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28 avril 2020 2 28 /04 /avril /2020 19:53
Comment les classes moyennes américaines se sont retrouvées à l'épicentre de l'instabilité financière

Relativement au revenu, la dette des ménages américains a été multipliée par quatre entre 1950 et 2008 : elle a atteint un pic en 2010, en s'élevait cette année-là à environ 120 %, contre 30 % à la fin de la Seconde Guerre mondiale (cf. graphique). Parallèlement, les inégalités de revenu se sont fortement creusées aux Etats-Unis : la part du revenu national détenue par les 10 % des ménages les plus rémunérés est passée de moins de 35 % à quasiment 50 % entre 1950 et 2016 [Piketty et Saez, 2003 ; Piketty et alii, 2018]

GRAPHIQUE  Ratio dette sur revenu et part du revenu des 10 % les plus rémunérés aux Etats-Unis

Comment les classes moyennes américaines se sont retrouvées à l'épicentre de l'instabilité financière

source : Bartscher et alii (2020)

Beaucoup ont naturellement relié la dynamique de la dette privée à celle des inégalités de revenu, si bien que plusieurs économistes  ont pu voir ces dernières comme un véritable facteur d’instabilité financière [Bazillier et Hericourt, 2015]. Raghuram Rajan (2010) et Joseph Stiglitz (2012) ont popularisé l’idée que la crise financière de 2007 et la subséquente Grande Récession ont pu être le sous-produit du creusement des inégalités de revenu observé aux Etats-Unis : la stagnation des revenus des ménages modestes, voire des classes moyennes, les aurait incités à s’endetter pour pouvoir maintenir leur consommation et accéder à la propriété immobilière ; les autorités américaines ont notamment cherché à faciliter leur endettement et leur accession à la propriété en procédant à la déréglementation financière.

Plusieurs travaux, notamment empiriques, sont allés dans le sens de cette thèse [Gaffard et Saraceno, 2009 ; Van Treeck, 2013]. Parmi eux, Michael Kumhof et Romain Rancière (2010), puis Michael Kumhof et alii (2013) ont montré non seulement que le creusement des inégalités a pu effectivement alimenter les déséquilibres macrofinanciers qui ont conduit à la crise financière en 2007, mais aussi qu’une telle déformation de la répartition des revenus a pu avoir été à l’origine d'une autre crise financière majeure, celle qui conduisit à la Grande Dépression des années trente. De plus, il est possible que cet endettement ait en retour alimenté les inégalités de revenu : d'une part, il a contribué à l'expansion du secteur financier et ainsi à l'essor des emplois très qualifiés de ce technique ; d'autre part, il a permis aux ménages aisés de s'enrichir davantage en leur offrant de nouveaux placements financiers pour faire fructifier leur épargne.

Les récits de la récente crise financière américaine mettent généralement au premier plan les ménages les plus modestes (qualifiés d’emprunteurs « subprime ») dans la formation des déséquilibres : la hausse des prix de l’immobilier les aurait incités à s’endetter massivement, même s'ils n'en avaient pas les moyens, en leur donnant la possibilité de générer une plus-value ; mais la baisse des prix de l’immobilier amorcée en 2006 a fortement accru leurs difficultés à rembourser leur crédit et la hausse résultante des défauts de paiement aurait fini par déstabiliser l’ensemble du système financier américain, puis mondial.

Or, toutes les analyses ne corroborent pas totalement cette interprétation des événements : il semble notamment que ce soit les ménages des classes moyennes et les ménages aisés qui aient représenté une part majoritaire et croissante de l’ensemble des défauts de paiement dans les années qui ont immédiatement précédé la crise financière [Adelino et alii, 2016].

Cette difficulté à percevoir le rôle exact des emprunteurs dans l’émergence de la crise financière s’explique notamment par le manque de précision sur la dette des ménages et sa répartition entre ces derniers. Pour éclairer cette zone d’ombre, Alina Bartscher, Moritz Kuhn, Moritz Schularick et Ulrike Steins (2020) ont étudié la dynamique de la dette des ménages américains au cours de l’après-guerre afin de déterminer quels ménages ont autant emprunté et pour quels motifs. En s’appuyant sur une nouvelle base de données combinant les données issus de l’enquête sur les finances des consommateurs (Survey of Consumer Finances) menée depuis 1949 avec celles issues des enquêtes réalisées par la Réserve fédérale depuis 1983, les quatre chercheurs ont suivi l’évolution de l’emprunt des ménages le long de la répartition des revenus au cours des sept dernières décennies.

Leurs données confirment que ce sont effectivement les ménages connaissant une faible croissance de leur revenu qui sont à l’origine de la hausse de l’endettement, mais ce ne sont pas tout à fait ceux que les récits habituels du déroulement de la crise financière mettent en avant : la hausse de l’endettement des ménages américains s’explique avant tout par la hausse de l’endettement des familles de classes moyennes connaissant une faible croissance de leurs revenus. Le ratio dette sur revenu a particulièrement augmenté pour les ménages situés entre les 50ème et 90ème centiles de la répartition des revenus. En effet, leur endettement explique 55 % de la hausse de la dette de l'ensemble des ménages depuis 1950, alors que l’endettement des 50 % des ménages les plus modestes n’explique que 15 % de cette même hausse de l’endettement.

En termes réels, les revenus moyens des ménages situés entre les 50ème et 90ème centiles de la répartition des revenus ont augmenté de seulement 25 % depuis les années soixante-dix, soit de moins d’un demi-pourcent par an. Au cours de la même période, le volume de leur dette augmentait de 250 % au total, soit dix fois plus rapidement. Pourtant, les données révèlent que la richesse nette de ces ménages s’est, non pas dégradée, mais améliorée, ce qui ne peut s’expliquer que par une chose : la valeur de leur patrimoine immobilier a augmenté plus vite que le montant de leur dette. Effectivement, en termes réels, les prix de l’immobilier aux Etats-Unis ont augmenté de 75% entre le milieu des années soixante-dix et le milieu des années deux mille ; le ratio richesse immobilière sur revenu des classes moyennes a plus que doublé sur cette période en passant de 140 % à 300 % et la moitié de cette hausse s’explique par les effets-prix.

Leur revenu augmentait peu, mais ces classes moyennes ont pu, d’une part, emprunter davantage et, d’autre part, accroître leurs dépenses de consommation dans la mesure où le prix des logements qu’ils possédaient et qu'ils pouvaient éventuellement utiliser comme collatéraux augmentait. UCes ménages ont davantage emprunté et consommé parce qu’ils se sont sentis plus riches, commettant peut-être l’erreur de considérer la hausse des prix de l’immobilier comme permanente. Dans tous les cas, la hausse de l’endettement a rendu les bilans des ménages en définitive plus vulnérables aux fluctuations du revenu et des prix de l’immobilier : si l’on considère qu’un ménage est risqué dès lors que son ratio dette sur service dépasse les 40 % de son revenu, il apparaît que la valeur des prêts risqués a été multipliée entre les années cinquante et 2007 par cinq au niveau agrégé et par huit parmi les classes moyennes. Les classes moyennes américaines se sont par conséquent retrouvées à l’épicentre de la fragilité financière aux Etats-Unis.

 

Références

ADELINO, Manuel, Antoinette SCHOAR & Felipe Severino (2016), « Loan originations and defaults in the mortgage crisis: The role of the middle class », in Review of Financial Studies, vol. 29, n° 7.

BARTSCHER, Alina, Moritz KUHN, Moritz SCHULARICK & Ulrike STEINS (2020), « Modigliani meets Minsky: Inequality, debt, and financial fragility in America, 1950-2016 », CEPR, discussion paper, n° 14667.

BAZILLIER, Rémi, & Jérôme HERICOURT (2015), « Inégalités et instabilité financière : des maux liés ? », in CEPII, Economie mondiale 2016, éditions La Découverte.

GAFFARD, Jean-Luc Gaffard, & Francesco SARACENO (2009), « Redistribution des revenus et instabilité.  À la recherche des causes réelles de la crise financière », in Revue de l'OFCE, n° 110.

KUMHOF, Michael & Romain RANCIÈRE (2010), « Inequality, leverage and crises », FMI, working paper, n° 10/268.

KUMHOF, Michael, Romain RANCIÈRE & Pablo WINANT (2013), « Inequality, leverage and crises: The case of endogenous default », FMI, working paper, n° 13/249, 17 décembre.

PIKETTY, Thomas, & Emmanuel SAEZ (2003), « Income inequality in the United States, 1913-1998 », in The Quarterly Journal of Economics, vol. 118, n° 1.

PIKETTY, Thomas, Emmanuel SAEZ & Gabriel ZUCMAN (2018), « Distributional national accounts: Methods and estimates for the United States », The Quarterly Journal of Economics, vol. 133, n° 2.

RAJAN, Raghuram G. (2010), Fault Lines: How Hidden Fractures Still Threaten the World Economy, éditions Princeton University Press.

STIGLITZ, Joseph E. (2012), Le Prix de l’inégalité, éditions Les Liens qui libèrent.

VAN TREECK, Till (2014), « Did inequality cause the U.S. financial crisis? », in Journal of Economic Surveys, vol. 28, n° 3.

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17 avril 2020 5 17 /04 /avril /2020 08:16
Quelle est la contribution d’un chef d’Etat à la croissance économique ?

Il y a encore quelques semaines, Donald Trump louait la bonne santé de l’économie américaine et n’hésitait pas à s’en attribuer le mérite : la croissance et la création d’emplois ont été vigoureuses au cours des premières années de son mandat, le taux de chômage atteignait des niveaux qu’il n’avait plus atteints depuis un demi-siècle et, par conséquent, l’expansion que connaissait l’économie américaine était sur le point de fêter son onzième anniversaire, si bien qu’elle constituait (depuis déjà quelques mois) la plus longue expansion qu’ait enregistrée le NBER pour l’économie américaine depuis qu’il date le cycle d’affaires. 

Mais les Etats-Unis, comme bien d’autres pays développés, sont en train de subir ce qui constitue peut-être la contraction la plus violente de l’activité économique depuis la Grande Dépression des années trente. Le taux de chômage avait atteint son plus faible niveau depuis un demi-siècle, mais il pourrait désormais rapidement atteindre son plus haut niveau depuis la Grande Dépression ; pire, il semble déjà avoir atteint en quelques semaines un niveau qu’il n’avait atteint lors de la Grande Dépression qu’au bout d’une année [Waechter, 2020]. Trump n’en sera pas en soi le responsable, mais cette nouvelle récession fera certainement que la croissance annuelle moyenne de son mandat sera en définitive particulièrement faible.

Finalement, Trump n’aura peut-être pas réussi à contredire un fait stylisé noté par Alan Blinder et Mark Watson (2016) : l’économie américaine réalise de bien meilleures performances économiques quand la Maison Blanche est occupée par un démocrate plutôt que par un républicain et cet écart est statistiquement significatif. Ainsi, depuis la Seconde Guerre mondiale, la croissance américaine a été la plus forte au cours du second mandat du démocrate Harry Truman ; elle s’était alors maintenue à un rythme moyen supérieur à 6 % par an. La plus mauvaise performance depuis la Seconde Guerre mondiale a été réalisée lors du deuxième mandat du républicain George W. Bush, la croissance américaine ayant été inférieure à 1 % par an en moyenne. 

Toute une littérature cherche à déterminer quel est le régime politique le plus favorable à la croissance économique et elle est loin d’aboutir à un consensus : une démocratie n’est pas forcément plus favorable à la croissance qu’une autocratie. Certes, un régime despotique favorise la monopolisation du pouvoir par une minorité confisquant l’essentiel des ressources et des richesses pour son propre intérêt, au détriment du reste de la société, or un creusement des inégalités est susceptible d’alimenter les motifs de mécontentement populaire. D’un autre côté, un tel régime peut plus facilement user de la répression et notamment de la force physique pour maintenir la sécurité et l’ordre, ce qui favorise les échanges et les investissements étrangers. En outre, le despote peut rechercher à accroître un maximum le bien-être collectif, soit parce qu’il est bienveillant, soit parce qu’il cherche à assurer son maintien au pouvoir, auquel cas il est incité à satisfaire aussi bien l’élite que le reste de la population pour éviter un coup d’Etat ou une révolution. Beaucoup n’ont pas manqué de régulièrement affirmer que l’économie chinoise n’aurait peut-être pas su maintenir une aussi forte croissance sur une période aussi longue si son régime avait été davantage démocratique : il n’est pas innocent que ses dirigeants aient toujours fixé une cible élevée de croissance.

A la frontière de cette littérature, plusieurs études ont cherché à déterminer si les dirigeants ont individuellement une importance pour la croissance économique : si la croissance économique a été bien plus forte sous Truman que sous Bush Jr, c’est peut-être parce que le premier a su se montrer bien plus efficace pour diriger la Maison Blanche. 

Benjamin Jones et Benjamin Olken (2005) sont les premiers à avoir véritablement cherché à déceler empiriquement l’impact des dirigeants sur la croissance. Pour ce faire, ils ont utilisé les décès des chefs d'Etat durant leur mandat (lorsqu’ils sont dus à la maladie ou à un accident) comme événements exogènes conduisant à un changement de dirigeant et essayé de rattacher ces événements à des variations dans le rythme de la croissance économique. Leur analyse suggère que les dirigeants importent pour la croissance : la variation de la croissance économique entre les deux dernières années du mandat d’un dirigeant et les deux premières années du mandat de son successeur est selon eux trop forte pour s’expliquer par le hasard.

D’autre part, Jones et Olken concluent que la contribution des dirigeants est effectivement statistiquement significative dans le cas des autocraties, mais elle pourrait être statistiquement négligeable dans les régimes démocratiques. L’explication est simple : le pouvoir des despotes est moins contraint par le cadre institutionnel que celui des dirigeants des régimes démocratiques. Dans ces derniers, la séparation des pouvoirs y est peut-être tellement poussée que la valeur ajoutée d'un chef d'Etat s'y avère finalement à peu près nulle.

D’autres études ont cherché à déceler l’effet sur la croissance de différents types de dirigeants sans forcément aboutir à des conclusions aussi positives que Jones et Olken. Par exemple, en étudiant si les dirigeants des villes chinoises influençaient la croissance économique locale et en exploitant le fait que ces dirigeants puissent changer de ville, Yang Yao et Muyang Zhang (2015) aboutissent à des résultats peu concluants. En analysant les données relatives à un millier de dirigeants politiques, Timothy Besley et alii (2011) ont cherché à déterminer si le rythme de la croissance était affecté par le niveau d’éducation du dirigeant : ils confirment que le niveau d’éducation des dirigeants est hétérogène et leur analyse suggère que la croissance économique tendrait à être d’autant plus élevée que le dirigeant a fait d’études. De son côté, Craig Brown (2019) estime que le cursus suivi est également important : la croissance économique serait plus forte lorsque le dirigeant a reçu une formation en économie plutôt que dans une autre discipline. Plus récemment, Benjamin Born et alii (2019) ont cherché à déterminer la contribution de Donald Trump à la bonne santé que l’économie américaine a affichée au début de son mandat : il apparaît qu’il n’y a pas d’« effet Trump », ni dans un sens, ni dans un autre, puisque l’économie américaine ne semble pas réaliser de meilleures ou de pires performances qu’elle n’aurait réalisées avec un autre président. Trump a beau avoir déclaré une guerre commerciale et notamment par ce biais fortement accru l’incertitude entourant la politique économique, d’autres de ses mesures semblent avoir stimulé l’activité, comme ses baisses massives d’impôts [Kopp et alii, 2019].

Si la littérature portant sur la contribution individuelle des dirigeants s’est développée tardivement et reste relativement réduite, c’est notamment en raison des difficultés que soulève la détermination de cette contribution. Dans la plupart des études citées ci-dessus, la contribution d’un dirigeant est estimée à partir du taux de croissance, or ce dernier est un bien mauvais estimateur. Tout d’abord, les taux de croissance sont volatiles, si bien qu’un taux de croissance moyen élevé durant le mandat d’un dirigeant peut être dû à une bonne fortune plutôt qu’à l’adoption d’une bonne politique et un faible taux de croissance peut être dû à la malchance plutôt qu’à l’adoption d’une mauvaise politique ; d’ailleurs, lorsqu’ils cherchent à expliquer la meilleure performance que connaît l’économie américaine lorsque la présidence est entre les mains d’un démocrate plutôt que d’un républicain, Blinder et Watson notent que les politiques budgétaire et monétaire n’apparaissent pas systématiquement plus accommodantes sous les présidents démocrates, mais que ces derniers semblent avoir davantage eu la chance d’être en poste lorsque l’économie américaine subissait des chocs positifs et bénéficiait d’un environnement international favorable. Ensuite, un taux de croissance moyen peut s’expliquer  davantage par un effet propre au pays que par un effet propre au dirigeant. 

Pour William Easterly et Steven Pennings (2020), il s’agit typiquement d’un problème d’extraction du signal : en l’occurrence, la contribution d’un dirigeant est le signal que l’on cherche à extraire des données de la croissance, mais il est parasité par de nombreux facteurs comme les erreurs de mesure, la bonne fortune ou la malchance, les caractéristiques propres au pays et les chocs de nature régionale ou mondiale. Le problème s’apparente à celui que l’on rencontre lorsqu’on cherche à évaluer la valeur ajoutée d’un professeur dans les résultats obtenus par ses élèves à un examen : les performances réalisées par les élèves dépendent de nombreux facteurs autres que la seule performance de leur professeur, notamment de leur environnement familial (par exemple des ressources matérielles, culturelles, sociales, etc., à leur disposition), de la chance, etc., sans compter qu’il peut y avoir également un problème de précision dans la mesure même de la performance (un professeur n’ayant pas les mêmes critères d’évaluation qu’un autre, etc.) [Kane et Staiger, 2008 ; Chetty et alii, 2014].

Parmi l’ensemble des chefs d'Etat qui ont été au pouvoir dans le monde depuis 1950, Easterly et Pennings identifient 650 dirigeants qui sont restés au pouvoir pendant au moins trois années et pour lesquels des données relatives à la croissance sont disponibles pour chaque année de leur mandat. Ils ont développé une nouvelle méthode économétrique pour surmonter le problème de l’extraction du signal et estimer la contribution individuelle de chacun de ces dirigeants à la croissance économique de leur pays.

Easterly et Pennings tirent quatre conclusions de leur analyse. Premièrement, celle-ci suggère que seule une poignée de dirigeants ont eu une contribution statistiquement significative à la croissance : en l’occurrence, ce n’est le cas que de 45 dirigeants parmi les 650 dirigeants de leur échantillon, c’est-à-dire 7 % d’entre eux. Il n’est donc pas possible de distinguer une contribution significative pour la majorité des dirigeants à partir des données de croissance. Soit le mandat d’un dirigeant est trop court pour révéler quelque chose à propos de sa contribution à la croissance économique en utilisant les données de croissance ou il est alors trop long pour distinguer sa contribution des effets propres au pays. En définitive, il est difficile de tenir un dirigeant pour responsable de la performance de son économie.

Deuxièmement, l’analyse confirme que certains célèbres chefs d'Etat ont eu une contribution statistiquement significative, qu’elle soit positive ou négative, sur la croissance économique : l’histoire est effectivement émaillée de « despotes bienveillants » et de « mauvais empereurs ». Le dirigeant qui a eu la large contribution positive à la croissance qui soit statistiquement significative est Seretse Khama, le président du Botswana de l’indépendance du pays en 1966 à sa mort en 1980 ; au cours de cette période, le Bostwana fut d’ailleurs le pays qui connut la plus forte croissance au monde. A l’opposé, le dirigeant qui a eu la large contribution négative à la croissance qui soit statistiquement significative est le général Joseph Raoul Cédras, qui écarta du pouvoir Jean-Bertrand Aristide, le premier président démocratiquement élu d’Haïti, et qui le remplaça à la tête du pays pendant trois ans : le coup d’Etat qu’il organisa contre Aristide et les massacres qu’il est accusé d’avoir organisés suscitèrent notamment des sanctions étrangères qui firent s’écrouler l’économie haïtienne. 

Troisièmement, la qualité des despotes est plus hétérogène que celle des dirigeants des régimes démocratiques. Cela dit, les despotes ne sont pas surreprésentés parmi les dirigeants dont la contribution a été statistiquement significative, dans la mesure où les autocraties ont un processus de croissance bien plus bruité que les démocraties. Même si les dirigeants des autocraties importent plus pour la croissance, il est difficile d’identifier ceux parmi eux qui importent.

Quatrièmement, le taux de croissance moyen lors du mandat d’un dirigeant est quasiment inutile pour mesurer le véritable effet d’un dirigeant, qu’il soit positif ou négatif, sur la croissance économique. 

 

Références

BESLEY, Timothy, Jose G. MONTALVO & Marta REYNAL‐QUEROL (2011), « Do educated leaders matter? », in Economic Journal, vol. 121.

BLINDER, Alan S., & Mark W. WATSON (2016), « Presidents and the U.S. economy: An econometric exploration », in American Economic Review, vol. 106, n° 4.

BORN, Benjamin, Gernot MÜLLER, Moritz SCHULARICK & Petr SEDLACEK (2019), « Stable genius? The macroeconomic impact of Trump », CEPR, discussion paper, n° 13798.

BROWN, Craig (2019), « Economic leadership and growth », in Journal of Monetary Economics.

CHETTY, Raj, John N. FRIEDMAN & Jonah E. ROCKOFF (2014), « Measuring the impacts of teachers I: Evaluating bias in teacher value-added estimates », in American Economic Review, vol. 104, n° 9.

EASTERLY, William, & Steven PENNINGS (2020), « Leader value added: Assessing the growth contribution of individual national leaders », Banque mondiale, policy research working paper, n° 9215.

JONES, Benjamin J., & Benjamin A. OLKEN (2005), « Do leaders matter? National leadership and growth since World War II », in The Quarterly Journal of Economics, vol. 120, n° 3.

KANE, Thomas J., & Douglas O. STAIGER (2008), « Estimating teacher impacts on student achievement: An experimental evaluation », NBER, working paper, n° 14607.

KOPP, Emanuel, Daniel LEIGH, Susanna MURSULA & Suchanan TAMBUNLERTCHAI (2019), « U.S. investment since the tax cuts and jobs act of 2017 », FMI, working paper, n° 19/119.

WAECHTER, Philippe (2020), « Marché du travail américain – Mise à jour au 9 avril », blog.

YAO, Yang, & Muyang ZHANG (2015), « Subnational leaders and economic growth: Evidence from Chinese cities », in Journal of Economic Growth, vol. 20, n° 4.

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9 avril 2020 4 09 /04 /avril /2020 14:58
Quel est le coût des cycles d'affaires ?

Les gouvernements et les banques centrales doivent-ils chercher à stimuler l’activité à court terme lorsque l’économie bascule dans une récession ? Pour de nombreux économistes, notamment les nouveaux classiques et les théoriciens des cycles réels, la réponse est négative : les relances budgétaire et monétaire sont au mieux inefficaces, au pire nuisibles.

Robert Lucas (1987, 2003) est allé plus loin : il a affirmé que les gains en termes de bien-être tirés d'un éventuel lissage des cycles d’affaires étaient négligeables. A partir de quelques calculs « au dos de l’enveloppe », il note que les déviations de la consommation américaine par rapport à sa tendance d’après-guerre présentent de très faibles coûts en termes de bien-être, en l’occurrence un coût inférieur à 0,1 %. Autrement dit, les ménages américains ne seraient guère prêts à sacrifier qu’un millième de leurs dépenses de consommation pour s’assurer contre le risque que celles-ci fluctuent avec le cycle d’affaires. Ou, pour le dire encore autrement, les ménages seraient indifférents entre une consommation maintenue sur sa trajectoire tendancielle et une consommation fluctuant au gré du cycle d’affaires. Bien sûr, ce résultat dépend des hypothèses retenues par Lucas, concernant notamment les préférences des ménages ou les chocs : par exemple, ces derniers sont supposés être transitoires et gaussiens, distribués aléatoirement et indépendamment les uns des autres, si bien que la consommation est supposée revenir rapidement à sa trajectoire tendancielle. Plusieurs études sont parties du même cadre théorique que Lucas en relâchant certaines de ses hypothèses, mais beaucoup d’entre elles sont difficilement parvenues à faire émerger des coûts supérieurs à 1 % ou 2 %.

Cette apparente faiblesse du coût des cycles d’affaires en termes de bien-être a amené Lucas à deux conclusions. D’une part, il apparaît encore moins justifié à ses yeux que les gouvernements et les banques centrales cherchent à stabiliser l’activité et notamment à contrer les récessions via les politiques conjoncturelles. D’autre part, il apparaît peu opportun que les économistes s’intéressent à la question du cycle d’affaires : ils devraient mieux se focaliser sur des questions plus importantes, comme l’identification des déterminants de la croissance économique à long terme. C'est précisément le changement de cap qu'opère Lucas à la fin des années quatre-vingt, en se lançant dans des travaux qui contribueront à l'émergence des théories de la croissance endogène.

Toutefois, l'idée d'un faible coûts des cycles d'affaires ne colle pas avec une énigme relevée par la littérature macrofinancière [Mehra et Prescott, 1985] : il existe une forte prime de risque sur les actions. En l'occurrence, les rendements boursiers sont bien plus élevés que les rendements des bons du Trésor américains, considérés comme sûrs, si bien qu’il apparaît aberrant que les investisseurs financiers achètent ces derniers, à moins qu’ils nourrissent une très forte aversion au risque. Il est difficile de justifier l’existence de cette prime de risque si la volatilité de la consommation n’a guère de coûts en termes de bien-être.

Thomas Rietz (1988) a suggéré que l’importance de cette prime de risque pouvait s’expliquer par la possibilité de « désastres rares ». Ces derniers désignent des événements comme les conflits armés, les dépressions, les crises financières, les catastrophes climatiques comme les cyclones, les séismes, les tsunamis et les pandémies, qui sont extrêmement peu fréquents, mais qui sont susceptibles d’être très coûteux. Alors que la suggestion de Rietz a été relativement ignorée pendant près de deux décennies, Robert Barro (2006) a montré que les désastres ont été assez fréquents et massifs à travers le monde au cours de l’histoire pour qu’elle puisse s’avérer valide.

Barro définit comme désastre tout événement ayant entraîné une baisse cumulative du PIB ou de la consommation d’au moins 10 % sur une poignée d'années. En observant un échantillon de 28 pays pour la consommation et de 40 pays pour le PIB depuis la fin du dix-neuvième siècle, Robert Barro et José Ursúa (2011) ont identifié 125 chutes de la consommation d’au moins 10 % et 183 chutes du PIB d’au moins 10 % ; les premières s’élèvent en moyenne à 21,6 %  et les secondes à 20,8 % ; elles durent en moyenne 3,6-3,7 ans. En se contentant d’observer les chutes d’au moins 10 % de la consommation et en observant un échantillon davantage restreint aux pays développés, Emi Nakamura et alii (2013) estiment que la probabilité qu’une économie connaisse un tel désastre au cours d’une année donnée s’élève à 1,7 %. En outre, ils constatent qu’un désastre atteint en moyenne son creux au bout de 6,5 ans environ et qu’il se traduit par une chute cumulative de 30 % de la consommation entre le pic et le creux (cf. graphique). La moitié de cette chute est effacée lors de la reprise consécutive, si bien que le désastre se traduit en définitive à long terme par une chute de 14 %.

GRAPHIQUE  Réponse typique de la consommation à un désastre rare (en %)

Quel est le coût des cycles d'affaires ?

source : Nakamura et alii (2013)

Les trois plus gros chocs que l’économie mondiale a connus depuis 1870 ont été la Première Guerre mondiale, la Grande Dépression des années trente et la Seconde Guerre mondiale ; de nombreux pays à travers le monde ont connu un désastre lors de ces trois épisodes. La grippe espagnole constitue le quatrième plus gros choc que l’économie mondiale ait connu depuis la fin du dix-neuvième siècle, de nombreux pays subissant en conséquence un désastre entre 1918 et 1920 [Barro et alii, 2020]. En dehors de ces épisodes, il y a eu des désastres particulièrement marquants comme l’effondrement de l’économie espagnole lors de la guerre civile, la contraction de l’activité chilienne une première fois dans les années soixante-dix, puis une seconde fois dans les années quatre-vingt, ou encore l’effondrement de l’économie sud-coréenne lors de la crise financière asiatique à la fin des années quatre-vingt-dix. 

Suite au travail précurseur de Barro (2006), plusieurs modélisations des désastres rares ont été développées [Gabaix, 2008 ; Wachter, 2013]. Dans ces modèles, la distribution de la croissance économique a d’épaisses extrémités (fat tails) : il y a des pertes peu fréquentes, mais larges, si bien que les coûts en termes de bien-être apparaissent bien plus élevés. Leur ampleur dépend de la taille et de la probabilité des désastres. A partir des données historiques, Barro (2009) estime que le coût en bien-être s’élève à près de 20 % en raison des pertes générées par les désastres, soit un coût significativement plus ample que lorsque l’on suppose une distribution gaussienne des perturbations.

Mais toute cette littérature pourrait sous-évaluer les coûts des fluctuations économiques en considérant que ceux-ci ne proviennent que des désastres rares ; elle laisse dans l’angle mort des événements bien plus fréquents, mais qui ne sont pas assez coûteux pour être qualifiés de de désastres selon la définition de Barro. En utilisant des données empiriques de long terme concernant les pays développés, Jordà, Òscar, Moritz Schularick et Alan Taylor (2020) concluent que nous vivons dans un monde qui n’est décidément pas « gaussien » : la croissance économique des pays développés n’est pas gaussienne. Tous les cycles d’affaires sont fortement asymétriques et ils s’apparentent à de « mini-désastres ».

Jordà et ses coauteurs ont réestimé les coûts des cycles d’affaires dans le cadre de fréquents risques extrêmes. En utilisant les données relatives à l’économie américaine après la Seconde Guerre mondiale, ils constatent que l’ampleur de ces pertes en bien-être serait comprise entre 10 % et 15 % : autrement dit, les ménages américains seraient prêts à sacrifier entre 10 % et 15 % de leur consommation pour éviter les fluctuations conjoncturelles. Ce chiffre est supérieur aux valeurs généralement avancées par la littérature et surtout aux estimations initialement avancées par Lucas. Les coûts en bien-être sont substantiels non seulement pour les désastres rares, mais aussi pour les mini-désastres, plus petits, mais plus fréquents, qui ponctuent chaque cycle d’affaires. Les ménages essuient d’importantes pertes en bien-être lors des récessions que les économies subissent en temps de paix, même lorsqu’elles ne sont pas synchrones avec une crise financière. En outre, Jordà et alii notent que les pertes en bien-être ont augmenté au cours des dernières décennies, marquées par des récessions plus fréquemment synchronisées avec une crise financière. Ces estimations sous-estiment certainement le coût du cycle d’affaires, dans la mesure où les trois chercheurs prennent en compte le fait que les récessions synchrones aux crises financières sont marquées par des pertes permanentes, mais non l’idée, plus controversée, que c’est également le cas pour les récessions normales [Cerra et Sexena, 2017 ; Cerra et alii, 2020].

En définitive, les gains en bien-être qui sont associés aux politiques conjoncturelles sont non seulement significatifs, mais ils ont augmenté au cours des dernières décennies. L’Etat doit véritablement  chercher à jouer son rôle d’« assureur en dernier ressort » [Tripier, 2020].

 

Références

BARRO, Robert J. (2006), « Rare disasters and asset markets in the twentieth century », in The Quarterly Journal of Economics, vol. 121, n° 3.

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