Les progrès réalisés par l’intelligence artificielle (IA) ces toutes dernières années, notamment le lancement de GPT-4 d’OpenAI il y a un an, marquent peut-être les prémices d’une nouvelle Révolution industrielle, une ère d’innovations bouleversant non seulement l’économie, mais aussi tous les pans de l’existence humaine. L’IA pourrait notamment mettre un terme à la faible croissance de la productivité que connaissent les pays développés depuis quelques décennies. Elle pourrait aussi fortement bouleverser l’emploi et la place du travail dans nos sociétés [Acemoglu et Restrepo, 2019 ; Acemoglu et Restrepo, 2020].
Les gains de productivité peuvent venir de quatre canaux différents. Avec les avancées en matière d’IA, celle-ci peut réaliser un éventail toujours plus large de tâches que seuls les travailleurs pouvaient jusqu’alors réaliser, ce qui pousse à l’automatisation ; celle-ci n’augmente toutefois la productivité que si l’IA réalise plus efficacement la tâche automatisée que ne la réalisaient les travailleurs. Il peut aussi y avoir complémentarité des tâches : l’IA peut accroître la productivité des travailleurs dans la réalisation de leurs tâches ou bien elle peut prendre en charge certaines sous-tâches, ce qui permet alors aux travailleurs de se concentrer sur le reste de leurs tâches ainsi de gagner en efficacité. Il peut aussi y avoir un approfondissement de l’automatisation : les avancées en matière d’IA peuvent accroître la productivité du capital pour les tâches qui ont déjà été automatisées. Enfin, l’IA peut innover, créer de nouvelles tâches et, par ce biais, accroître l’efficacité de l’ensemble du processus productif.
Jusqu’à présent, ce sont essentiellement des tâches routinières que les IA réalisent ; mais elles progressent dans la réalisation des tâches cognitives, des tâches qui étaient réalisées jusqu’à présent par les travailleurs qualifiés, par exemple préparer des dossiers juridiques et diagnostiquer des maladies. Certains pronostiquent l’apparition ces prochaines décennies d’une intelligence artificielle générale (IAG), c’est-à-dire d’une IA capable d’accomplir toutes les tâches que les êtres humains peuvent réaliser. Anton Korinek et Donghyun Suh (2024) ont étudié comment la production et les salaires sont susceptibles d’évoluer dans une telle éventualité. Selon leur scénario de référence, supposant l’arrivée d’une IAG d’ici vingt ans, la production suit une trajectoire explosive : les avancées en matière d’IA accroîtraient le PIB de 100 % d’ici dix ans (cf. graphique). Selon leur scénario radical, supposant que l’IA parvienne au stade d’IAG d’ici cinq ans, comme le croit Jensen Huang, le PDG de Nvidia, les avancées en matière d’IA entraîneraient une hausse de 300 % du PIB d’ici dix ans. Dans les deux cas, les salaires s’écroulent, plus ou moins rapidement, en conséquence de l’automatisation.
GRAPHIQUE Effet de l’intelligence artificielle générale sur la production et les salaires (en indices, base 100 l’année initiale)
Dans les modèles de croissance endogène ou semi-endogène, la croissance tient à la production d’idée, mais celle-ci reste contrainte le nombre de travailleurs [Jones, 1995]. Mais si l’IA peut parfaitement se substituer au travail humain, ces modèles suggèrent qu’une forte accélération de la croissance est possible, dans la mesure où elle pourrait ne plus dépendre du facteur travail [Davidson, 2021 ; Erdil et Besiroglu, 2023]. Si les rendements sont croissants, du fait de la non-rivalité des idées [Romer, 1990], la croissance pourrait même devenir explosive.
Les plus optimistes quant aux avancées de l’IA prédisent qu’elle s’améliorera au point d’être capable de s’améliorer par elle-même et de se doter de capacités illimitées. Cela pourrait ainsi la voie à une « singularité technologique » [Good, 1965 ; Vinge, 1993 ; Kurzweil, 2005] : l’innovation, la production et la consommation exploseraient et deviendraient infinies [Nordhaus, 2021]. Philippe Aghion et alii (2019) ont distingué deux régimes de croissance explosive possibles. Le premier est celui d’une « explosion de croissance de type I » : les taux de croissance augmenteraient au fil du temps, sans limite, mais ils resteraient finis en un instant donné. Le second est celui d’une « explosion de croissance de type II » : la croissance accélérerait tant qu’une production infinie serait réalisée sur un laps de temps fini.
Il y a certainement des phénomènes de goulots d’étranglement qui pourraient empêcher la croissance de suivre une trajectoire explosive ou du moins l’empêcher qu’elle se maintienne durablement sur une telle trajectoire. Il semble y avoir des rendements décroissants à la recherche-développement : les idées se révèlent en effet de plus en plus dures à trouver [Bloom et alii, 2020]. Aghion et alii (2019) estiment qui la croissance pourrait rester limitée du fait que certains domaines essentiels soient difficiles à améliorer ; c’est l’idée de la « maladie des coûts » de Baumol. La production peut rester contrainte par l’existence de facteurs de production non accumulables. Ce pourrait être le cas si certaines étapes du processus d’innovation requièrent une intervention humaine. Et bien sûr, toute croissance requiert l’usage de ressources naturelles et d’énergie, or les quantités disponibles de celles-ci en un instant donné restent limitées.
Beaucoup d’estimations sont plus mesurées, mais pointent tout de même des effets massifs ; elles suggèrent une hausse significative et durable, voire permanente, du taux de croissance. Par exemple, les économistes de Goldman Sachs (2023) prédisent une hausse de 7 % du PIB mondial, soit l’équivalent de 7.000 milliards de dollars, d’ici dix ans. Michael Chui et alii (2023), chez McKinsey, estiment que l’IA générative pourrait ajouter 17.100 à 25.600 milliards de dollars au PIB mondial. Ils estiment que l’IA et les autres technologies d’automatisation pourraient relever de 1,5 à 3,4 points de pourcentage la croissance annuelle du PIB dans les pays développés au cours de la prochaine décennie.
Ces estimations pourraient, elles aussi, être trop enthousiastes ; n’oublions pas le paradoxe relevé par Robert Solow en 1987 (« vous pouvez voir l’informatique partout, sauf dans les statistiques de productivité »). Tout d’abord, le potentiel d’une innovation n’est pas immédiatement exploité. Les entreprises ne pourraient que lentement adopter l’IA et seule une minorité d’entre elles, en l’occurrence les plus grosses, pourraient l’utiliser. D’amples changements organisationnels sont sûrement nécessaires pour exploiter toutes les potentialités de l’IA. En outre, les entreprises pourraient se contenter d’utiliser l’IA pour économiser en main-d’œuvre et non pour réallouer celle-ci vers les emplois les plus qualifiés et créatifs, freinant la croissance de la productivité. Cette dernière pourrait davantage freiner si l’IA conduit finalement les entreprises à réallouer la main-d’œuvre vers les emplois les moins qualifiés. En fait, le potentiel même de l’IA pourrait être moindre qu’on ne le croit. D’autres innovations récentes, comme l’imprimante 3D et la voiture autonome, avaient soulevé un énorme enthousiasme, avant que celui-ci ne se tempère fortement. Dans tous les cas, les avancées déjà réalisées en matière d'IA ne semblent guère avoir stimulé la croissance jusqu'à présent [Brynjolfsson et alii, 2019].
Daron Acemoglu (2024) se montre quant à lui très réservé [Calignon, 2024]. Il a cherché à estimer quel pourrait être l’effet de l’IA sur la croissance américaine via les canaux de l’automatisation et de la complémentarité des tâches. Plusieurs études ont récemment cherché à déterminer quelle proportion de tâches est susceptible d’être réalisée par l’IA : par exemple, Tyna Eloundou et alii (2023) suggèrent que 19,9 % des tâches réalisées par les travailleurs américains sont susceptibles d’être automatisées, tandis que Maja Svanberg et alii (2024) estiment qu’il serait rentable d’automatiser 23 % des tâches automatisables. En s’appuyant sur ces estimations, Acemoglu conclut que les avancées en matière d’IA n’augmenteraient la PGF étasunienne que de 0,71 % d’ici dix ans, soit de 0,07 % par an.
Mais Acemoglu estime que ces chiffres sont excessivement optimistes, dans la mesure où les estimations de l’automatisation de tâches faciles à apprendre. Or, l’IA aura plus de difficultés à prendre en charge les autres tâches, notamment parce qu’elles impliquent des interactions plus complexes entre l’action et le contexte. En prenant en compte le fait que les tâches prises en charge par l’IA seront de plus en plus difficiles à apprendre, Acemoglu revoit ses estimations à la baisse et conclut que l’IA ne devrait accroître la PGF que de moins de 0,55 % d’ici dix ans.
Dans la mesure où l’automatisation et la complémentarité de tâches devraient entraîner un plus grand investissement, l’impact sur le PIB devrait être plus important que le seul impact sur la PGF, mais il reste modeste selon Acemoglu : d’après ses estimations, le PIB américain ne devrait augmenter que de 0,9 % à 1,1 % si l’IA n’entraîne qu’une faible hausse de l’investissement et de 1,6 % à 1,8 % si elle entraîne un grand boom de l’investissement.
Acemoglu conclut son analyse en évoquant brièvement les effets pervers associés à l’IA, notamment la désinformation ; celle-ci est notamment favorisée par la création d’images et de vidéos de synthèse formellement réalistes. Ces effets pervers pourraient non seulement peser sur l’activité économique, mais aussi fortement réduire le bien-être des populations. Mais le risque est aussi existentiel : l’IA pourrait conduire à l’apparition d’une superintelligence dont les fins et les valeurs ne sont pas alignées sur celles de l’humanité. Un tel avènement pourrait entraîner des catastrophes, voire même l’extinction de l’espèce humaine.
Charles Jones (2016) avait déjà mis en regard les bénéfices des nouvelles technologies et leurs coûts potentiels en termes de vies perdues, par exemple avec le nucléaire, qui augmente l’offre énergétique, mais peut aussi détruire des vies avec les accidents nucléaires et l’usage des armes nucléaires. Jones affirmait qu’à mesure que l’on s’enrichissait, il pouvait être optimal de ralentir le rythme de la croissance économique ou, du moins, de réorienter l’innovation vers le développement de technologies sauveuses de vie. Jones (2023) estime que le potentiel de destruction de l’IA est corrélé à son potentiel de stimulation de la croissance, si bien que son développement est une épée à double tranchant. Il s’est alors demandé quel pourrait être l’usage optimal de l’IA. Il estime que celle-ci dépend à la fois de la forme de la fonction d’utilité de la population et de son degré d’aversion au risque. Pour Daron Acemoglu et Todd Lensman (2023), l’éventualité que les dommages provoqués par l’IA soient irréversibles justifie une attitude attentiste même si la population est neutre au risque : l’adoption d’une innovation comme l’IA doit certainement être freinée pour permettre d’en évaluer les risques.
Références
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