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6 octobre 2024 7 06 /10 /octobre /2024 15:06

Les mesures de discrimination positive sont apparues il y a un demi-siècle : elles instaurant un traitement inégal des individus en vue de réduire les inégalités. Aux Etats-Unis, des politiques de discrimination positive (sous le nom d’« affirmative action ») ont été adoptées à partir des années 1960 sous l’action de l’administration Kennedy et surtout de l’administration Johnson pour améliorer la situation des noirs et des hispaniques et ainsi réduire les inégalités ethno-raciales. A partir des années 1970, des mesures ont été adoptées pour faciliter l’accès des minorités sous-représentées aux études supérieures, notamment les universités, en instaurant des quotas s’appuyant sur des critères ethno-raciaux.

Les Etats-Unis ne sont pas le premier pays à avoir adopté des politiques de discrimination positive, notamment dans l’accès à l’éducation [Behaghel et alii, 2023]. L’Inde, marquée par le système de castes, est le premier pays à avoir adopté de telles mesures, notamment en faveur des Dalits et des populations aborigènes. Le Brésil, marqué par l’héritage de l’esclavage, a également adopté d’importantes mesures de discrimination positive, notamment pour faciliter l’accès des noirs et des métis aux universités fédérales. En France, des mesures de discrimination positive dans l’accès à l’enseignement supérieur ont également été adoptées, notamment dans l’accès à Sciences Po à partir de 2021 et sur la plateforme Parcoursup à partir de 2018, mais, contrairement aux pays cités ci-dessus, ces mesures ont été adoptées selon des critères socio-économiques et territoriaux, et non des critères ethniques.

Les mesures de discrimination positive ont été contestées aux Etats-Unis dès les années 1970, notamment en justice, par des personnes issues de catégories non ciblées, en particulier celles issues de la population (majoritaire) blanche et de la minorité asiatique, jugeant qu’elles nuisent à leur accès aux études universitaires et ainsi à leur trajectoire professionnelle. Suite à la tenue d’un référendum d’initiative populaire (sur la « Proposition 209 »), la Californie met fin en 1996 à l’affirmative action dans les universités publiques. Dans les décennies qui ont suivi, une dizaine d’Etats ont également supprimé la prise en compte de l’appartenance ethnique comme critère d’accès dans les procédures d’admission à leurs universités. En 2020, un nouveau référendum est organisé en Californie pour éventuellement réinstaurer l’affirmative action ; cette proposition est rejetée. En 2023, la Cour suprême a déclaré la discrimination positive inconstitutionnelle. 

Les politiques de discrimination politique ont clairement permis d’accroître la représentation à l’université des catégories ciblées ; réciproquement son abolition dans certains Etats a été suivie par une chute de la proportion de noirs et d’hispaniques parmi les étudiants à l’université [Hinrichs, 2012]. L’une des questions est de savoir si cette mesure de discrimination positive est bénéfique aux catégories ciblées, notamment en ce qui concerne leur situation sur le marché du travail et donc, réciproquement, si son retrait nuit à leur situation. Une autre question est de savoir dans quelle mesure la discrimination positive nuit aux populations non ciblées. Elles ont été particulièrement été étudiées en économie de l’éducation et elles rejoignent le débat plus général quant à savoir s’il y a un arbitrage entre égalité et efficacité. Par la suite, je vais surtout me concentrer sur la première. 

Richard Sander (2004), professeur de droit à l’Université de Californie (Los Angeles), a suggéré que la discrimination positive pouvait se révéler contreproductive en creusant les inégalités. En l’occurrence, il a avancé l’hypothèse selon laquelle la discrimination positive pourrait nuire aux populations visées en les faisant accéder à des formations dont le niveau d’exigence est trop élevé par rapport à leur niveau et en les détournant ainsi des formations dans lesquelles ils ont de bien meilleures chances de réussir : c’est la théorie du « mésappariement » (mismatch). C’est ce qu’il conclu en observant les chances des noirs de réussir l’examen du barreau. Ainsi, il suggère que les noirs auraient de meilleures chances de devenir avocats en l’absence de l’affirmative action.  

La théorie du mismatch est loin d’avoir été validée par les études empiriques. Dans le cas des Etats-Unis, Zachary Bleemer (2022) a étudié les effets de l’abolition de l’affirmative action en Californie. Il observe que celle-ci a conduit à une baisse des effectifs des étudiants des minorités sous-représentées dans les universités les plus prestigieuses et une hausse de leurs effectifs dans les universités moins prestigieuses. Si l’hypothèse de Sander était juste, cette réorientation aurait dû se traduire par une meilleure réussite scolaire des minorités sous-représentées et une amélioration de leur situation sur le marché du travail. Or, Bleemer observe l’inverse : leurs chances d’obtention d’un diplôme universitaire et leurs rémunérations ont baissé. Il note que l’affirmative action a pu détériorer la situation de certains blancs et asiatiques, mais il estime que ces coûts sont moindres que les gains qu’en tirent les minorités sous-représentées. Surendrakumar Bagde et alii (2016) et Sebastián Otero et alii (2021), observant respectivement le cas de l’Inde et du Brésil concluent aussi que les mesures de discrimination positive ont amélioré le niveau de diplôme et la situation sur le marché du travail des populations ciblées (cf. Luc Behaghel et alii [2023] pour creuser davantage cette question).

Dans une nouvelle étude, Francisca Antman, Brian Duncan et Michael Lovenheim (2024) ont cherché à déterminer l’impact à long terme que l’abolition de la discrimination positive a pu avoir dans quatre Etats qui l’ont adoptée dans le courant des années 1990 ou 2000, à savoir le Texas, la Californie, l’Etat de Washington et la Floride. A partir de données tirées du recensement américain et de l’enquête American Community Survey, ils ont appliqué la méthode des différences de différences pour comparer l'obtention de diplômes, les rémunérations et l'emploi des individus issus des minorités sous-représentées relativement à ceux des autres individus avant et après l'entrée en vigueur de l’abolition de la discrimination positive. Ils ont pris en compte l’origine ethno-raciale, mais aussi le genre. Leurs résultats montrent que l’interdiction de la discrimination positive a bien des répercussions sur les catégories ethno-raciales et que ces répercussions dépendent étroitement du genre.

Antman et ses coauteurs concluent que l’abolition de l'affirmative action a creusé les inégalités ethno-raciales parmi les femmes dans l’obtention d’un diplôme et les rémunérations. En effet, les femmes issues de minorités sous-représentées ont vu leurs chances d’obtenir un diplôme universitaire, leurs rémunérations et leurs chances d’être en emploi diminuer relativement aux femmes blanches non hispaniques. Ce sont tout particulièrement les femmes hispaniques qui ont vu leur situation se détériorer : leurs chances d’obtention d’un diplôme universitaire, leurs chances d’être en emploi et leurs rémunérations ont chuté. Les femmes noires ont également vu leurs rémunérations baisser, tandis que les femmes blanches ont vu les leurs augmenter.

L’impact de l’abolition de la discrimination positive sur les hommes s’avère bien plus ambigu. Dans l’ensemble, ses effets sur les chances d’obtention d’un diplôme, les chances d’être en emploi et les rémunérations des hommes sont assez limités. Antman observent toutefois que dans certains Etats cette abolition semble avoir amélioré la situation des noirs sur le marché du travail, ce qui pourrait aller dans le sens de la théorie du « mismatch », mais l'effet reste peu significatif. 

 

Références

ANTMAN, Francisca M., Brian DUNCAN & Michael F. LOVENHEIM (2024), « The long-run impacts of banning affirmative action in US higher education », IZA, discussion paper, n° 17169.

BAGDE, Surendrakumar, Dennis EPPLE & Lowell TAYLOR (2016), « Does affirmative action work ? Caste, gender, college quality, and academic success in India », in The American Economic Review, vol. 106, n° 6.

BEHAGHEL, Luc, Julien GRENET & Marc GURGAND (2023), Économie de l'éducation, éditions La Découverte.

BLEEMER, Zachary (2022), « Affirmative action, mismatch, and economic mobility after California’s Proposition 209 », in The Quarterly Journal of Economics, vol. 137, n° 1.

HINRICHS, Peter (2012), « The effects of affirmative action bans on college enrollment, educational attainment, and the demographic composition of universities », in The Review of Economics and Statistics, vol. 94, n° 3.

OTERO, Sebastián, Nano BARAHONA & Cauê DOBBIN (2021), « Affirmative action in centralized college admission systems : evidence from Brazil », Université de Stanford, document de travail.

SANDER, Richard H. (2004), « A systemic analysis of affirmative action in American law schools », in Stanford Law Review, vol. 57.

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29 septembre 2024 7 29 /09 /septembre /2024 15:42

Ces dernières années ont été marquées par d’importants progrès en matière d’intelligence artificielle, à l’instar du lancement de ChatGPT, devenu très rapidement populaire. Ces avancées tiennent notamment aux progrès dans la puissance de calcul, évoquées par la fameuse « loi de Moore » et sa prédiction d’un doublement de la capacité des microprocesseurs tous les deux ans. La complexité des systèmes d’IA a augmenté encore plus vite que cette puissance de calcul : au cours de la dernière décennie, le montant de puissance de calcul utilisée pour entraîner les systèmes d’IA les plus avancés a doublé tous les six mois, grâce aux montants massifs investis par les entreprises d’IA [Sevilla et Roldan, 2024]. Ces progrès laissent envisager l’apparition à terme d’une intelligence artificielle générale, c’est-à-dire d’une IA présentant un niveau d’intelligence similaire à celui de l’être humain et capable de réaliser toutes les tâches cognitives que ce dernier peut réaliser. 

L’apparition d’une IA générale semble tout à fait plausible à très long terme, mais est-elle envisageable dans un avenir proche ? Pour les plus « optimistes », une telle IA pourrait apparaître dans moins d’une décennie. C’est l’un des scénarii envisagés et étudiés par Anton Korinek et Donghyun Suh (2024) (cf. Korinek [2023] pour un résumé).

Qu’importe la date exacte de son apparition, pour Anton Korinek (2024), l’émergence de l’IA générale marquera la fin de l’âge industrielle et ouvrira une nouvelle ère de la même façon que la Révolution industrielle a mis un terme à l’ère malthusienne. Durant l’âge malthusien, les ressources naturelles constituaient le facteur rare, si bien que celles-ci contraignaient la croissance démographique et, en conséquence, la croissance économique. Avec l’âge industriel, c’est le travail qui est devenu le facteur rare, ce qui a permis une forte croissance de la productivité du travail et des salaires, mais la croissance économique est restée contrainte par la croissance démographique : la capacité d’innovation dépend de la taille de la population, comme l’a formalisé Jones (1995) avec son modèle de croissance semi-endogène. Durant l’âge de l’IA générale, lorsque les machines deviendront un substitut parfait au travail humain, ce dernier cessera d’être un facteur limitatif et l’accumulation du stock d’idées ne sera plus contrainte par la taille de la population, si bien que la croissance s’apparentera à celle formalisée par le modèle de croissance endogène de Paul Romer (1990). 

Le développement de l’IA est ainsi susceptible de stimuler la croissance, mais dans quelle mesure ? Certains sont là aussi très optimistes, estimant qu’une IA générale est susceptible de rapidement créer une « singularité » technologique, mais d’autres, notamment Daron Acemoglu (2024), n’envisagent pas d’amples gains, du moins pas dans un avenir prévisible. Outre des gains incertains, le développement de l’IA et, à terme, l’apparition d’une IA générale ne sont pas s’accompagner de risques. Pour Korinek (2024), l’IA générale posera huit défis économiques :

1. Le premier défi concerne l’emploi et la répartition des revenus. A court terme, il n’est pas clair quant à savoir si l’IA creuse ou réduit les inégalités de revenu. Les précédentes innovations liées à l’informatique avaient plutôt tendance à être complémentaires avec les travailleurs qualifiés et à conduire à une automatisation des tâches réalisées par les travailleurs peu qualifiés, ce qui a eu tendance à creuser les inégalités de revenu [Katz et Murphy, 1992]. Mais certaines études suggèrent que le déploiement actuel de l’IA tend à les réduire : l’IA peut stimuler l’efficacité des moins qualifiés, comme l’ont observé Erik Brynjolfsson et alii (2023), et elle élargit les possibilités d’automatisation des tâches réalisées jusqu’à présent par les travailleurs qualifiés, en l’occurrence les tâches cognitives. David Autor (2024) estime ainsi que l’IA est susceptible de mettre un terme à l’érosion des classes moyennes en favorisant les emplois qu’elles occupent et en stimulant leurs salaires.

Mais à plus long terme, il est à craindre que l’IA rende le travail redondant, à mesure que ses avancées accroissent la substituabilité entre travail et capital. L’IA générale est susceptible de provoquer un chômage de masse, une chute des salaires et une hausse des inégalités [Acemoglu et Restrepo, 2019 ; Acemoglu et Restrepo, 2020 ; Korinek, 2023]En l’occurrence, l’essentiel des bénéfices de l’IA générale pourraient être captés par ceux qui possèdent le capital et contrôlent les technologies d’IA.

L’IA est également susceptible de creuser les écarts de revenu entre les pays, dans la mesure où les pays en développement ont un avantage comparatif dans les activités intensives en travail. On retrouve une intuition du modèle de Romer (1990) : les pays disposant d'un stock élevé d'idées pourront connaître une plus forte croissance que ceux qui en disposent d'un faible stock ; les premiers étant les pays développés et les secondes les pays en développement, les écarts de revenu risquent d'augmenter.

2. Le deuxième défi concerne les compétences et l’éducation. Cette dernière joue aujourd’hui un rôle clé dans l’acquisition des compétences et, en conséquence, sur l’accès à l’emploi. Or, l’IA va rendre obsolètes certaines compétences actuellement valorisés sur le marché du travail. Pour Korinek, les emplois qui resteront disponibles se situeront dans les activités où la présence humaine est recherchée pour elle-même ; il pense notamment au domaine religieux ou la supervision de l’IA. L’éducation devra alors pour préparer à ces emplois. En outre, l’IA va certainement bouleverser la transmission même du savoir. 

3. Le troisième défi concerne la cohésion sociale et la stabilité politique. En perturbant le marché du travail, l’IA est susceptible d’entraîner un mécontentement populaire, des désordres sociaux et de l’instabilité politique. Les conflits sociaux se joueront certainement entre ceux qui bénéficient de l’IA (en premier lieu leurs propriétaires) et ceux qui en pâtissent. 

4. Le quatrième défi concerne la politique macroéconomique. La demande globale va se modifier ; elle ne sera peut-être plus tirée par la consommation des ménages, mais par l’investissement liée à l’IA. Avec la déstabilisation du marché du travail, les autorités devront certainement mettre en place des mécanismes pour assurer aux êtres humains un minimum de revenu, dans un contexte où les sources même de leurs recettes fiscales seront bouleversées. De nouvelles formes de redistribution s’avèreront sûrement nécessaires, peut-être un revenu de base. 

5. Le cinquième défi concerne la politique de la concurrence. En effet, le développement de l’IA nécessite de massifs financements et de vastes bases de données, ce qui génère d’importantes économies d’échelle et donc d’importantes barrières à l’entrée. En conséquence, le marché de l’IA peut se retrouver extrêmement concentré, la production était réalisée par quelques entreprises. 

6. Le sixième défi concerne la propriété intellectuelle. Non seulement l’IA s’abreuve de contenus déjà existants, mais ses propres créations posent d’importantes questions en termes de propriété. 

7. Le septième défi concerne l’environnement. Si à l’âge de l’IA générale, le travail humain cesse d’être le facteur rare, les ressources naturelles le redeviennent. La consommation d’énergies par l’IA explose, ce qui est susceptible d’accélérer, d’une part, l’épuisement de certaines ressources naturelles et, d’autre part, le changement climatique en alimentant les émissions de gaz à effet de serre. Inversement, l’IA pourrait stimuler la recherche scientifique et ainsi contribuer à la découverte de solutions aux différents problèmes environnementaux. 

8. Le huitième et dernier défi concerne la gouvernance mondiale. L’IA générale est susceptible de bouleverser le partage des richesses et du pouvoir entre les pays. Ces richesses et ce pouvoir peuvent notamment se concentrer entre les mains d’une poignée de nations technologiquement avancées et de puissantes entreprises. Il s’agira également de veiller à ce que les finalités et valeurs de l’IA générale restent alignées sur celles de l’humanité et qu’elle veille à la préservation de cette dernière.

 

Références

ACEMOGLU, Daron (2024), « The simple macroeconomics of AI », MIT, working paper, avril.

ACEMOGLU, Daron, & Pascual RESTREPO (2019), « Artificial intelligence, automation, and work », in Ajay Agrawal, Joshua Gans & Avi Goldfarb (dir.), The Economics of Artificial Intelligence: An Agenda, University of Chicago Press. 

ACEMOGLU, Daron, & Pascual RESTREPO (2020), « The wrong kind of AI? Artificial intelligence and the future of labor demand », in Cambridge Journal of Regions, Economy and Society, vol. 13, n° 1.

AUTOR, David (2024), « AI could actually help rebuild the middle class », in Noema Magazine.

BRYNJOLFSSON, Erik, Danielle LI & Lindsey RAYMOND (2023), « Generative AI at work », NBER, working paper, n° 31161, avril.

JONES, Charles I. (1995), « R&D-based models of economic growth », in Journal of Political Economy, vol. 103, n° 4.

KATZ, Lawrence F., & Kevin M. MURPHY (1992), « Changes in relative wages, 1963-1987: Supply and demand factors », in Quarterly Journal of Economics, vol. 107, n° 1.

KORINEK, Anton (2023), « Scenario planning for an A(G)I future », in FMI, Finance & Development. Traduction française, « Scénarios pour un avenir sous le signe de l'IA(G) », in FMI, Finances & Développement.

KORINEK, Anton (2024), « Economic policy challenges for the age of AI », NBER, working paper, n° 32980, septembre.

KORINEK, Anton, & Donghyun SUH (2024), « Scenarios for the transition to AGI », NBER, working paper, n° 32255, mars.

ROMER, Paul (1990), « Endogenous technological change », in Journal of Political Economy, vol. 98, n° 5.

SEVILLA, Jaime, & Edu ROLDÁN (2024), « Training compute of frontier AI models grows by 4-5x per year », Epoch AI, mai.

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19 août 2024 1 19 /08 /août /2024 13:48

Les prix ont fortement augmenté dans le sillage de la pandémie de Covid-19, ce qui mit un terme à plusieurs décennies de faible inflation (cf. graphique 1). Les banques centrales ont réagi en relevant leur taux directeurs, réalisant ainsi le resserrement des politiques monétaires le plus synchronisé à travers le monde qui ait été observé depuis au moins une cinquantaine d’années [Cavallino et alii, 2022]. Le pic d’inflation a été atteint au cours de l’année 2022, marquant le début d’une désinflation [de Soyres et alii, 2024]. La BCE a procédé en juin dernier à une première baisse de ses taux directeurs depuis le début du nouveau cycle de resserrement monétaire ; aux Etats-Unis, la poursuite de la baisse de l’inflation, dans un contexte de dégradation du marché du travail, pourrait pousser la Réserve fédérale à faire prochainement de même [Waechter, 2024]. L’une des questions qui taraudent Jay Powell et les autres responsables de la banque centrale américaine est de savoir si un assouplissement de la politique monétaire ne serait prématuré.

GRAPHIQUE 1  Taux d’inflation aux Etats-Unis (en %)

Pourquoi la Fed ne parvient-elle pas toujours à réduire l’inflation ?

Christina et David Romer (2024) ont étudié les tentatives de désinflations visées par la Réserve fédérale depuis la Seconde Guerre mondiale. En appliquant l’approche narrative qu’ils ont développée lors de leurs précédents travaux [Romer et Romer, 2023], ils ont identifié neuf épisodes au cours desquels les responsables de la Fed ont estimé que le taux d’inflation courant était excessivement élevé et ont en conséquence resserré la politique monétaire pour le réduire : ces épisodes ont respectivement débuté en en octobre 1947, en août 1955, en septembre 1958, en décembre 1968, en avril 1974, en août 1978, en octobre 1979, en mai 1981 et en décembre 1988 (cf. graphique 2). Au cours de ces neuf épisodes, les autorités monétaires ont cherché à réduire le taux d’inflation, pas simplement l’empêcher d’augmenter davantage, et elles ont été prêtes à déprimer l’activité économique pour y parvenir. 

GRAPHIQUE 2  Taux d’inflation sous-jacente aux Etats-Unis (en %)

Pourquoi la Fed ne parvient-elle pas toujours à réduire l’inflation ?

Ce qui change au cours de ces neuf épisodes, c’est notamment le niveau d’engagement dont fait preuve la Fed à l’égard de sa lutte contre l’inflation. Christina et David Romer ont mesuré celui-ci en déterminant notamment, à travers les propos des responsables de la Fed, dans quelle mesure ceux-ci acceptaient des pertes en production pour réduire l’inflation et dans quelle mesure ils estimaient que la dynamique de l’inflation dépendait de la politique monétaire. Ils estiment que le niveau d’engagement envers la désinflation était élevé en 1958, en 1979 et en 1981, modéré en 1947, en 1955 et en 1988 et faible en 1968, en 1974 et en 1978. Par exemple, en 1978, les responsables de la Fed affirmaient catégoriquement qu’ils ne souhaitaient qu’un léger ralentissement de la croissance américaine et estimaient que la politique monétaire ne pouvait à elle seule réduire l’inflation. En 1981, ils jugeaient la politique monétaire cruciale pour faire baisser l’inflation et ils étaient clairement prêts à accepter que l’économie américaine essuie de lourdes pertes en production pour y parvenir.

Ce niveau d’engagement des responsables de la Fed importe visiblement pour la réussite de la désinflation : à travers les régressions qu’ils réalisent, Christina et David Romer observent que le premier est fortement corrélé avec la seconde. Au cours des épisodes où la Fed s’engage clairement envers la désinflation, l’inflation décline significativement et durablement, tandis qu’au cours des épisodes où la Fed ne s’engage pas clairement envers la désinflation, la baisse de l’inflation n’est, au mieux, que limitée et brève. En 1958 et en 1979, quand les responsables s’étaient fortement engagées à réduire l’inflation, non seulement celle-ci diminua, mais en outre elle resta durablement à un faible niveau. Inversement, en 1968 et en 1978, quand les responsables ne s’étaient engagés que faiblement envers leur objectif d’inflation, l’inflation ne baissa que de façon limitée et rebondit rapidement. 

La question est alors de s’avoir pourquoi le degré d’engagement joue. Christina et David Romer ont alors observé dans quelle mesure les anticipations d’inflation ont été affectées par la politique monétaire au cours des épisodes désinflationnistes. Pour cela, ils se sont notamment appuyés sur les évocations des décisions de la Fed dans les médias, par exemple les pages du New York Times et du Wall Street Journal, et les mesures de l’inflation anticipée tirées des indicateurs de marchés financiers. Ils concluent au terme de leur analyse que le niveau d’engagement de la Fed vis-à-vis de la désinflation n’affecte pas les anticipations d’inflation.

Ce n’est donc pas en influençant ces dernières que la banque centrale parvient à réduire l’inflation ; ce sont les effets directs de la politique monétaire sur l’activité économique qui jouent. Ainsi, si la banque centrale s’engage fortement à la désinflation, elle tend à persévérer dans son action tant qu’elle n’a pas atteint son objectif. Inversement, si un faible engagement de la Fed ne permet par de réduire significativement et durablement l’inflation, c’est parce que celle-ci abandonne prématurément sa lutte contre l’inflation, par optimisme ou par crainte de déprimer excessivement l’activité économique.

En ce qui concerne l’actuel épisode désinflationniste, le dixième depuis la Seconde Guerre mondiale, Christina et David Romer sont optimistes quant à sa réussite. En effet, Powell et les autres responsables de la Fed ont manifesté, notamment lors de leurs réunions, un fort niveau d’engagement vis-à-vis de la désinflation, notamment en indiquant que la stabilité des prix était leur principal objectif et qu’ils étaient prêts à accepter une dégradation de l’activité économique et une hausse du chômage pour l’atteindre.

Les constats des Romer viennent conforter l'idée que les anticipations d'inflation ne jouent qu'un rôle limité dans la dynamique de l'inflation ou, du moins, dans la transmission de la politique monétaire à celle-ci [Rudd, 2021]. Reste la question de savoir si la dégradation de l'activité économique et du marché du travail est nécessaire à la désinflation. Les Romer ne cherchent pas à y répondre , se contentant d’évoquer la possible existence d’une courbe de Phillips, mais sans l’explorer. 

 

Références

CAVALLINO, Paolo, Giulio CORNELLI, Peter HÖRDAHL & Egon ZAKRAJSEK (2022), « "Front-loading" monetary tightening: pros and cons », BRI, BIS Bulletin, n° 63, 9 décembre.

ROMER, Christina D., & David H. ROMER (2023), « Does monetary policy matter? The narrative approach after 35 years », in American Economic Review, vol. 113, n° 6.

ROMER, Christina D., & David H. ROMER (2024), « Lessons from history for successful disinflation », in Journal of Monetary Economics.

RUDD, Jeremy B. (2021), « Why do we think that inflation expectations matter for inflation? (and should we?) », Réserve fédérale, finance and economics discussion paper, n° 2021-062.

de SOYRES, François, Grace LOFSTROM, Mitch LOTT, Chris MACHOL & Zina SAIJID (2024), « Disinflation progress: A comparison of advanced economies », Réserve fédérale, FEDS Notes, 2 août.

WAECHTER, Philippe (2024), « Et l’inflation dit à la Fed: c’est le moment », 14 août.

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