Ces déformations du partage de la valeur ajoutée ne sont pas sans conséquences économiques. Elles affectent notamment les inégalités de revenu : dans la mesure où les revenus du travail sont moins concentrés que les revenus du capital, une baisse de la part du travail a tendance à augmenter les inégalités de revenu [Jacobson et Occhino, 2012 ; Bengtsson et Waldenström, 2017 ; Milanovic, 2017 ; Dao et alii, 2017]. Cela dit, si la déformation du partage de la valeur ajoutée a pu contribuer à la hausse des inégalités de revenu observée ces dernières décennies, il semble que cette dernière tienne avant tout à la hausse des inégalités salariales [Askenazy et alii, 2012 ; Francese et Mulas-Granados, 2015].
Les effets sur la croissance économique sont plus ambigus. Les salariés ayant une plus grande propension à consommer que les détenteurs du capital, une baisse de la part du travail a tendance à déprimer la consommation. Il n’est pourtant pas clair que cela déprime la demande globale. En effet, la hausse du taux de marge permet aux entreprises de financer plus facilement leurs projets d’investissement, si bien qu’une baisse de la consommation peut être compensée par une hausse de l’investissement. Reste la question de savoir si les entreprises sont contraintes par leurs débouchées ou par des contraintes financières : si la baisse de la consommation les amène à anticiper de faibles débouchés, les entreprises pourraient être désincitées à investir, même si elles peuvent plus facilement financer leurs investissements. D’autre part, cela dépend du modèle de croissance. Si la croissance économique dépend avant tout de la consommation, alors une baisse de la part du travail devrait déprimer la croissance. Mais si la croissance économique repose avant tout sur la demande extérieure, alors la déformation du partage du revenu au détriment du travail pourrait au contraire stimuler la croissance.
La littérature a évoqué plusieurs facteurs susceptibles d’expliquer la baisse de la part du travail [Piton et Vatan, 2018a ; Grossman et Oberfield, 2022 ; Karabarbounis, 2023]. Sans être exhaustifs, nous pouvons notamment évoquer :
1. Le progrès technique est le facteur le plus communément évoqué, en particulier par les économistes partant d’un cadre théorique d’inspiration néoclassique [Acemoglu et Restrepo, 2018]. Pour Karabarbounis et Neiman (2014), les avancées technologiques auraient poussé à la baisse le prix relatif des biens d’investissement : comme le coût relatif du capital diminue, les entreprises seraient plus incitées à adopter des combinaisons productives intensives en capital. Les économistes mettent particulièrement l’accent sur la robotisation de la production : les robots peuvent certes être complémentaires avec les travailleurs, mais ils peuvent aussi remplacer les travailleurs pour réaliser des tâches que ces derniers réalisaient jusqu’alors. Daron Acemoglu et Pascual Restrepo (2020) et Daron Acemoglu et alii (2020) ont, respectivement dans le cas américain et le cas français, décelé une relation négative entre l’usage des robots par les entreprises et la part du revenu qu’elles versent au travailleurs ; Bonfigliolo et alii (2020) ont abouti à des constats similaires en observant des entreprises françaises importatrices de robots.
2. Plusieurs économistes mettent l’accent sur la mondialisation commerciale. Avec la baisse des barrières à l’échange, les entreprises sont davantage incitées à fragmenter leurs chaînes de valeur et à réaliser des tâches à l’étranger, que ce soit en délocalisant leurs propres sites de production ou en recourant à la sous-traitance étrangère. C’est en particulier le cas des entreprises des pays développés, qui peuvent ainsi réduire leurs coûts de production en profitant du moindre coût du travail dans les pays émergents. Ainsi, dans les pays développés, des tâches qui étaient jusqu’alors réalisées par des résidents sont désormais réalisées à l’étranger. Plusieurs travaux font effectivement le lien entre la mondialisation commerciale et la déformation du partage de la valeur ajoutée [Harrison, 2005 ; Guscina, 2006 ; Jaumotte et Tytell, 2007 ; Sylvain, 2008 ; Elsby et alii, 2013 ; Reshef et Santoni, 2019]. Cela dit, la mondialisation n’est pas la seule coupable, car la baisse de la part s’observe dans la majorité des secteurs, notamment ceux qui ne sont pas exposés à la concurrence étrangère.
3. Les marchés des produits sont devenus de plus en plus concentrés [Gutiérrez et Philippon, 2017 ; Gutiérrez et Philippon, 2023] ; Autor et alii (2017) ont observé le poids croissant de « firmes superstars » aux Etats-Unis. Or, la plus grande concentration des marchés, en réduisant la concurrence, permet aux entreprises de gagner en pouvoir de marché et ainsi d’augmenter leurs marges de profit [Díez, 2018 ; Chen et alii, 2019 ; De Loecker et alii, 2020 ; Covarrubias et alii, 2020].
4. Si le partage de la valeur ajoutée s’est déformé au détriment du travail, c’est peut-être notamment aussi parce que le pouvoir de négociation des travailleurs vis-à-vis des entreprises s’est érodé ces dernières décennies. Olivier Blanchard (1997) et Blanchard et Giavazzi (2003) ont suggéré que les changements dans la réglementation du travail étaient susceptibles d’avoir déformé le partage de la valeur ajoutée dans les pays développés à partir des années 1970 en modifiant le rapport de force entre entreprises et travailleurs dans les négociations salariales. Selon Gabriele Ciminelli et alii (2018), les déréglementations des marchés du travail opérées depuis les années 1980 expliqueraient en moyenne environ 15 % de la baisse de la part du travail observée dans les pays développés. La désyndicalisation, en partie alimentée par les réformes libéralisant le marché du travail, a également dû contribuer à éroder le pouvoir de négociation des travailleurs. Dans le cas américain, Henry Farber et alii (2018) et Anna Stansbury et Larry Summers (2020) décèlent en effet une corrélation positive entre la part du travail et le taux de syndicalisation, notamment au niveau des Etats et des secteurs.
5. La financiarisation des économies a également pu contribuer à déformer le partage de la valeur ajoutée. Les grandes entreprises ont davantage cherché maximiser la valeur actionnariale, c’est-à-dire à accroître les dividendes et à racheter les actions pour en faire augmenter le cours, ce qui, de surcroît, a pu les amener à contenir davantage la masse salariale. L’essor du capitalisme actionnarial n’a pas été évoqué seulement par les économistes hétérodoxes, d’obédience marxiste ou postkeynésienne [Kohler et alii, 2018]. Selon Antonio Falato et alii (2022), le plus grand pouvoir des actionnaires dans la gouvernance d’entreprise expliquerait un quart de la baisse de la part du travail observée aux Etats-Unis ; selon Sophie Piton et Antoine Vatan (2018b), il pourrait expliquer la moitié de la baisse de la part du travail observée aux Etats-Unis et en Europe.
La littérature a évoqué plusieurs coupables susceptibles d’avoir contribué à la baisse de la part du travail et les analyses empiriques tendent à confirmer l’implication de plusieurs d’entre eux. En fait, la littérature a « trop » expliqué le phénomène : pour reprendre les termes de Gene Grossman et Ezra Oberfield (2022), si l’on fait la somme des montants expliqués par plusieurs mécanismes, le total équivaut à trois ou quatre fois celui de la baisse observée de la part du travail.
Grossman et Oberfield évoquent deux raisons pour expliquer ce surdénombrement. D’une part, l’essentiel des études se focalisent sur des causes immédiates de la baisse de la part du travail, non sur ses causes fondamentales. Par exemple, les avancées technologiques ont contribué à la mondialisation et notamment à la fragmentation des chaînes de valeur ; réciproquement, la plus forte concurrence étrangère peut pousser les entreprises à davantage automatiser leur production ; si elles bénéficient de façon disproportionnée aux grandes entreprises, l’innovation et la mondialisation augmentent peut-être la concentration des marchés des produits et y essouffle la concurrence ; l’automatisation, la concurrence étrangère, la menace des délocalisations et l’érosion de la concurrence sur le marché des produits contribuent à réduire le pouvoir de négociation des travailleurs, etc. D’autre part, Grossman et Oberfield estiment qu’il pourrait y avoir d’importants biais de recherche et de publication : dans la mesure où le constat d’une baisse de la part du travail est assez largement admis, les économistes pourraient être incités à se focaliser sur les seuls facteurs susceptibles de pousser la part du travail vers le bas et à négliger les facteurs susceptibles de contrer cette baisse en poussant la part du travail vers le haut.
Plusieurs travaux ont essayé de considérer le rôle respectif de plusieurs suspects possibles. Du côté du FMI, Mai Chi Dao et alii (2017) estiment que le progrès technique explique environ la moitié de la baisse de la part du travail dans les pays développés ; en revanche, ce sont l’ouverture commerciale et le développement des chaînes de valeur internationales qui semblent avoir affecté le partage de la valeur ajoutée dans les pays émergents en augmentant l’intensité en capital de la production.
Dans un nouveau document de travail, Ann Harrison (2024) a utilisé des millions d’enregistrements pour départager le rôle du changement technologique, du pouvoir de marché des entreprises et de la mondialisation commerciale dans la baisse de la part du travail. Son analyse suggère qu’entre 1995 et 2019 le progrès technique a constitué le principal facteur derrière la baisse des parts du travail et, dans une moindre mesure, la hausse du pouvoir de marché. Quant au rôle de la mondialisation, elle arrive à des résultats mitigés : les parts du commerce sont parfois corrélées négativement avec la part du travail, mais dans le cas de la Chine il y a une forte corrélation positive entre les exportations et les parts du travail au niveau de l’entreprise.
Notes
(1) Il faut dire qu’il n’y a pas de consensus sur la façon de quantifier la répartition du revenu national. Il y a des débats quant à savoir quel dénominateur utiliser (le PIB ? le RNB ?), comment départager les revenus mixtes (puisque ces derniers rémunèrent indissociablement un travail et un patrimoine), s’il faut ou non exclure le secteur immobilier, etc. Cela contribue à expliquer pourquoi les estimations et conclusions, notamment concernant le signe même de la variation de la part du travail, peuvent fortement différer d’une étude à l’autre.
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