, mais aussi une possible tendance à la hausse.

Cette rupture tient non pas à un changement du côté des taux d’intérêt, mais à un changement du côté de la croissance économique : alors que les taux d’intérêt réels semblent rester bas, les taux de croissance ont eu tendance à baisser dans les économies avancées depuis l’entre-deux-guerres. En effet, le milieu du vingtième-siècle présente le premier ralentissement manifeste de la croissance depuis que celle-ci a débuté avec la Révolution industrielle. La seule exception que Rogoff et Schmelzing observent dans leur échantillon de données est l’Allemagne : celle-ci, connaissant un épisode de forte croissance au sortir de la Seconde Guerre mondiale plus long que les autres pays, ne connaît une inflexion de ses taux de croissance qu’après les autres.

GRAPHIQUE 2  Dépenses publiques au Royaume-Uni, hors défense et versement d'intérêts (en % du PIB)

Comment se comporte r-g à très long terme ?

Rogoff et Schmelzing ont poursuivi leur analyse pour essayer de déterminer ce qui pourrait expliquer la rupture de tendance observée autour de 1930. De façon assez spéculative, ils estiment que l’inflexion tient à l’établissement et à l’essor de l’Etat-providence et à la hausse des dépenses publiques autres que celles liées à la défense et au versement d’intérêts (cf. graphique 2).

 

Références

BLANCHARD, Olivier (2019), « Public debt and low interest rates », in American Economic Review, vol. 109, n° 4.

BLANCHARD, Olivier (2022), Fiscal Policy under Low Interest Rates, MIT Press.

LIAN, Weicheng, Andrea F. PRESBITERO & Ursula WIRIADINATA (2020), « Public debt and r - g at risk », FMI, working paper, n° 20/137.

MAURO, Paolo, & Jing ZHOU (2020), « r-g<0: Can we sleep more soundly? », FMI, working paper, n° 20/52.

ROGOFF, Kenneth, S. & Paul SCHMELZING (2024), « r-g before and after the Great Wars 1507-2023 », NBER, working paper, n° 33202.

SCHMELZING, Paul (2020), « Eight centuries of global real interest rates, R-G, and the ‘suprasecular’ decline, 1311–2018 », Bank of England, staff working paper, n° 845.

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12 décembre 2024 4 12 /12 /décembre /2024 10:00

Il y a un mois, les républicains gagnaient les élections américaines. Ils n’ont pas seulement gagné la présidence ; ils ont également pris le contrôle du Sénat et de la Chambre des Représentants. Très rapidement, beaucoup ont jugé que la poussée inflationniste que les Etats-Unis ont connue dans le sillage de la pandémie avait été fatale pour les démocrates : à la veille de l’élection, 41 % des Américains estimaient que l’inflation constituait un problème clé, or les électeurs pour lesquels l’inflation était une inquiétude de premier plan ont été davantage enclins à soutenir Donald Trump plutôt que Kamala Harris. 

Mais le cas américain n’est pas isolé. Comme le notait John Burns-Murdoch (2024) dans les pages du Financial Times, tous les partis au pouvoir dans les pays développés ont perdu des voix lors de toutes les élections nationales qui se sont déroulées en 2024, ce qui est sans précédent depuis 120 années d’archives (cf. graphique 1). En France, les rangs des députés macronistes se sont réduits suite aux législatives ; au Royaume-Uni, les conservateurs ont laissé la place aux travaillistes à la tête de l’Etat, etc. Pour Burns-Murdoch, comme pour d’autres commentateurs, cette vague de difficultés électorales pour les partis au pouvoir est à relier à la poussée inflationniste : les électeurs ont rendu les gouvernements responsables de la hausse de l’inflation et les ont punis dans les urnes. En outre, les partis populistes et les extrêmes ont gagné des voix : c’est le cas du RN en France, de l’AfD en Allemagne, de Reform UK au Royaume-Uni, etc. 

GRAPHIQUE 1  Variation de la part des suffrages obtenus par le parti au pouvoir lors des élections au pouvoir (en points de pourcentage)

Les conséquences électorales de l'inflation

Source : Burns-Murdoch (2024)

En s’appuyant sur une enquête réalisée auprès d’Américains, Alberto Binetti et alii (2024) se sont précisément penchés sur les perceptions que les individus ont de l’inflation. Les réponses qu’ils ont obtenues et étudiées montraient que les individus ont une vision purement négative de l’inflation : ils estiment que celle-ci n’a que des coûts, qu’elle ne présente aucun avantage. A leurs yeux, elle a surtout pour conséquence de complexifier les décisions prises au quotidien au sein des ménages. En outre, ils considèrent que l’inflation est injuste, d’une part, comme le note Stefanie Stantcheva (2024), parce qu’elle est perçue (en particulier parmi les sympathisants du parti démocrate) comme pénalisant de façon disproportionnée les plus modestes et creusant ainsi les inégalités et, d’autre part, parce qu’elle est souvent perçue comme résultant du comportement opportuniste des entreprises. Mais c’est surtout l’action du gouvernement en place (en l’occurrence celle de l’administration démocrate) qui est perçue comme une cause de l’inflation, en particulier parmi les sympathisants du parti républicain. Binetti et ses coauteurs notent qu’une hausse donnée du taux d’inflation apparaît deux fois plus douloureuse pour les individus qu’une hausse du taux de chômage de la même ampleur (une observation qui va toutefois à l’encontre de celles réalisées par Rafael Di Tella et alii [2001] et par David Blanchflower et alii [2014]).

Plusieurs travaux ont montré qu’une forte inflation érodait les performances des partis au pouvoir. La plupart d’entre eux se sont contentés d’observer les effets de l’inflation observée. Dans une ancienne étude, Harvey Palmer et Guy Whitten (1999) avaient étudié comment l’inflation et la croissance surprises affectaient les performances électorales des partis au pouvoir dans une vingtaine de pays industrialisés. En définissant l’inflation surprise comme la différence entre l’inflation courante et l’inflation moyenne, ils avaient relevé une relation négative entre celle-ci et les performances électorales des gouvernements en place ; inversement, ils relevaient une relation positive entre la croissance surprise (qu’ils définissaient comme une croissance supérieure à la moyenne) et les performances des gouvernements en place.

Jonathan Federle, Cathrin Mohr et Moritz Schularick (2024) ont étudié les conséquences politiques des inflations surprises. Ils se sont demandé dans quelle mesure les variations de l’inflation non anticipées affectaient les votes en faveur des extrêmes et des partis populistes. Ils ont étudié un échantillon de 365 élections qui se sont tenues dans 18 pays développés depuis 1948. Quant aux données relatives aux inflations surprises, ils se sont appuyés sur celles collectées par Kim et alii (2024).

GRAPHIQUE 2  Variation des parts de suffrages des extrêmes et des partis populistes

Les conséquences électorales de l'inflation

 

Source : Federle et alii (2024)

Les inflations surprises sont régulièrement suivies par une hausse significative des parts de suffrages en faveurs des partis extrémistes, anti-système et populistes (cf. graphique 2). En l’occurrence, Federle et ses coauteurs estiment qu’une hausse non anticipée de 10 points de pourcentage de l’inflation entraîne une hausse de 15 %, soit de 1,7 point de pourcentage, de leur part dans les suffrages lors des élections générales suivantes, même une fois contrôlés les effets de l’inflation globale. Cet effet est légèrement supérieur à celui qui est observé suite à une crise financière [Funke et alii, 2016]. A l’inverse, une croissance plus forte qu’anticipé est associée à une baisse des parts de suffrages recueillis par les extrêmes.

Federle et ses coauteurs se sont alors tournés vers les possibles mécanismes sous-jacents. L’effet est deux fois plus prononcé lorsque l’inflation surprise est accompagnée d’une baisse des salaires réels ; il est beaucoup plus effacé lorsque l’inflation surprise n’affecte pas les salaires réels. Federle et ses coauteurs notent également que le nombre de manifestations et de grèves augmente après une inflation surprise lorsque celle-ci s’accompagne d’une plus faible croissance des salaires réels. 

 

Références

BINETTI, Alberto, Francesco NUZZI & Stefanie STANTCHEVA (2024), « People's understanding of inflation », NBER, working paper, n° 32497. 

BLANCHFLOWER, David G., David N.F. BELL, Alberto MONTAGNOLI & Mirko MORO (2014), « The happiness trade‐off between unemployment and inflation », in Journal of Money, Credit and Banking, vol. 46.

BURN-MURDOCH, John (2024), « Democrats join 2024’s graveyard of incumbents », in Financial Times, 7 novembre.

COPELOVITCH, Mark, & Michael WAGNER (2024), « The anti-incumbent wave is real. But it’s not (really) about inflation », in Econbrowser (blog), 18 novembre.

DI TELLA, Rafael, Robert MACCULLOCH & Andrew J. OSWALD (2001), « Preferences over Inflation and Unemployment: Evidence from surveys of happiness », in American Economic Review, vol. 91, n° 1.  

FEDERLE, Jonathan, Cathrin MOHR & Moritz SCHULARICK (2024), « Inflation surprises and election outcomes », CEPR, discussion paper, n° 19741.

FUNKE, Manuel, Moritz SCHULARICK & Christoph TREBESCH (2015), « Going to extremes: Politics after financial crisis, 1870-2014 », in European Economic Review, vol. 88.

KIM, Chi Hyun, Lorenzo RANALDI & Moritz SCHULARICK (2024), « Inflation surprises and asset returns: A macrohistory perspective », document de travail.

PALMER, Harvey D., & Guy D. WHITTEN (1999), « The electoral impact of unexpected inflation and economic growth », in British Journal of Political Science, vol. 29, n° 4.

STANTCHEVA, Stefanie (2024), « Why do we dislike inflation? », Brookings Papers on Economic Activity.

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2 novembre 2024 6 02 /11 /novembre /2024 15:40

La notion de pouvoir joue un rôle important dans les sciences sociales. Elle joue un rôle clé en sociologie (notamment dans les travaux de Max Weber et de Pierre Bourdieu) où elle est notamment associée à la notion de domination, en philosophie (notamment dans les travaux de Michel Foucault) où elle est notamment associée à la notion d’aliénation, en science politique, etc. Elle semble en revanche avoir un rôle limité, voire être tout simplement absente, en science économique. Plus exactement, elle semble y avoir disparu avec l’essor du marginalisme à la fin du dix-neuvième siècle, puis celle de la « révolution formaliste » au milieu du vingtième siècle, qui ont conduit à la domination du paradigme néoclassique en science économique [Palermo, 2014 ; Ozanne, 2016 ; Kurz, 2018].

En effet, dans le monde néoclassique, en particulier dans sa version walrasienne, le pouvoir semble entièrement dissous : il n’y règne que la liberté, l’égalité et l’indifférence. L’échange est pleinement volontaire : aucun offreur, aucun demandeur ne procède à un échange sans avoir consenti à le réaliser. Les conditions de concurrence pure et parfaite assurent aux compétiteurs une impartialité, une égalité de traitement. Dès lors qu’elles sont respectées, en premier lieu celle d’atomicité, les agents apparaissent comme de simples preneurs de prix (price-takers), si bien qu’aucun n’est à même de le manipuler. Le prix n’est pas perçu comme résultant d’un rapport de force entre offreurs et demandeurs ; il résulte certes du jeu de l’offre et de la demande, mais celles-ci sont considérées comme des forces anonymes et aveugles. Dans ce monde où il n’y a pas de véritable production, mais seulement des échanges, les agents économiques ne sont que des atomes égoïstes, s’ignorant mutuellement, se contentant de réagir aux variations des prix : ils n’ont pas de relation entre eux, mais seulement des relations avec les biens. Cette logique a peut-être atteint son point d’orgue avec les modèles à agent représentatif : comment une relation de pouvoir peut-elle émerger lorsqu’il n’y a plus qu’un seul individu, qu’un seul Robinson sur son île ?

Dans un nouveau document de travail, Alexandre Chirat et Ulysse Lojkine (2024) rappellent que si le paradigme néoclassique reste dominant en science économique, il n’est pas pour autant unique. D’autres paradigmes se maintiennent et donnent un rôle clé au pouvoir politique. En fait, l’usage même de la notion de pouvoir semble contribuer à tracer une ligne de démarcation entre l'orthodoxie (néoclassique) et les courants hétérodoxes. Mais surtout, Chirat et Lojkine montrent que le paradigme néoclassique n’a pas totalement écarté le pouvoir de son analyse.

Se restreignant à la notion du pouvoir économique dans une économie de marché capitaliste, les deux chercheurs ont étudié l’usage du concept de pouvoir dans les grandes écoles de pensée économique du vingtième siècle, à savoir l’école néoclassique, l’institutionnalisme et le marxisme. Ils ont proposé une typologie pour comparer comment ces trois écoles conçoivent le pouvoir économique. En l’occurrence, le pouvoir peut être explicite (en passant par exemple via des ordres) ou implicite ; personnel (s’il est exercé par un individu ou une entité pleinement identifiable) ou impersonnel ; unilatéral (lorsqu’un seul agent exerce un pouvoir sur un autre) ou multilatéral (lorsqu’il y a une forme d’équilibre des pouvoirs entre une multitude d’agents).

Dans le paradigme marxiste, le pouvoir économique apparaît à deux niveaux : le pouvoir hiérarchique au sein de l’entreprise et la dépendance salariale sur le marché du travail. Pour reprendre la typologie de Chirat et Lojkine, le pouvoir hiérarchique qui s’exerce au sein d’une société (qualifié de « despotisme » par Marx) est explicite (stipulé par des règles et les ordres donnés par les supérieurs à leurs subordonnés), unilatéral (les capitalistes l’exerçant sur les dirigeants et ces derniers l’exerçant sur les autres travailleurs) et personnel. Quant à la dépendance du salariat, elle renvoie à la dépendance vis-à-vis du revenu : les prolétaires n’ont pas d’autre moyen de subsistance que de vendre leur force de travail, en l’occurrence à un capitaliste, c’est-à-dire qu’ils n’ont pas d’autre choix que de se soumettre au despotisme évoqué ci-dessus. La liberté formelle du salarié est illusoire : elle dissimule une servitude volontaire, consentie. La dépendance salariale est une forme de pouvoir unilatérale, mais implicite et impersonnelle : le marché agit comme un « voile » de pouvoir.

Le paradigme institutionnaliste est bien plus hétérogène que le paradigme marxiste, mais le concept de pouvoir y joue bien un rôle clé. Les institutionnalistes ont étudié les rapports de force qui existent non seulement entre les organisations, mais également en leur sein. Les entreprises disposent d’un pouvoir de marché : elles ont une certaine latitude pour façonner leur environnement de façon à faire face à l’incertitude. Elles n’interagissent pas seulement avec leurs rivales et leurs acheteurs ; elles interagissent également avec les syndicats, les pouvoirs publics, les institutions financières, etc. C’est par exemple le cas sur le marché du travail : alors que les néoclassiques tendaient à considérer les syndicats, les règles de négociation collective et les réglementations publiques comme des facteurs ayant une influence résiduelle sur le salaire, les institutionnalistes historiques leur prêtaient au contraire une influence décisive. Dans le cadre institutionnaliste, la relation de pouvoir, conçu comme un véritable pouvoir de négociation, est multilatérale. Et elle risque d’être asymétrique, comme dans le cas du marché du travail, où les travailleurs subissent l’autoritarisme au sein de l’entreprise et une insécurité économique. Craignant qu’une relation trop asymétrique n’entre en conflit avec les valeurs de la démocratie, les institutionnalistes (qui ne prétendent pas évacuer toute démarche normative dans leur économie, contrairement aux néoclassiques) préconisent un certain équilibre des pouvoirs entre les agents économiques.

Enfin, concernant le paradigme néoclassique, Chirat et Lojkine estiment qu’il n’est pas dénué d’une conception du pouvoir économique. Une telle conception y est présente, quoique de façon implicite. Cette notion est tout d’abord liée à celle du « pouvoir de marché », particulièrement manifeste dans le cas du monopole, où un unique offreur contrôle l’entièreté de l’offre, si bien que l’on parle dans ce cas plus précisément de « pouvoir de monopole. Les néoclassiques ne se sont pas focalisés sur la seule situation de concurrence pure et parfaite : depuis les travaux d’Edward Chamberlin (1933) et de Joan Robinson (1933), ils ont étudié un large éventail de situations intermédiaires entre les deux extrêmes que sont la situation de concurrence pure et parfaite et celle du monopole. Le concept de pouvoir de monopole a pour contrepartie celui de « discipline de marché », qui désigne l’engagement mutuel entre une multitude d’agents en concurrence les uns avec les autres. Alors que le pouvoir de monopole est explicite, unilatéral et personnel, la discipline de marché est implicite, multilatérale et impersonnelle : ce n’est pas un agent, mais le marché, qui impose le prix. C’est la seule véritable forme de pouvoir que reconnaissent les néoclassiques et elle a la particularité d’être inhérente aux relations marchandes. Mais une autre forme de pouvoir sous-tend implicitement leurs modélisations : la souveraineté du consommateur [Penz, 1987]. En effet, dès lors que la discipline de marché écrase le pouvoir de marché des producteurs, les consommateurs exercent leur pouvoir sur la production : leurs préférences déterminent en définitive les prix et les quantités allouées… mais néanmoins sous une contrainte, celle des disponibilités en ressources naturelles et en technologies. Leur pouvoir est certes impersonnel, mais il est unilatéral : il opère dans la seule direction des producteurs. 

Chirat et Lojkine estiment que ces différentes conceptions du pouvoir ont façonné les grands débats qui ont opposé néoclassiques, institutionnalistes et marxistes des années 1930 aux années 1970. C’est notamment le cas des débats autour du marché du travail. Aux yeux des néoclassiques, en concurrence pure et parfaite, la discipline de marché écrase toute asymétrie entre employeur et salarié. Les radicaux (qui s’inspirent des marxistes et des institutionnalistes) rejeté une telle conception. Par exemple, Stephen Marglin (1974) a interprété le passage du système productif à celui d’usines comme une stratégie délibérée de la classe capitaliste pour renforcer sa domination sur les salariés. Dans le cadre néoclassique, les contraintes qui s’exercent sur les choix découlent, non pas des relations de pouvoir, mais des technologies : en l’occurrence, la discipline de marché imposerait la technologie qui répond le mieux aux préférences des consommateurs. Mais pour Marglin, ce sont les capitalistes qui choisissent la technologie et en l’occurrence ils en choisissent une qui leur permet de mieux contrôler les travailleurs. 

Un autre débat a porté sur la question de savoir qui contrôle les entreprises et donc de savoir quels sont les objectifs que celles-ci poursuivent. Pour les néoclassiques, les entreprises cherchent à maximiser leurs profits. Lorsqu’ils cessent de considérer les entreprises comme une boîte noire, ils les voient comme répondant aux intérêts de leurs propriétaires, si bien qu'ils rejoignent finalement les marxistes [Baran et Sweezy, 1966]. Cette idée est contestée par les institutionnalistes (Berle, Means, Galbraith...). A leurs yeux, le contrôle de l’entreprise est exercé par un large groupe de personnes occupant diverses fonctions en son sein, en premier lieu les dirigeants (managers) ; c’est notamment l’idée de « technostructure » de John Kenneth Galbraith (1967). L’entreprise ne cherche alors pas nécessairement à maximiser le profit : elle peut par exemple chercher à maximiser son chiffre d’affaires… ou bien chercher à ne rien maximiser, dans la mesure où elle fait preuve de rationalité limitée [Simon, 1962 ; Cyert et March, 1963]. »

Un autre débat a porté sur la souveraineté du consommateur. Les néoclassiques estiment que « dans une économie de marché concurrentielle, le pouvoir d’allocation des ressources est exercé unilatéralement, explicitement et impersonnellement par les consommateurs sur les producteurs ». Cette idée a été partagée aussi bien par l’école autrichienne (von Mises, Hayek) que par les socialistes de marché (Lange, Lerner). Elle a en revanche été contestée par les institutionnalistes (Veblen, Galbraith avec son concept de « filière inversée »), les marxistes et les radicaux (Dobb, Gintis, Baran et Sweezy…) et même des néoclassiques qui se sont particulièrement intéressés à la concurrence imparfaite (Chamberlin). A leurs yeux, les préférences des consommateurs sont notamment influencées, aiguillonnées par les entreprises, en particulier les plus grosses, par exemple à travers la publicité. 

A partir des années 1970, les frontières entre les trois grands paradigmes se sont déplacées et ont perdu de leur netteté. Les trois débats évoqués ci-dessus ont notamment contribué à modifier leur conception du pouvoir. Le paradigme néoclassique a renouvelé sa théorie de l’entreprise et enrichi sa théorie du pouvoir de marché. Selon Chirat et Lojkine, l’incapacité de la théorie walrasienne à capturer d’importantes formes de pouvoir économique a contribué à la reconstruction de la théorie néoclassique sur la base de la théorie des jeux.

 

Références

BARAN, Paul A., Paul M. & SWEEZY (1966), Monopoly Capital, Monthly Review Press. Traduction française, Le Capital monopoliste, un essai sur la société industrielle américaine.

BERLE, Adolf A. (1954), The 20th Century Capitalist Revolution, Harcourt, Brace. 

BERLE, Adolf A. & Gardiner C. MEANS (1932), The Modern Corporation and Private Property, Transaction Publishers.

CHAMBERLIN, Edward H. (1933), The Theory of Monopolistic Competition, Harvard University Press.

CHIRAT, Alexandre, & Ulysse LOJKINE (2024), « Three views on economic power », EconomiX, document de travail, n° 2024-31.

CYERT, Richard M., & James G. MARCH (1963), A Behavioral Theory of the Firm, Prentice Hall.

DOBB, Maurice (1933), « Economic theory and the problems of a socialist economy », in The Economic Journal, vol. 43, n° 172.

DOBB, Maurice (1935), « Economic theory and socialist economy: A reply », in The Review of Economic Studies, vol. 2, n° 2.

GALBRAITH, John Kenneth (1967), The New Industrial State, Houghton Mifflin. Traduction française, Le Nouvel Etat industriel

KURZ, Heinz D. (2018), « Power–the bête noire in much of modern economics », Artha Vijnana, vol. 60, n° 4.

MARGLIN, Stephen A. (1974), « What do bosses do? », in Review of Radical Political Economy, vol. 6.

MEANS, Gardiner C. (1962), The Corporate Revolution in America, Crowell-Collier Press.

OZANNE, Adam (2016), Power and Neoclassical Economics: A return to political economy in the teaching of economics.

PALERMO, Giulio (2014), « The economic debate on power: a Marxist critique », in Journal of Economic Methodology, vol. 21, n° 2.

PENZ, G. Peter (1987), Consumer Sovereignty and Human Interests, Cambridge University Press.

ROBINSON, Joan (1933), The Economies of Imperfect Competition

SIMON, Herbert A. (1962), « New developments in the theory of the firm », in The American Economic Review, vol. 52, n° 2.

VEBLEN, Thorstein B. (1923), Absentee Ownership and Business Enterprise in Recent Times: The Case of America, B.W. Huebsch.

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