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24 octobre 2023 2 24 /10 /octobre /2023 15:28

Les ratios dette publique sur PIB ont fortement augmenté dans le sillage de la crise financière mondiale, puis de la pandémie de Covid-19 (cf. graphique 1). En 2020, ils approchaient ainsi les 100 % au niveau mondial.

GRAPHIQUE 1  Dettes publiques (en % du PIB)

Quel est l’effet des consolidations budgétaires sur la dette publique ?

Par conséquent, beaucoup ont appelé à réduire les ratios d’endettement public. En effet, une crainte est qu’un niveau élevé de dette publique puisse freiner la croissance économique (cf. Fatás et alii, 2019, pour une revue de la littérature). Par exemple, elle pourrait réduire la marge de manœuvre pour assouplir la politique budgétaire en cas de récession ou, même en temps normal, entraîner un effet d’éviction sur l’investissement privé en augmentant le coût de financement des entreprises. D’autre part, beaucoup s’inquiètent aussi de la soutenabilité de la dette publique. Olivier Blanchard (2019) a noté que l’écart entre le taux d’intérêt sur les titres publics (r) et le taux de croissance du PIB (g) a été pour l’essentiel négatif ces dernières décennies pour les pays développés. Or, non seulement un niveau élevé de dette publique tend à accroître le différentiel r - g [Lian et alii, 2020], mais en outre les coûts d’emprunt s’élèvent souvent brutalement juste avant un défaut souverain et le différentiel rg n’est souvent guère différent avant celui-ci qu’en temps normal [Mauro et Zhou, 2020]. L’augmentation récente des taux d’intérêt a poussé à la hausse la charge d’intérêts des Etats, ce qui renforce les craintes quant à la soutenabilité des dettes, mais aussi quant à leur effet sur la croissance, les gouvernements consacrant une part croissante de leurs ressources au remboursement de leur dette.

Plusieurs travaux ont cherché à déterminer l’effet qu’ont pu respectivement avoir les mesures de répression financière [Reinhart et Sbrancia, 2015], l’inflation [Fukunaga et alii, 2022 ; Garcia-Macia, 2023 ; Eichengreen et Esteves, 2023] et la croissance économique [Acalin et Ball, 2023] sur la dynamique de l’endettement public et notamment déterminer quel a pu être leur rôle dans l’épisode de forte baisse des ratios d’endettement au sortir de la Seconde Guerre mondiale.

Pour réduire leur endettement, les gouvernements peuvent être tentés (ou contraints) d’adopter une consolidation budgétaire : ils peuvent chercher à accroître leur solde primaire, c’est-à-dire de l’écart entre les recettes publiques et les dépenses publiques, à l’exclusion des paiements d’intérêts.

Plusieurs travaux se sont penchés sur les effets des consolidations budgétaires sur le PIB [Alesina et alii, 2015 ; Beetsma et alii, 2015]. Plusieurs d’entre eux concluent à un effet significatif sur la croissance du PIB [Blanchard et Leigh, 2013 ; Guajardo et alii, 2014 ; Jorda et Taylor, 2016 ; Fatás et Summers, 2018]. Les travaux portant sur l’effet des consolidations budgétaires sur le ratio dette publique sur PIB ont été moins nombreux. En théorie, le signe de cet effet net est indéterminé, dans la mesure où les consolidations budgétaires sont susceptibles de réduire à la fois le numérateur (le montant de la dette publique) et le dénominateur (le montant du PIB).

Dans une nouvelle étude, Sakai Ando, Prachi Mishra, Nikhil Patel, Adrian Peralta-Alva et Andrea Presbitero (2023) ont examiné quels sont les effets d’une hausse du solde primaire sur les ratios dette publique sur PIB. En s'appuyant sur un échantillon de données relatives à une vingtaine de pays avancés et une trentaine de pays émergents pour ces dernières décennies, ils constatent que les épisodes de consolidations budgétaires et les baisses des ratios d’endettement public sont rarement simultanés. En effet, seulement 54 % des hausses des soldes primaires ont été accompagnées d’une baisse des ratios de dette publique. En moyenne, l'effet des consolidations budgétaires sur le ratio dette publique sur PIB est nul, aussi bien dans les pays avancés que dans les pays émergents (cf. graphique 2). 

GRAPHIQUE 2  Réaction du ratio dette publique sur PIB suite à un choc sur le solde primaire (en points de pourcentage)

Quel est l’effet des consolidations budgétaires sur la dette publique ?

L’effet moyen dissimule toutefois une importante hétérogénéité des résultats. La différence tient essentiellement aux évolutions de la dette publique : le ratio dette publique sur PIB baisse surtout lorsque la dette publique baisse plus vite que le PIB. Ando et ses coauteurs estiment que les consolidations budgétaires peuvent être associées à une baisse durable des ratios d’endettement public si elles sont adoptées au bon moment et conçues de façon appropriée. En l’occurrence, les consolidations budgétaires sont davantage susceptibles de s’accompagner d’une baisse du ratio dette publique lorsque l'économie est en expansion (c'est-à-dire quand les consolidations peuvent le moins affecter l'activité économique), lorsque la dette publique est élevée et le crédit privé limité (c’est-à-dire quand l’effet d’éviction est susceptible d’être important) et lorsque le taux de change s’apprécie (ce qui doit contribuer à réduire le poids de la dette libellée en devises étrangères). Une consolidation budgétaire réussie coïncide avec une baisse du ratio dette publique sur PIB de 0,7 points de pourcentage au cours de la première année et, de façon cumulée, de 2,1 points de pourcentage après cinq ans.

Ces résultats n’impliquent pas que les consolidations budgétaires doivent être l’outil privilégié pour réduire les ratios d’endettement public. Pour parvenir à réduire significativement ces derniers, il est peut-être nécessaire pour les gouvernements de maintenir durablement d’amples excédents primaires. Or, par le passé, les excédents primaires ont rarement été amples et durables [Eichengreen et Panizza, 2016 ; Arslanalp et Eichengreen, 2023].

 

Références

ACALIN, Julien, & Laurence M. BALL (2023), « Did the U.S. really grow out of Its World War II debt? », NBER, working paper, n° 31577.

ALESINA, Alberto, Carlo FAVERO & Francesco GIAVAZZI (2015), « The output effect of fiscal consolidations plans », in Journal of International Economics, vol. 96, n° S1.

ANDO, Sakai, Prachi MISHRA, Nikhil PATEL, Adrian PERALTA-ALVA & Andrea PRESBITERO (2023), « Fiscal consolidation and public debt », CEPR, discussion paper, n° 18548.

ARSLANALP, Serkan, & Barry EICHENGREEN (2023), « Living with high public debt », conférence de Jackson Hole.

BLANCHARD, Olivier (2019), « Public debt and low interest rates », in American Economic Review, vol. 109, n° 4.

BLANCHARD, Olivier, & Daniel LEIGH (2013), « Growth forecast errors and fiscal multipliers », in American Economic Review, vol. 103, n° 3.

EICHENGREEN, Barry, & Ugo PANIZZA (2016), « A surplus of ambition: Can Europe rely on large primary surpluses to solve its debt problem? », in Economic Policy, vol. 31.

EICHENGREEN, Barry, & Rui ESTEVES (2023), « Up and away? Inflation and debt consolidation in historical perspective », in Oxford Open Economics, vol. 1.

FATÁS, Antonio, Atish R. GHOSH, Ugo PANIZZA & Andrea F. PRESBITERO (2019), « The motives to borrow », in S. Abbas, A. Pienkowski & K. Rogoff (dir.), Sovereign debt: A guide to economists and practitioners, Oxford University Press.

FATÁS, Antonio, & Lawrence SUMMERS (2018), « The permanent effects of fiscal consolidations », in Journal of International Economics, vol. 112.

FUKUNAGA, Ichiro, Takuji KOMATSUZAKI & Hideaki MATSUOKA (2022), « Inflation and public debt reversals in advanced economies », in Contemporary Economic Policy, vol. 40, n° 1.

GARCIA-MACIA, Daniel (2023), « The effects of inflation on public finances », FMI, working paper, n° 23/93.

GUAJARDO, Jaime, Daniel LEIGH & Andrea PESCATORI (2014), « Expansionary austerity? International evidence », in Journal of the European Economic Association, vol. 12, n° 4.

JORDÀ, Òscar, & Alan M. TAYLOR (2016), « The time for austerity: Estimating the average treatment effect of fiscal policy », in The Economic Journal, vol. 126.

LIAN, Weicheng, Andrea F. PRESBITERO & Ursula WIRIADINATA (2020), « Public debt and r - g at risk », FMI, working paper, n° 20/137.

MAURO, Paolo, & Jing ZHOU (2020), « r-g<0: Can we sleep more soundly? », in IMF Economic Review, vol. 69.

REINHART, Carmen M., & M. Belen SBRANCIA (2015), « The liquidation of government debt », in Economic Policy, vol. 30, n° 82.

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6 octobre 2023 5 06 /10 /octobre /2023 18:03

La comptabilité nationale ne s’est vraiment développée qu’au milieu du vingtième siècle, grâce aux progrès de la science économique et aux avancées en matière de technologies d’information. Par conséquent, l’essentiel des travaux autour du cycle d’affaires portent sur des données postérieures à la Seconde Guerre mondiale. L’image que nous avons du cycle d’affaires moderne que ces travaux ont pu offrir est celle d’une succession de longues expansions et de brèves récessions, ainsi que celle de cycles synchronisés au niveau international.

Au cours des deux dernières décennies, plusieurs chercheurs, notamment inspirés par les travaux de Maddison, ont essayé de reconstituer les grands agrégats économiques des siècles passés, en se basant sur une variété de sources, allant des registres paroissiaux aux comptes publics. Certains ont ainsi proposé des estimations des PIB nationaux et des niveaux de production sectoriels remontant jusqu’au quatorzième pour plusieurs pays européens et même jusqu’au treizième siècle pour la Grande-Bretagne [Broadberry et alii, 2011 ; Broadberry et alii, 2015]. L’un des enseignements que l’on peut tirer de cette littérature est que, contrairement à ce que l’on a pu longuement penser, les économies n’étaient pas plongées dans une immuable stagnation avant le dix-neuvième siècle : les niveaux de vie ont connu d’amples hausses et contractions avant la Révolution industrielle [Fouquet et Broadberry, 2015 ; Broadberry et Wallis, 2017].

Ces séries d’estimations de très longue période offrent l’opportunité d’étudier les changements de nature qu’a pu connaître le cycle d’affaires au fil des siècles. Elles apportent notamment un éclairage à la question de savoir quand le cycle d’affaires moderne est apparu.

Dans une nouvelle analyse, Stephen Broadberry et Jason Lennard  (2023) ont utilisé les données reconstituées de comptes nationaux pour étudier les changements dans la nature du cycle d’affaires dans neuf économies européennes, en l’occurrence l’Allemagne, l’Espagne, la France, la Grande-Bretagne, l’Italie,  les Pays-Bas, la Pologne, le Portugal et la Suède, pour la période allant de 1300 à 2000.

GRAPHIQUE 1  Taux de croissance du PIB par tête européen (en %)

Sept siècles de cycles d’affaires en Europe

Ils estiment que les contractions étaient aussi fréquentes que les expansions avant 1800. Expansions et contractions étaient de même durée, de même rythme et de même amplitude. Le début du dix-neuvième siècle marque le début de l’apparition du cycle d’affaires moderne. A partir de 1800, la durée des expansions augmente, tandis que la durée des récessions diminue, si bien qu’à partir du milieu du vingtième siècle les économies se sont trouvées en périodes d’expansion 90 % du temps. Comme le PIB par tête a augmenté lors des expansions au même rythme qu’il diminuait lors des récessions, l’amplitude des expansions a eu tendance à augmenter et celle des récessions à diminuer. Ces divers constats suggèrent que le rythme de croissance à long terme des économies tient au profil des cycles d’affaires : en définitive, la croissance à long terme s’est accélérée avec l’amortissement de l’amplitude des contractions, comme le notaient déjà Broadberry et Wallis (2017). Ce constat est d’ailleurs cohérent avec certaines observations de William Easterly et alii (1993) à propos des économies contemporaines : les pays pauvres ont connu une plus forte croissance que les pays riches lors des périodes de croissance, mais ils ont connu moins d’épisodes de croissance et la contraction de leur activité économique a été plus forte lors des épisodes de récession.

GRAPHIQUE 2  PIB par tête européen (en indices, base 100 en 1700)

Sept siècles de cycles d’affaires en Europe

Broadberry et Lennard ont ensuite observé dans quelle mesure l’activité économique des différents pays s’est synchronisée. Ils estiment que les taux de croissance des PIB par tête ont commencé à se corréler positivement après 1500, c’est-à-dire précisément à une époque où les pays européens ont cherché à s’étendre outre-mer. Cela dit, ce degré de corrélation est resté très faible jusqu’au début du dix-huitième siècle. 

Enfin, Broadberry et Lennard ont examiné certaines des contractions et expansions les plus significatives de leur échantillon pour essayer de déterminer comment elles ont pu affecter les tendances à long terme de l’activité économique. Ils estiment que l’épisode de la Peste noir a certes entraîné une forte contraction du PIB, mais que son impact sur le PIB par tête a été en général positif. Ces gains n’ont toutefois été durables que pour la Grande-Bretagne et les Pays-Bas, ce qui s’est traduit par un « revers de fortune » entre l’Europe méditerranéenne et l’Europe du Nord. Il s’en est suivi une série de guerres religieuses durant les seizième et dix-septième siècles. Même si celles-ci ont pu être associées à de fortes contractions de l’activité, elles ne se sont pas traduites par une hausse significative du degré de synchronisation des PIB au niveau international. Plusieurs des plus fortes contractions de l’activité de ces sept derniers siècles se sont produites durant ou immédiatement après les deux premières guerres mondiales. En l’occurrence, les plus fortes contractions ont eu lieu lors de la Seconde guerre mondiale.

 

Références

BROADBERRY, Stephen, Bruce M. S. CAMPBELL, Alexander KLEIN, Mark OVERTON & Bas VAN LEEUWEN (2011), « British economic growth, 1270-1870: An output-based approach », London School of Economics, document de travail.

BROADBERRY, Stephen, Bruce M. S. CAMPBELL, Alexander KLEIN, Mark OVERTON & Bas VAN LEEUWEN (2015), British Economic Growth, 1270-1870, Cambridge University Press.

BROADBERRY, Stephen, Bruce M. S. CAMPBELL, Alexander KLEIN, Mark OVERTON & Bas VAN LEEUWEN (2022), « British Business Cycles, 1270-1870 », University of Oxford, economic and social history working paper, n° 198.

BROADBERRY, Stephen, & Jason LENNARD (2023), « European business cycles and economic growth, 1300-2000 », CEPR, discussion paper, n° 18502.

BROADBERRY, Stephen, & John Joseph WALLIS (2017), « Growing, shrinking, and long run economic performance: Historical perspectives on economic development », NBER, working paper, n° 23343.

EASTERLY, William, Michael KREMER, Lant PRITCHETT & Lawrence H. SUMMERS (1993), « Good policy or good luck? », in Journal of Monetary Economics, vol. 32, n° 3.

FOUQUET, Roger, & Stephen BROADBERRY (2015), « Seven centuries of European economic growth and decline », in Journal of Economic Perspectives, vol. 29, n° 4.

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17 septembre 2023 7 17 /09 /septembre /2023 10:17

Aux Etats-Unis, la croissance économique au cours des 150 dernières années a été relativement stable ; elle s’est maintenue en moyenne à 2 % par an (cf. graphique 1) [Jones, 2016]. Continuera-t-elle de se maintenir à ce rythme ces prochaines décennies ? Il y a quelques semaines, Charles Jones (2023) a fait part de ses réflexions sur cette question à la conférence de Jackson Hole.

GRAPHIQUE 1  PIB réel par tête aux Etats-Unis (en dollars de 2022, échelle logarithmique)

Quelles sont les perspectives de croissance à long terme ?

Il est tout d’abord revenu sur les sources de la croissance. Pour les tenants des théories de la croissance endogène, la hausse du niveau de vie dans les pays situés à la frontière technologique tient avant tout à l’apparition de nouvelles idées. Selon Paul Romer (1990), les idées se singularisent par leur non-rivalité : elles sont utilisables à l’infini. Une fois qu’une idée est inventée, elle peut potentiellement être utilisée simultanément par d’innombrables personnes : le fait qu’un individu utilise le théorème de Thalès n’empêche pas d’autres individus de l’utiliser également. Par conséquent, les niveaux de vie sont liés au stock total d’idées qui ont été inventées et non au stock d’idées par tête. Par conséquent encore, les niveaux de vie dépendent du nombre de personnes cherchant des idées (les scientifiques, les entrepreneurs…), si bien que le taux de croissance des niveaux de vie à long terme dépend du taux de croissance du nombre de personnes cherchant des idées, donc du taux de croissance démographique dans les pays qui produisent des idées. 

La croissance américaine s’est maintenue de façon stable au rythme de 2 % depuis un siècle et demi. Cela ne signifie pas qu’elle va nécessairement se maintenir à ce rythme dans le futur. Jones évoque plusieurs « vents contraires » (headwinds), des facteurs susceptibles selon lui de ralentir la croissance économique dans les pays à la frontière. En fait, celle-ci a déjà ralenti. Aux Etats-Unis, la croissance de la productivité globale des facteurs s’élevait en moyenne à 1,1 % par an entre 1990 et 2003 ; elle n’a atteint en moyenne que 0,6 % par an après 2003 (cf. graphique 2). Au sein du seul secteur manufacturier, le ralentissement a été encore plus impressionnant.

GRAPHIQUE 2  Productivité globale des facteurs aux Etats-Unis (en indices, base 100 en 2000)

Quelles sont les perspectives de croissance à long terme ?

Des facteurs autres que la création de nouvelles idées ont pu contribuer jusqu’à présent à la croissance, mais temporairement. C’est le cas de la hausse du niveau d’éducation. Celui-ci s’est fortement accru au vingtième siècle : la durée de scolarité a augmenté d’un an par décennie aux Etats-Unis [Goldin et Katz, 2008]. Mais pour les plus récentes cohortes, le niveau d’éducation a augmenté bien plus lentement, voire il a stagné [Autor et alii, 2020].

La hausse du taux d’investissement dans les nouvelles idées a aussi contribué temporairement à la croissance. Le taux d’investissement dans la propriété intellectuelle a déjà fortement augmenté : aux Etats-Unis, il est passé de 1 % du PIB dans les années 1930 à plus de 6 % du PIB au cours des dernières années. Autrement dit, la croissance s’est maintenue à 2 % avec une hausse de la part du PIB investie dans la production des nouvelles idées. Or, il est improbable que cette part puisse augmenter indéfiniment.

En fait, c’est peut-être la mécanique même de la création de nouvelles idées qui s’enraye également : les nouvelles idées sont de plus en plus dures à trouver [Bloom et alii, 2020]. Par exemple, la loi de Moore est restée valide, autrement dit les capacités des semi-conducteurs ont continué de doubler tous les deux ans, mais au prix d’un investissement croissant dans la recherche sur les semi-conducteurs : dans les années 2010, il fallait 18 fois plus de chercheurs que dans les années 1970 pour obtenir le doublement de la capacité des semi-conducteurs. Cette moindre productivité de la recherche est susceptible de tarir l’innovation et ainsi la croissance économique [Gordon, 2012]

En outre, la croissance démographique, qui constitue la source des nouvelles idées à long terme selon Jones, pourrait également se tarir. En effet, les taux de fertilité chutent à travers le monde ; ils sont même déjà inférieurs au taux de renouvellement de la population dans plusieurs pays développés. La croissance démographique devrait ainsi ralentir et peut-être même s’inverser. Or, pour Jones (2020), la décroissance démographique pourrait marquer la fin de la croissance économique en réduisant le nombre de personnes à la recherche de nouvelles idées. 

Contrairement à Gordon (2012), Jones fait abstraction de la question environnementale ; en se focalisant sur le rôle des idées dans la croissance économique, il a tendance à oublier la matérialité de la production, le fait que celle-ci nécessite une main-d'œuvre, du capital physique, des ressources naturelles comme intrants. Pourtant, le changement climatique, la transgression des autres limites planétaires et l’adoption de mesures en vue de contenir l’impact écologique des activités humaines vont freiner la croissance et occasionner d’amples pertes en production [Dell et alii, 2012 ; Burke et Tanutama, 2019 ; Kahn et alii, 2021]. Ceux-ci n’épargneront pas la création des nouvelles idées, notamment en privant de ressources la recherche et en réduisant l’efficacité des chercheurs.

Jones n’écarte pas toute lueur d’optimisme dans sa réflexion. Il évoque trois « vents arrière » (tailwinds), des facteurs susceptibles de stimuler à l'avenir la création d’idées et par là la croissance économique. Le premier est l’essor de pays émergents comme la Chine et l’Inde. Ceux-ci se rapprochent peu à peu de la frontière technologique et leurs chercheurs contribuent de plus en plus à accroître le stock d’idées disponibles au niveau mondial. Ensuite, l’« allocation des talents » tend à progresser ; par exemple, le plafond de verre tend à s'effriter et les femmes peuvent de plus en plus facilement participer à la recherche. Cette meilleure allocation des talents stimule la croissance ; selon Chang-Tai Hsieh et alii (2019), elle pourrait expliquer 40 % de la croissance du revenu par tête observée aux Etats-Unis au cours du dernier demi-siècle. Enfin, les intelligences artificielles devraient contribuer de plus en plus, et en l'occurrence de plus en plus efficacement, à la recherche de nouvelles idées, si bien que celle-ci pourrait ne plus  être contrainte par la taille de la population [Aghion et alii, 2019]. 

 

Références

AGHION, Philippe, Benjamin F. JONES & Charles I. JONES (2019), « Artificial intelligence and economic growth », in Ajay Agrawal, Joshua Gans & Avi Goldfarb (dir.), The Economics of Artificial Intelligence: An Agenda, University of Chicago Press.

AUTOR, David, Claudia GOLDIN & Lawrence F. KATZ (2020), « Extending the race between education and technology », in AEA Papers and Proceedings, vol. 110.

BLOOM, Nicholas, Charles I. JONES, John VAN REENEN & Michael WEBB (2020), « Are ideas getting harder to find? », in American Economic Review, vol. 110, n° 4.

BURKE, Marshall, & Vincent TANUTAMA (2019), « Climatic constraints on aggregate economic output », NBER, working paper, n° 25779.

DELL, Melissa, Benjamin F. JONES & Benjamin A. OLKEN (2012), « Temperature shocks and economic growth: Evidence from the last half century », in American Economic Journal: Macroeconomics, vol. 4, n° 3.

GOLDIN, Claudia, & Lawrence F. KATZ (2008), The Race between Education and Technology, Belknap Press.

GORDON, Robert J. (2012), « Is U.S. economic growth over? Faltering innovation confronts the six headwinds », NBER, working paper, n° 18315.

HSIEH, Chang-Tai, Erik HURST, Charles I. JONES & Peter J. KLENOW (2019), « The allocation of talent and U.S. economic growth », in Econometrica, vol. 87, n° 5.

JONES, Charles I. (2016), « The facts of economic growth », in John B. Taylor & Harald Uhlig (dir.), Handbook of Macroeconomics, vol. 2, Elsevier.

JONES, Charles I. (2020), « The end of economic growth? Unintended consequences of a declining population», NBER, working paper, n° 26651.

JONES, Charles I. (2023), « The outlook for long-term economic growth », NBER, working paper, n° 31648.

KAHN, Matthew E., Kamiar MOHADDES, Ryan N. C. NG, M. Hashem PESARAN, Mehdi RAISSI & Jui-Chung YANG (2021), « Long-term macroeconomic effects of climate change: A cross-country analysis », in Energy Economics, vol. 104.

ROMER, Paul M. (1990), « Endogenous technological change », in Journal of Political Economy, vol. 98, n° 5.

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