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19 août 2024 1 19 /08 /août /2024 13:48

Les prix ont fortement augmenté dans le sillage de la pandémie de Covid-19, ce qui mit un terme à plusieurs décennies de faible inflation (cf. graphique 1). Les banques centrales ont réagi en relevant leur taux directeurs, réalisant ainsi le resserrement des politiques monétaires le plus synchronisé à travers le monde qui ait été observé depuis au moins une cinquantaine d’années [Cavallino et alii, 2022]. Le pic d’inflation a été atteint au cours de l’année 2022, marquant le début d’une désinflation [de Soyres et alii, 2024]. La BCE a procédé en juin dernier à une première baisse de ses taux directeurs depuis le début du nouveau cycle de resserrement monétaire ; aux Etats-Unis, la poursuite de la baisse de l’inflation, dans un contexte de dégradation du marché du travail, pourrait pousser la Réserve fédérale à faire prochainement de même [Waechter, 2024]. L’une des questions qui taraudent Jay Powell et les autres responsables de la banque centrale américaine est de savoir si un assouplissement de la politique monétaire ne serait prématuré.

GRAPHIQUE 1  Taux d’inflation aux Etats-Unis (en %)

Pourquoi la Fed ne parvient-elle pas toujours à réduire l’inflation ?

Christina et David Romer (2024) ont étudié les tentatives de désinflations visées par la Réserve fédérale depuis la Seconde Guerre mondiale. En appliquant l’approche narrative qu’ils ont développée lors de leurs précédents travaux [Romer et Romer, 2023], ils ont identifié neuf épisodes au cours desquels les responsables de la Fed ont estimé que le taux d’inflation courant était excessivement élevé et ont en conséquence resserré la politique monétaire pour le réduire : ces épisodes ont respectivement débuté en en octobre 1947, en août 1955, en septembre 1958, en décembre 1968, en avril 1974, en août 1978, en octobre 1979, en mai 1981 et en décembre 1988 (cf. graphique 2). Au cours de ces neuf épisodes, les autorités monétaires ont cherché à réduire le taux d’inflation, pas simplement l’empêcher d’augmenter davantage, et elles ont été prêtes à déprimer l’activité économique pour y parvenir. 

GRAPHIQUE 2  Taux d’inflation sous-jacente aux Etats-Unis (en %)

Pourquoi la Fed ne parvient-elle pas toujours à réduire l’inflation ?

Ce qui change au cours de ces neuf épisodes, c’est notamment le niveau d’engagement dont fait preuve la Fed à l’égard de sa lutte contre l’inflation. Christina et David Romer ont mesuré celui-ci en déterminant notamment, à travers les propos des responsables de la Fed, dans quelle mesure ceux-ci acceptaient des pertes en production pour réduire l’inflation et dans quelle mesure ils estimaient que la dynamique de l’inflation dépendait de la politique monétaire. Ils estiment que le niveau d’engagement envers la désinflation était élevé en 1958, en 1979 et en 1981, modéré en 1947, en 1955 et en 1988 et faible en 1968, en 1974 et en 1978. Par exemple, en 1978, les responsables de la Fed affirmaient catégoriquement qu’ils ne souhaitaient qu’un léger ralentissement de la croissance américaine et estimaient que la politique monétaire ne pouvait à elle seule réduire l’inflation. En 1981, ils jugeaient la politique monétaire cruciale pour faire baisser l’inflation et ils étaient clairement prêts à accepter que l’économie américaine essuie de lourdes pertes en production pour y parvenir.

Ce niveau d’engagement des responsables de la Fed importe visiblement pour la réussite de la désinflation : à travers les régressions qu’ils réalisent, Christina et David Romer observent que le premier est fortement corrélé avec la seconde. Au cours des épisodes où la Fed s’engage clairement envers la désinflation, l’inflation décline significativement et durablement, tandis qu’au cours des épisodes où la Fed ne s’engage pas clairement envers la désinflation, la baisse de l’inflation n’est, au mieux, que limitée et brève. En 1958 et en 1979, quand les responsables s’étaient fortement engagées à réduire l’inflation, non seulement celle-ci diminua, mais en outre elle resta durablement à un faible niveau. Inversement, en 1968 et en 1978, quand les responsables ne s’étaient engagés que faiblement envers leur objectif d’inflation, l’inflation ne baissa que de façon limitée et rebondit rapidement. 

La question est alors de s’avoir pourquoi le degré d’engagement joue. Christina et David Romer ont alors observé dans quelle mesure les anticipations d’inflation ont été affectées par la politique monétaire au cours des épisodes désinflationnistes. Pour cela, ils se sont notamment appuyés sur les évocations des décisions de la Fed dans les médias, par exemple les pages du New York Times et du Wall Street Journal, et les mesures de l’inflation anticipée tirées des indicateurs de marchés financiers. Ils concluent au terme de leur analyse que le niveau d’engagement de la Fed vis-à-vis de la désinflation n’affecte pas les anticipations d’inflation.

Ce n’est donc pas en influençant ces dernières que la banque centrale parvient à réduire l’inflation ; ce sont les effets directs de la politique monétaire sur l’activité économique qui jouent. Ainsi, si la banque centrale s’engage fortement à la désinflation, elle tend à persévérer dans son action tant qu’elle n’a pas atteint son objectif. Inversement, si un faible engagement de la Fed ne permet par de réduire significativement et durablement l’inflation, c’est parce que celle-ci abandonne prématurément sa lutte contre l’inflation, par optimisme ou par crainte de déprimer excessivement l’activité économique.

En ce qui concerne l’actuel épisode désinflationniste, le dixième depuis la Seconde Guerre mondiale, Christina et David Romer sont optimistes quant à sa réussite. En effet, Powell et les autres responsables de la Fed ont manifesté, notamment lors de leurs réunions, un fort niveau d’engagement vis-à-vis de la désinflation, notamment en indiquant que la stabilité des prix était leur principal objectif et qu’ils étaient prêts à accepter une dégradation de l’activité économique et une hausse du chômage pour l’atteindre.

Les constats des Romer viennent conforter l'idée que les anticipations d'inflation ne jouent qu'un rôle limité dans la dynamique de l'inflation ou, du moins, dans la transmission de la politique monétaire à celle-ci [Rudd, 2021]. Reste la question de savoir si la dégradation de l'activité économique et du marché du travail est nécessaire à la désinflation. Les Romer ne cherchent pas à y répondre , se contentant d’évoquer la possible existence d’une courbe de Phillips, mais sans l’explorer. 

 

Références

CAVALLINO, Paolo, Giulio CORNELLI, Peter HÖRDAHL & Egon ZAKRAJSEK (2022), « "Front-loading" monetary tightening: pros and cons », BRI, BIS Bulletin, n° 63, 9 décembre.

ROMER, Christina D., & David H. ROMER (2023), « Does monetary policy matter? The narrative approach after 35 years », in American Economic Review, vol. 113, n° 6.

ROMER, Christina D., & David H. ROMER (2024), « Lessons from history for successful disinflation », in Journal of Monetary Economics.

RUDD, Jeremy B. (2021), « Why do we think that inflation expectations matter for inflation? (and should we?) », Réserve fédérale, finance and economics discussion paper, n° 2021-062.

de SOYRES, François, Grace LOFSTROM, Mitch LOTT, Chris MACHOL & Zina SAIJID (2024), « Disinflation progress: A comparison of advanced economies », Réserve fédérale, FEDS Notes, 2 août.

WAECHTER, Philippe (2024), « Et l’inflation dit à la Fed: c’est le moment », 14 août.

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13 juin 2024 4 13 /06 /juin /2024 17:58

On pourrait s’attendre à ce que la croissance s’accompagne d’une hausse du niveau de bonheur de la population. Après tout, si le revenu moyen augmente, alors la population voit son pouvoir d’achat augmenter et elle devrait pouvoir mieux satisfaire ses besoins. On devrait donc s’attendre à une relation positive entre revenu moyen et niveau de bonheur moyen. Pourtant, il y a cinquante ans, Richard Easterlin (1974) constatait que le niveau moyen de bien-être avait stagné à long terme aux Etats-Unis, malgré la hausse du revenu moyen. Il a par la suite, dans d’autres publications, fait la même observation pour d’autres pays développés.

L’existence même de ce paradoxe a été contestée, notamment par Angus Deaton (2008) et par Betsey Stevenson et Justin Wolfers (2008), qui concluent en une robuste relation positive entre bien-être et revenu, que ce soit entre les pays ou au cours du temps. Mais d’autres économistes aboutissent à des résultats allant dans le sens d’Easterlin. Easterlin a lui-même remis en cause, à plusieurs reprises, les conclusions de Stevenson et Wolfers (voir par exemple Easterlin [2017]).

Deux explications ont été mises en avant pour expliquer le paradoxe d’Easterlin. Le premier est l’effet d’adaptation. L’idée est que la hausse de revenu dont jouit un individu peut certes accroître son niveau de satisfaction, mais temporairement : le niveau de satisfaction augmente, puis diminue pour finalement revenir à son niveau initial. L’interprétation serait que l’individu serait initialement plus heureux, dans la mesure où il peut mieux satisfaire ses besoins existants, mais qu’il va ensuite s’habituer à son nouveau train de vie, revoir ses exigences, se découvrir de nouveaux besoins. En conséquence, au niveau agrégé, la croissance peut certes accroître les niveaux de satisfaction à court terme, mais pas à long terme. Si toutes les études qui ont testé l’existence de l’effet d’adaptation n’ont pas toutes conclu en son existence, celles qui l’ont fait ont conclu en son asymétrie : le gain en bien-être d’une hausse du revenu se dissipe, tandis que la perte en bien-être d’une baisse du revenu est définitive. C’est l’effet d’une « aversion à la perte » mise en évidence dans les expériences en économie comportementale [Kahneman et alii, 1991]. Il y aurait ainsi un « effet de cliquet », similaire à celui mis en avant par James Duesenberry (1949) dans le cas de la consommation : les individus prendraient peut-être comme référence le niveau maximal de consommation qu’ils ont atteint par le passé. Ces résultats sont sûrement décourageants pour les partisans de la croissance, mais ils le sont peut-être encore plus pour les partisans d’une décroissance (volontaire) : si la croissance n’augmente pas durablement le bien-être moyen, la décroissance pourrait au contre le réduire irrémédiablement.

Le deuxième effet susceptible d’expliquer le paradoxe d’Easterlin est l’effet de rivalité. L’idée est que le bien-être d’un individu ne tient pas (seulement) à son revenu : il dépend (aussi) du revenu des autres en raison du jeu des comparaisons. Autrement dit, il ne dépendrait pas de son revenu absolu, mais de son revenu relatif. Cette idée est cohérente avec l’observation que, dans une population donnée, les riches se déclarent bien plus heureux que les pauvres. Si elle est exacte, elle empêche la croissance d’augmenter le niveau de satisfaction : la hausse du revenu moyen ne change en rien le fait que certains gagnent plus que d’autres. Si la croissance ne modifie pas la hiérarchie des revenus, par exemple si tous les individus voyaient leur revenu augmenter du même montant, alors le niveau de satisfaction de chacun ne variera guère. Si certains voient leur revenu augmenter plus vite que celui des autres, leur niveau de satisfaction augmentera peut-être, mais parallèlement ceux qui rétrogradent dans la hiérarchie des revenus verront leur niveau de satisfaction baisser. Ce serait un jeu à somme nulle.

Pourtant, les populations des pays riches se déclarent en moyenne plus heureuses que celles des pays pauvres : le paradoxe d’Easterlin ne s’observe pas dans le cas de ces derniers. L’une des explications avancée pour concilier ces divers faits stylisés, notamment par Ronald Inglehart, est qu’il existerait un seuil de satiété. En-deçà de ce seuil, la croissance améliore la satisfaction moyenne, par exemple en permettant à la population de mieux satisfaire ses besoins de base ; mais à partir de ce seuil, le paradoxe d’Easterlin s’appliquerait : la poursuite de la croissance ne parviendrait plus à accroître la satisfaction moyenne. Peut-être qu’une fois les besoins de base satisfaits, la survie assurée, les individus ne verraient plus leur satisfaction augmenter avec leur revenu, la satisfaction de besoins faisait apparaître de nouveaux besoins ou les individus se lançant dans une course assez vaine à la consommation ostentatoire. Une telle hypothèse a notamment été soutenue par Ed Diener et Martin Seligman (2004) et Andrew Clark et alii (2008) et Rafael Di Tella et Robert MacCulloch (2010). Pour Bruno Frey et Alois Stutzer (2002), il se situerait autour de 10.000 dollars. Richard Layard (2003, 2005) estimait tout d’abord que le seuil de satiété se situait à un revenu par tête autour de 15.000 dollars, avant de relever son estimation à 20.000 dollars (cf. graphique 1). 

GRAPHIQUE 1  Revenu moyen par tête et niveau de bonheur moyen 

Relation entre bonheur et revenu : y a-t-il un point de satiété ?

Betsey Stevenson et Justin Wolfers (2013) se sont penchés sur une telle hypothèse. La simple observation de la relation entre bien-être et revenu pour les différents centiles de la répartition du revenu dans les vingt-cinq pays les plus peuplés : les courbes ne semblent s’aplatir dans aucun pays (cf. graphique 2). Certes, la relation n’est pas linéaire, mais log-linéaire : plus le revenu est élevé, plus le supplément de revenu doit lui-même être de plus en plus important pour rapporter un même supplément de satisfaction. Cela dit, la relation reste positive et significative. Stevenson et Wolfers ont testé plus rigoureusement la présence d’un éventuel point de satiété à 9.000, 15.000 et 25.000 dollars. Leur analyse n’a pas fait apparaître de rupture de la relation entre bien-être et revenu moyen pour de tels niveaux de revenu par tête. 

GRAPHIQUE 2  Bien-être et revenu dans les 25 pays les plus peuplés

Relation entre bonheur et revenu : y a-t-il un point de satiété ?

Dans une nouvelle étude de l’INSEE, Jean-Marc Germain (2024) s’est à son tour penché sur l’identification d’un éventuel seuil de satiété. Pour cela, il a utilisé des données d’enquête sur les conditions de vie des ménages dans cinq pays, en l’occurrence la France, l’Allemagne, le Royaume-Uni, les Etats-Unis et l’Australie. Il conclut en la présence d’un seuil de satiété pour la satisfaction dans la vie de 30.000 euros en France, 40.000 euros en Allemagne, 45.000 euros au Royaume-Uni, 60.000 euros en Australie et 80.000 euros aux Etats-Unis ; la satiété est toutefois partielle dans le cas de ces deux derniers pays.

A partir des données de panel françaises, Germain approfondit son analyse en allant au-delà de la seule identification du point de satiété. Il constate Notamment que, en-deçà du seuil de satiété, une baisse du revenu réduit davantage la satisfaction dans la vie qu’une hausse du revenu ne l’améliore ; une telle observation va dans le sens de l’hypothèse d’un effet de cliquet. En outre, selon ses estimations, l’effet de rivalité réduirait d’un tiers l’impact du revenu sur le bien-être subjectif. Enfin, Germain montre que le fait de vivre seul, les problèmes de santé et l’exposition à la pollution ont le même effet négatif sur le bien-être déclaré que l’on soit au-dessus ou au-dessus du seuil de satiété. En revanche, l’expérience du chômage, le sentiment d’insécurité civile et la pression au travail ont un effet négatif plus puissant lorsque le revenu est inférieur au point de satiété plutôt qu’au-dessus.

 

Références

CLARK, Andrew E., Paul FRIJTERS & Michael A. SHIELDS (2008), « Relative income, happiness, and utility: An explanation for the Easterlin paradox and other puzzles », in Journal of Economic literature, vol. 46, n° 1.

DAVOINE, Lucie (2020), Economie du bonheur, nouvelle édition, La Découverte.

DEATON, Angus (2008), « Income, health and well-being around the world: Evidence from the Gallup word poll », in Journal of Economic Perspectives, vol. 22, n° 2.

DI TELLA, Rafael, & Robert MACCULLOCH (2010), « Happiness adaptation to income beyond ‘basic needs’ », in Ed Diener, John Helliwell & Daniel Kahneman (dir.), International Differences in Well-Being, Oxford University Press.

DIENER, Ed, & Martin E.P. SELIGMAN (2004), « Beyond money: Toward an economy of well-being », in Psychological science in the public interest, vol. 5, n° 1.

DUESENBERRY, James (1949), Income, Saving and the Theory of Consumer Behavior, Harvard University Press. 

EASTERLIN, Richard A. (1974), « Does economic growth improve the human lot. Some empirical evidence », in Paul David & Melvin Reder (dir.), Nations and Households in Economic growth: Essays in Honor of Moses Abramovitz.

EASTERLIN, Richard A. (2016), « Paradox lost? », in Review of Behavioral Economics, vol. 4, n° 4.

FREY, Bruno S., & Alois STUTZER (2002), « What can economists learn from happiness research? », in Journal of Economic Literature, vol. 40, n° 2.

GERMAIN, Jean-Marc (2024), « Bien-être ressenti et revenu : l’argent fait-il le bonheur ? », INSEE, document de travail.

INGLEHART, Ronald (1997), Modernization and Postmodernization, Princeton University Press.

KAHNEMAN, Daniel, & Angus DEATON (2010), « High income improves evaluation of life but not emotional well-being », in Proceedings of the National Academy of Sciences, vol. 107, n° 38.

KAHNEMAN, Daniel, Jack L. KNETSCH & Richard H. THALER (1991), « Anomalies: The endowment effect, loss aversion, and status quo bias », in Journal of Economic Perspectives, vol. 5, n° 1.

LAYARD, Richard (2003), « Happiness: Has social science a clue? What is happiness? Are we getting happier? ».

LAYARD, Richard (2005), Happiness: Lessons from a New Science, Penguin.

SENIK, Claudia (2014), L'Economie du bonheur, Le Seuil.

STEVENSON, Betsey, & Justin WOLFERS (2008), « Economic growth and subjective well-being: Reassessing the Easterlin paradox », in Brookings Papers on Economic Activity, vol. 2008, n° 1.

STEVENSON, Betsey, & Justin WOLFERS (2013), « Subjective well-being and income: Is there any evidence of satiation? », in American Economic Review, Papers and Proceedings, vol. 103, n° 3.

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22 mai 2024 3 22 /05 /mai /2024 08:50

La reprise suite à la pandémie de Covid-19 a été hétérogène, notamment parmi les pays développés. Aux Etats-Unis, la croissance a été suffisamment vigoureuse depuis la crise sanitaire pour que le PIB réel américain retourne à sa tendance prépandémique en 2023. Dans les autres pays développés, la reprise post-pandémique a été en général plus lente. Pour beaucoup d’entre eux, la croissance n’a pas été assez forte pour ramener le PIB à sa trajectoire d’avant crise : les dommages occasionnés par la pandémie ont été permanents, un phénomène que l’on qualifie d’« hystérésis ». En l’occurrence, en 2023, le PIB restait inférieur de 4 % à sa tendance d’avant-crise dans le cas du Canada, de 5 % dans le cas de la zone euro et de 6 % dans le cas du Royaume-Uni. En fait, pour ces pays, le rythme de la croissance s’est avéré ces dernières années plus faible qu’avant la pandémie, si bien que le PIB s’est davantage éloigné de sa trajectoire tendancielle antérieure ; c’est un phénomène que Larry Ball (2014) avait pu observer suite à la crise financière mondiale et qu’il avait qualifié de « super-hystérésis ». Cela n’est pas sans alimenter les craintes quant à un nouveau décrochage de l’Europe vis-à-vis des Etats-Unis [Bock et alii, 2024 ; Le Chevallier, 2024 ; Mone, 2024].

GRAPHIQUE PIB réel des pays développés (en indices, base 100 au quatrième trimestre 2007)

Pourquoi la reprise a-t-elle été plus forte aux Etats-Unis que dans les autres pays développés ?

François de Soyres et alii (2024) ont cherché à déterminer les facteurs susceptibles d’expliquer cette hétérogénéité des performances entre Etats-Unis et autres pays développés dans le sillage de la pandémie. Ils notent tout d’abord que cette meilleure performance de l’économie américaine repose pour l’essentiel sur une forte consommation finale et à un fort investissement domestique.

Cette vigueur de la consommation et de l’investissement américains tient vraisemblablement à l’orientation davantage expansionniste de la politique budgétaire aux Etats-Unis que dans les autres pays développés. D’après les données du FMI capturant les mesures annoncées et adoptées par les gouvernements en réponse à l’épidémie de Covid-19, les Etats-Unis ont fourni davantage de soutien budgétaire au cours de celle-ci que les autres pays développés.  Entre janvier 2020 et septembre 2021, les dépenses discrétionnaires ont représenté l’équivalent de 25 % du PIB dans le cas des Etats-Unis, contre par exemple 8 % dans le cas de la France. Or, de Soyres et ses coauteurs observent une corrélation positive entre l’ampleur de ces dépenses discrétionnaires et l’écart entre les PIB et leur trajectoire prépandémique : les pertes en PIB ont été d’autant plus faibles que l’impulsion budgétaire a été importante.

Il y a certainement là une importante différence par rapport à la reprise consécutive à la crise financière mondiale. Suite à celle-ci, les gouvernements, des deux côtés de l’Atlantique, avaient rapidement adopté des mesures d’austérité budgétaire, ce qui avait freiné leur croissance économique et même fait basculer la zone euro dans une seconde récession. Un tel resserrement de la politique budgétaire n’a pas été observé suite à la pandémie, du moins jusqu’à présent, ce qui contribue certainement à expliquer pourquoi les pertes en production ont été plus limitées suite à la pandémie que suite à la crise financière mondiale. Le cas des Etats-Unis suite à la pandémie est plus singulier : non seulement ils n’ont pas adopté l’austérité, mais ils ont en fait certainement maintenu une politique budgétaire expansionniste. 

Il y a également des différences entre les économies concernant la politique monétaire ou, plus précisément, sa transmission. Depuis 2022, face à la hausse de l’inflation, les banques centrales ont fortement resserré leurs politiques monétaires. La Fed a légèrement plus augmenté ses taux directeurs que ne l’ont fait les banques centrales des autres pays développés. Cela dit, la transmission du resserrement monétaire aux taux d’intérêt sur les crédits des ménages et des entreprises a été plus limitée aux Etats-Unis que dans les autres pays développés. Cela s’explique notamment par le fait que les entreprises américaines recourent relativement moins au crédit bancaire pour se financer et que les crédits immobiliers et les crédits bancaires des entreprises sont plus souvent à taux fixes aux Etats-Unis. 

Outre ces différences dans l’orientation des politiques conjoncturelles et leur transmission à l’économie réelle, de Soyres et ses coauteurs mettent également en avant les différences structurelles entre l’économie américaine et les autres économies avancées pour expliquer l’hétérogénéité des reprises. En premier lieu, les marchés du travail sont réputés être plus rigides dans les pays européens qu’aux Etats-Unis et cette rigidité a pu se traduire par un chômage structurel plus élevé dans les premiers. Plusieurs pays développés ont mis en place des dispositifs de chômage partiel pour maintenir le lien des salariés avec leur emploi pendant la pandémie. Ces dispositifs ont certes permis à ces pays de connaître une bien moins ample hausse du taux de chômage lors de la crise sanitaire que les Etats-Unis, mais ils ont pu freiner la réallocation sectorielle de la main-d’œuvre en leur sein. 

La plus forte stimulation de la demande et la plus grande flexibilité des marchés du travail aux Etats-Unis que dans les autres pays développés ont certainement permis aux premiers de connaître de plus fortes créations d’entreprises depuis la récession pandémique. Les créations d’entreprises étaient encore récemment bien plus fortes qu’avant-crise aux Etats-Unis. Dans la zone euro, elles sont simplement revenues à leur niveau d’avant-crise.  

Il y a enfin des chocs spécifiques aux pays qui expliquent la meilleure performance de l’économie américaine relativement aux autres économies avancées. En l’occurrence, des chocs négatifs ont touché l’Europe. Dans le cas du Royaume-Uni, la sortie de l’Union européenne, annoncée en 2016 à l’issue du référendum, puis définitivement entérinée début 2020, a pesé sur l’économie britannique en augmentant l’incertitude en son sein et en réduisant son accès aux marchés. La zone euro a quant à elle été particulièrement affectée par la reprise de l’invasion russe de l’Ukraine et notamment ses effets sur les marchés de l’énergie. 

 

Références

BALL, Laurence M. (2014), « Long-term damage from the Great Recession in OECD countries », NBER, working paper, n° 20185.

BOCK, Sébastien, Aya ELEWA, Sarah GUILLOU, Mauro NAPOLETANO, Lionel NESTA, Evens SALIES & Tania TREIBICH (2024), « Le décrochage européen en question », OFCE, Policy brief, n° 128.

DE SOYRES, François, Joaquin GARCIA-CABO HERRERO, Nils GOERNEMANN, Sharon JEON, Grace LOFSTROM & Dylan MOORE (2024), « Why is the U.S. GDP recovering faster than other advanced economies? », FEDS Notes, 17 mai.

DE SOYRES, François, Ana Maria Santacreu & Henry Young (2023), « Demand-supply imbalance during the Covid-19 pandemic: The role of fiscal policy », in Federal Reserve Bank of St. Louis Review.

LE CHEVALLIER, Juliette (2024), « Pourquoi l’Europe décroche par rapport aux Etats-Unis », in Alternatives économiques, 18 avril.

MONE, Vianney, (2024), « États-Unis vs Europe : la grande divergence », Des Hauts et Débats (blog), 13 mai.

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