Lors d’une crise financière, le risque de faillites des institutions financières, notamment des banques, augmente, tandis que certains prix d'actifs, par exemple les cours boursiers et le prix des logements, chutent. En conséquence, les crises financières tendent à déprimer l’activité réelle : les entreprises réduisent leurs investissements dans la mesure où l’accès au financement bon marché se retreint ; les ménages consomment moins et réduisent leur investissement immobilier, dans la mesure où les banques sont plus frileuses pour prêter et où la chute des prix des actifs entraîne des effets de richesse négatifs, etc. Et, en l’occurrence, le coût d’une crise financière à moyen terme est particulièrement élevé [Cerra et Saxena, 2008 ; FMI, 2009 ; Reinhart et Rogoff, 2009 ; Reinhart et Rogoff, 2014 ; Barnichon et alii, 2018].
Par conséquent, lorsqu’une crise financière éclate, les banques centrales tendent à réagir en assouplissant leur politique monétaire et en baissant notamment leurs taux directeurs, non seulement pour stabiliser le système financier, mais aussi pour contenir les effets sur l’activité réelle. C’est notamment ce qu’a fait la Réserve fédérale en 2000, lorsque la « bulle internet » éclata sur les marchés boursiers, puis de nouveau en 2007, quand la bulle immobilière éclata à son tour, plongeant l’économie américaine dans la Grande Récession.
Malheureusement, il est possible que l’assouplissement monétaire tende en retour à favoriser l’occurrence de crises financières. Certains, comme John Taylor (2011), ont accusé la Réserve fédérale d’avoir incité les institutions financières à prendre des risques excessifs et d’avoir laissé la bulle immobilière croître démesurément en laissant ses taux directeurs « trop longtemps trop bas » suite à l'éclatement de la bulle internet. Dans le sillage de la Grande Récession, beaucoup ont également craint que le maintien prolongé d’une politique monétaire exceptionnellement accommodante alimente de nouveau l’instabilité financière. Ils ont ainsi appelé les banques centrales à normaliser au plus vite leur politique monétaire, quitte à freiner la reprise.
Plusieurs études empiriques ont pu montrer que les périodes de politique monétaire accommodante augmentaient effectivement la prise de risque de la part des agents financiers, par exemple en nourrissant la « chasse au rendement » [Altunbas et alii, 2014 ; Dell’Ariccia et alii, 2017], mais elles n’ont pas vraiment montré qu’elles se traduisaient au niveau agrégé par des crises financières plus fréquentes ou plus sévères.
Dans une nouvelle étude du NBER, Maximilian Grimm, Òscar Jordà, Moritz Schularick et Alan Taylor (2023) ont précisément cherché à savoir si une orientation accommodante de la politique monétaire alimentait l’instabilité financière. Pour cela, ils ont utilisé les données relatives à plusieurs pays sur une période s’étendant sur un siècle et demi. Pour identifier les périodes au cours desquelles les taux d’intérêt peuvent être considérés comme « excessivement faibles », ils se sont appuyés sur les estimations du taux d’intérêt « d’équilibre » (ou « naturel »), c’est-à-dire du taux d’intérêt qui serait en vigueur si l’économie était au plein emploi sans connaître de tensions inflationnistes (cf. graphique 1). Les périodes qu’ils identifient comme étant marquées par une politique monétaire excessivement accommodante sont alors celles pour lesquelles les taux d’intérêt sont inférieurs au taux d’intérêt d’équilibre.
GRAPHIQUE 1 Taux d’intérêt d’équilibre mondial (en %)
Au terme de leur analyse des données, Grimm et ses coauteurs concluent qu’une politique monétaire accommodante a de significatives implications pour la stabilité financière à moyen terme. En effet, lorsque le taux d’intérêt est en moyenne inférieur d’un point de pourcentage au taux d’intérêt d’équilibre sur une fenêtre de cinq ans, alors la probabilité qu’éclate une crise financière au cours des cinq à sept années suivantes augmente de 5,5 points de pourcentage et la probabilité d’une crise financière au cours des sept à neuf années suivantes augmente de 15,5 points de pourcentage. Ces effets sont significatifs, dans la mesure où la probabilité inconditionnelle qu’une crise financière éclate au cours d’une fenêtre de trois ans est de 10,5 %. En suggérant que les assouplissements monétaires tendent à alimenter l'instabilité financière, ces premiers résultats font écho à ceux obtenus dans la récente étude de Niall Ferguson et alii (2023) : ces derniers ont noté que les expansions des bilans des banques centrales étaient suivies par un risque accru de crises financières.
Grimm et ses coauteurs ont ensuite cherché à déterminer comment une politique monétaire accommodante peut alimenter l’instabilité financière. Ils ont tout d’abord procédé à une étude d’événement. D’une part, ils ont déterminé l’orientation de la politique monétaire avant les crises financières relativement à celle observée en temps normal (cf. graphique 2, gauche). Il apparaît qu’au cours des cinq années précédant une crise financière l’indicateur d’orientation de la politique monétaire diminue à moyen terme, puis augmente immédiatement avant la crise. En l’occurrence, il est en moyenne 3,5 points de pourcentage inférieur cinq ans avant une crise relativement à ce qu’il est à l’instant même où éclate la crise. D’autre part, Grimm et alii ont déterminé l’évolution du ratio crédit sur PIB avant une crise financière relativement à celle observée en temps normal (cf. graphique 2, droite). Ils constatent qu’au cours des cinq années qui précèdent une crise le ratio crédit sur PIB augmente chaque année 1,7 point de pourcentage plus vite qu’en temps normal. En définitive, ces premiers éléments empiriques suggèrent que la politique monétaire est relativement plus accommodante qu’en temps normal dans les années qui précèdent une crise financière et que cette période s’accompagne d’un boom du crédit. Ce fut notamment le cas au début des années deux mille aux Etats-Unis avant qu’éclate la bulle immobilière.
GRAPHIQUE 2 Orientation de la politique monétaire et croissance du crédit avant une crise financière
Cette corrélation semble bien sous-tendre une causalité : lorsque les taux d’intérêt sont inférieurs au taux naturel pour une période de temps prolongée, la croissance des prix d’actifs et du crédit tend à s’accélérer. Or, plusieurs travaux empiriques, notamment auxquels certains d’entre eux ont participé, ont montré qu’une forte croissance du crédit [Schularick et Taylor, 2012 ; Jordà et alii, 2016], le boom des prix de l’immobilier [Jordà et alii, 2015a] et leur interaction [Jordà et alii, 2015b ; Greenwood et alii, 2022] constituent des indicateurs avancés robustes des crises financières. Autrement dit, ces travaux ont donné raison aux intuitions de Kindleberger et de Minsky.
Enfin, Grimm et ses coauteurs ont observé les effets de la fragilité financière sur l’activité économique réelle. Il apparaît que les conditions financières souples peuvent stimuler la croissance à court terme ; par exemple, il est possible qu’elles stimulent la consommation et l’investissement des entreprises en relâchant les contraintes financières et en alimentant les effets de richesse. Cela dit, Grimm et ses coauteurs constatent que ces bénéfices sont obtenus à un coût considérable : une politique monétaire excessivement accommodante est associée à un risque significativement accru que l’économie connaisse un désastre à moyen terme. Ce résultat fait notamment écho à celui obtenu par Atif Mian et alii (2017) : ces derniers avaient constaté que les booms de l’endettement des ménages sont accompagnés d’une stimulation de l’activité réelle, mais que cette stimulation est temporaire et qu’elle finit par s’inverser.
De tels résultats n'amènent pas à exclure l'usage de l'assouplissement monétaire, ne serait-ce que pour stabiliser le système financier, lors d'une crise financière : les coûts macrofinanciers d'une inaction des banques centrales pourraient être bien supérieurs à ceux d'un assouplissement monétaire. Par contre, ils confirment que la gestion des crises financières ne peut reposer sur la seule politique monétaire : des mesures macroprudentielles sont certainement nécessaires pour réduire la fréquence et la sévérité des crises financières. Alors que, dans les décennies qui ont précédé la Grande Récession, la stabilisation de la demande globale avait tendance à reposer sur la seule politique monétaire, de tels résultats confortent l'idée qu'elle ne peut pas reposer uniquement sur celle-ci et que la politique budgétaire a un rôle à jouer.
Références