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17 mai 2014 6 17 /05 /mai /2014 18:55

Le taux de chômage n’a pas réagi de la même manière, d’un pays à l’autre, lors de la crise financière mondiale. Par exemple, il demeure aux Etats-Unis toujours cinq points de pourcentage au-dessus de son niveau d’avant-crise, tandis que le chômage ne s’est qu’à peine dégradé au Royaume-Uni, voire n’a qu’à peine changé en Allemagne, malgré de plus larges contractions du PIB, alors que ces deux derniers pays ont connu une plus forte contraction de leur PIB.

Arthur Okun (1962) avait décelé une relation relativement stable entre les variations du chômage et celles du PIB, une relation qui reçut par la suite le nom de loi d’Okun : lorsque la croissance de la production est inférieure à celle attendue, le chômage augmente. Typiquement, aux Etats-Unis, si le taux de croissance du PIB réel diminue de 2 points de pourcentage par rapport à sa tendance de long terme, alors le taux de chômage s’élève d’environ 1 point de pourcentage. La loi d’Okun s’était révélée extrêmement stable aux Etats-Unis, si bien que les conjoncturistes ont souvent utilisé le taux de chômage pour réaliser des prévisions de croissance ou se sont au contraire basés sur les chiffres de croissance pour prévoir l’évolution du chômage.

Or, lors de la Grande Récession, le chômage s’est accru bien plus amplement que ne le suggéraient les données qui étaient alors disponibles, ce qui a amené beaucoup à s’interroger si la loi d’Okun était toujours pertinente pour les prévisions de chômage. Les révisions ultérieures des données montrent que la relation entre le PIB et le chômage suivit un schéma conjoncturel relativement similaire à celui observé lors des précédents épisodes de récessions et de reprises. Laurence Ball, Daniel Leigh et Prakash Loungani (2013) et Mary Daly, John Fernald, Òscar Jordà et Fernanda Nechio (2014b) ont ainsi montré que la loi d’Okun était restée valide lors de la Grande Récession et lors de la subséquente reprise, suggérant que si le chômage persistait à un niveau élevé dans plusieurs pays avancés, c’est tout simplement en raison du faible rythme de croissance dans ces derniers. 

Mary Daly, John Fernald, Òscar Jordà et Fernanda Nechio (2014a) ont utilisé la loi d’Okun pour déterminer comment les entreprises et les marchés du travail ont réagi à la crise financière mondiale. En l’occurrence, les entreprises peuvent répondre à un choc de demande en faisant varier le nombre de travailleurs, le nombre d’heures travaillées par travailleur ou encore leur productivité. Cela dépendra de multiples facteurs, notamment des lois et institutions qui affectent la capacité des employeurs à embaucher et licencier du personnel et à modifier le temps de travail ou encore du processus de négociations. L’ajustement dépendra aussi de la persistance du choc de demande : si les employeurs interprètent la contraction de la demande comme permanente, ils seront incités à réduire le nombre de travailleurs ; si le choc est au contraire perçu comme temporaire, les employeurs veilleront à « thésauriser » la main-d’œuvre pour que les entreprises puissent immédiatement augmenter leur production lorsque surviendra la reprise. La productivité peut également varier lors d’une chute de la demande, notamment si les entreprises thésaurisent la main-d’œuvre, si le cadre institutionnel empêche de réduire le temps de travail ou si l'intensification de la concurrence incite les entreprises à réduire leurs coûts.

GRAPHIQUE  Coefficients d'Okun

Daly-Fernald-Jorda-Nechio-coefficients-d-Okun.png

source : Daly et alii (2014a)

Daly et alii ont estimé le coefficient d’Okun pour une quinzaine de pays (cf. graphique) ; celui-ci mesure combien la production tend à varier, par rapport à sa tendance, lorsque le taux de chômage augmente d’un point de pourcentage. Le coefficient d’Okun est généralement négatif. En outre, plus sa valeur absolue est élevée, moins le chômage réagit à la conjoncture. Avant la Grande Modération, une hausse d’un point de pourcentage du taux de chômage était typiquement associée à un déclin d’environ 3 points de pourcentage du taux de croissance de la production, ce qui suggère que la production s’ajustait face aux chocs autrement qu’à travers le chômage. Le coefficient d’Okun moyen pour l’ensemble des 15 pays étudiés a fortement diminué durant les années quatre-vingt-dix et deux mille et les différences entre pays se sont considérablement réduites. Cette convergence des coefficients d’Okun pourrait notamment s’expliquer par la mondialisation, la plus grande mobilité de la main-d’œuvre, la libéralisation des relations salariés-employeurs et la diminution de la protection de l’emploi. Ces différents facteurs ont accru la flexibilité des marchés du travail et des produits, si bien que lorsque la production variait, l’ajustement passait de plus en plus par l’emploi et se répercutait donc de plus en plus sur le taux de chômage.

La crise financière mondiale a mis un terme à cette convergence. Le coefficient d’Okun est revenu à des niveaux qui n’avaient pas été observés depuis les années quatre-vingt. Sauf aux Etats-Unis et en Nouvelle-Zélande, sa valeur absolue a fortement augmenté lors de la Grande Récession, en particulier au Royaume-Uni et en Allemagne. Les coefficients d’Okun se sont également fortement dispersés.

Mary Daly et ses coauteurs ont décomposé la relation d’Okun en considérant que la croissance de la production est la somme de la croissance du nombre de travailleurs, la croissance du nombre d’heures par travailleur et la croissance de la productivité. Aux Etats-Unis, le nombre d’heures travaillées par travailleur est procyclique : il tend à chuter lorsque le chômage s’élève durant un ralentissement. Dans d’autres pays, notamment la France, l’Allemagne et l’Italie, les heures par travailleur tendent à s’élever durant les différents ralentissements de l’activité qui ont eu lieu avant la Grande Récession, ce qui suggère que la main-d’œuvre était utilisée plus intensivement lors de ces épisodes. En ce qui concerne la productivité, certaines études ont suggéré que la cyclicité de la productivité aux Etats-Unis avait changé de signe : la productivité américaine était tout d’abord procyclique, puis elle est devenue contracyclique. D’autres pays ont également présenté une productivité contracyclique depuis le milieu des années quatre-vingt-dix. A l’inverse, dans des pays comme l’Allemagne, la France ou l’Italie, la productivité était procyclique : elle avait tendance à fortement chuter lorsque le taux de chômage s’élevait. 

Durant la Grande Récession et lors de la reprise qui l’a suivie, les pays ont ajusté les trois facteurs, mais ils n’ont pas toujours privilégié le même. A la différence des précédents ralentissements de l’activité, les entreprises se sont davantage appuyées sur le temps de travail pour ajuster leur production. Parallèlement à la hausse du chômage, tous les pays ont réduit le nombre d’heures travaillées par travailleur et certains l’ont même très fortement réduit. L’ajustement aux Etats-Unis apparaît semblable aux précédents : les hausses du chômage étaient associées à une réduction de l’emploi, à une chute la durée du travail et à une légère hausse de la productivité. Au Royaume-Uni, l’emploi, la durée du travail et la productivité réagirent bien plus lors de la Grande Récession qu’ils ne le firent lors des précédents ralentissements de l’activité. La principale différence entre les Etats-Unis et le Royaume-Uni est principalement l’ajustement de la productivité. En Allemagne, ce sont essentiellement le nombre d’heures travaillées par travailleur et la productivité qui réagirent lors de la Grande Récession, en raison notamment d’une législation qui permet aux employeurs d’ajuster plus facilement la durée du travail. Cela explique pourquoi le taux de chômage a faiblement varié en Allemagne lors de la crise et de la reprise, alors même que la production connaissait de fortes variations. Les dynamiques observées au Royaume-Uni et aux Etats-Unis pourraient refléter des différences dans les modèles sociaux amenant les entreprises britanniques à privilégier le maintien de l’emploi et les entreprises américaines à privilégier le maintien des salaires. Dans tous les cas, les moyens d’ajustement privilégiés par les entreprises pour faire face à la Grande Récession ont profondément façonné la trajectoire du taux de chômage. 

 

Références

BALL, Laurence, Daniel LEIGH & Prakash LOUNGANI (2013), « Okun’s law: Fit at fifty? », National Bureau of Economic Research, working paper, n° 18668.

DALY, Mary C., John G. FERNALD, Òscar JORDÀ, Fernanda NECHIO (2014a), « Labor markets in the global financial crisis: The good, the bad and the ugly », Federal Reserve Bank of San Francisco, working paper, n° 2014-10.

DALY, Mary C., John G. FERNALD, Òscar JORDÀ, Fernanda NECHIO (2014b), « Interpreting deviations from Okun’s law », Federal Reserve Bank of San Francisco, FRBSF Economic Letter, 21 avril.

OKUN, Arthur (1962), « Potential GNP: Its Measurement and Significance », American Statistical Association, Proceedings of the Business and Economics Statistics Section, pp. 98–104.

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13 mai 2014 2 13 /05 /mai /2014 21:56

Les pays d’Afrique subsaharienne a connu pendant plusieurs décennies une véritable « tragédie de croissance » avec une croissance lente ou négative du PIB par tête. Divers facteurs comme le passé colonial, les conflits, la géographie, la malédiction des ressources naturelles ou le manque de capital humain contribueraient à les maintenir dans une trappe à pauvreté. The Economist qualifiait en 2000 l’Afrique de « continent sans espoir ». Pourtant, ce portrait a profondément changé depuis. La part de la population vivant avec moins de 1,25 dollar par jour est passée de 58 % en 2000 à 48 % en 2010, les taux de mortalité infantile ont diminué significativement et l’accès à l’éducation s’est significativement amélioré.  L’Afrique subsaharienne connaît des taux de croissance du PIB et du PIB par habitant sans précédents depuis le milieu des années quatre-vingt-dix (cf. graphique). Six des dix économies à avoir connu la plus forte croissance dans le monde au cours de la dernière décennie étaient subsahariens. Certains pays d’Afrique ont connu une croissance supérieure à 6 %, alors même que ces taux de croissance pourraient être sous-estimés. Alwyn Young (2012) a suggéré que le taux de croissance annuel moyen de la consommation en Afrique était récemment compris entre 3,4 et 3,7 %, si bien qu’il a pu parler de « miracle de la croissance africaine ». La Grande Récession en 2008 et 2009 n’a même eu qu’un impact limité sur les performances des pays d’Afrique subsaharienne. La question qui se pose naturellement est si cette accélération de la croissance est temporaire ou marque le début d’un décollage (takeoff) durable.

GRAPHIQUE  Taux de croissance du PIB et du PIB par tête des pays subsahariens (en %)

Cho-tien--Afrique-subsaharienne-croissance-PIB-par-tete.png

source : Cho et Tien (2014)

La forte croissance de l’Afrique subsaharienne a souvent été attribuée aux prix élevés des produits de base (notamment du pétrole et des minéraux). Ceux-ci auraient dopé les recettes et attiré les flux d’IDE. Les pays abondants en ressources naturelles (qu’il s’agisse ou non de pétrole) ont effectivement connu un essor significatif d’IDE entrants [Cho et Tien, 2014]. La Chine pourrait en l’occurrence avoir joué un rôle significatif dans le succès africain : elle importerait d’importantes quantités de matières premières et exporterait en retour des biens manufacturiers vers les pays subsahariens. La forte demande mondiale pour les ressources naturelles aurait accru les ressources budgétaires des Etats subsahariens et la démocratisation des pays africains aurait rendu plus probable que ces ressources financent l’investissement dans le capital humain et les infrastructures. Certes plusieurs régions dépendent en effet fortement des exportations subsahariennes. Pourtant plusieurs pays d’Afrique subsaharienne ont connu des taux de croissance élevés et d’importantes entrées d’IDE alors même qu’ils sont dépourvus de ressources naturelles. En l’occurrence, huit des douze pays à avoir connu la plus forte croissance en Afrique subsaharienne étaient pauvres en ressources naturelles [FMI, 2013].

Yoonyoung Cho et Bienvenue Tien (2014) ont examiné les sources de la croissance économique de 32 pays d’Afrique subsaharienne. Leur analyse suggère que la récente accélération de la croissance est largement associée à la croissance de la population en âge de travailler, à l’accumulation du capital et à la productivité totale des facteurs. La plus grande stabilité politique et la transformation structurelle semblent avoir contribué à la croissance de la productivité totale des facteurs. En l’occurrence, la moindre fréquence des conflits, le recul de la corruption et la meilleure gouvernance ont permis aux pays subsahariens de recevoir des flux plus importants d’aides et d’IDE [FMI, 2013]. L’essor des aides et les allègements de dette ont accru la marge de manœuvre des Etats et ces derniers ont alors davantage investi dans l’éducation et les infrastructures, tandis que les IDE ont stimulé l’investissement privé. 

Pour Margaret McMillan et Kenneth Harttgen (2014), la récente accélération de la croissance africaine s’explique effectivement par une transformation structurelle : entre 2000 et 2010, la part de la main-d’œuvre employée dans l’agriculture  a diminué d’environ 10 points de pourcentage, tandis que le part de la main-d’œuvre employée dans l’industrie augmentait de 2 points de pourcentage et celle employée dans les services augmentait de 8 points de pourcentage. Les précédentes études ont suggéré que l’agriculture est de loin le secteur le moins productif en Afrique et que le revenu et la consommation dans le secteur agricole sont moindres que dans tout autre secteur. Ainsi, comme la main-d’œuvre est passée de l’agriculture à faible productivité vers l’industrie et les services à plus haute productivité, cette réallocation s’est traduite par une hausse de la productivité de la main-d’œuvre. Selon les estimations de McMillan et Harttgen, elle expliquerait en l’occurrence la moitié de la croissance de la production par travailleur en Afrique. Ces déclins ont été plus rapides dans les pays où la part initiale de la main-d’œuvre employée dans l’agriculture a été la plus élevée et où les hausses des prix des matières premières se sont accompagnées d’une amélioration dans la qualité de la gouvernance. 

Pour McMillan et Harttgen, ces résultats sont cohérents avec les travaux de Theodore Schultz et d’Arthur Lewis. Ces derniers expliquaient pourquoi et comment l’agriculture pouvait rester un secteur à faible productivité malgré la croissance du revenu et de la productivité au niveau national. Dans le modèle de Lewis, la faible productivité agricole persiste jusqu’à ce que l’emploi non agricole s’accroisse suffisamment pour absorber la croissance de la population rurale. Schultz et Lewis considéraient que la persistance d’une faible productivité agricole était l’une des causes fondamentales de la pauvreté. Le processus de transformation structurelle jouerait alors un rôle crucial pour sortir les pays en développement de la pauvreté et permettre à leur niveau de vie de converger vers celui des pays avancés. En l’occurrence, selon McMillan et Harttgen, les pays subsahariens auraient su l’amorcer en profitant de la hausse des prix des matières premières et en améliorant la qualité de leur gouvernance. Toutefois la croissance du secteur manufacturier reste encore fortement contrainte par la faiblesse des marchés domestiques et l’insuffisance persistante des infrastructures : le mauvais état des routes freine les échanges, les pannes de courants pénalisent l’activité manufacturière, etc. [FMI, 2013 ; The Economist, 2013].

 

Références

CHO, Yoonyoung, & Bienvenue N. TIEN (2014), « Sub-Saharan Africa’s recent growth spurt: An analysis of the sources of growth », Banque mondiale, policy research working paper, n° 6862.

The Economist (2013), « No need to dig », 2 novembre.

FMI (2013), Regional Economic Outlook: Sub-Saharan Africa. Keeping the Pace, octobre. Traduction française, Perspectives économiques régionales : Afrique subsaharienne. Maintenir le rythme. Octobre 2013.

MCMILLAN Margaret S., &, Kenneth HARTTGEN (2014), « What is driving the ‘African growth miracle’? », NBER, working paper, n° 20077, avril.

YOUNG, Alwyn (2012), « The African growth miracle », in Journal of Political Economy, vol. 120, n° 4.

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11 mai 2014 7 11 /05 /mai /2014 21:40

Les inégalités de revenu sont aujourd'hui au centre des débats de politique économique et elles apparaissent même au premier plan dans l’agenda d’institutions d’obédience libérale comme le FMI ou l’OCDE. En effet, les évènements de la Grande Récession et les récentes études suggèrent qu’une hausse des inégalités peut non seulement pénaliser la croissance économique, mais aussi générer de l’instabilité financière. Ce fut peut-être précisément le cas aux Etats-Unis, où la stagnation des revenus pour les ménages de la classe moyenne et des catégories populaires les a amené à s’endetter pour maintenir leurs dépenses de consommation, ce qui alimenta une bulle immobilière. Lorsque celle-ci éclata, elle amorça la plus grave crise économique depuis la Grande Dépression. Le maintien de fortes inégalités peut également contraindre la reprise de l'activité, puisque le processus de désendettement amène les ménages à réduire leurs dépenses.

Cinq ans après le début de la crise financière mondiale, les pays avancés n'ont toujours pas achevé leur reprise et ce malgré les politiques particulièrement accommodantes adoptées par les banques centrales : après avoir ramené leurs taux directeurs au plus proche de sa borne inférieure zéro (zero lower bound), les autorités monétaires ont adopté des politiques non conventionnelles, comme l'assouplissement quantitatif (quantitative easing) et le forward guidance, visant notamment à générer des effets de richesse en accroissant les prix d'actifs. Dans ce contexte, il apparaît nécessaire que les banques centrales prennent en compte des dynamiques touchant à la répartition des revenus pour décider de l’orientation de leur politique monétaire. 

Olivier Coibion, Yuriy Gorodnichenko, Lorenz Kueng et John Silvia (2012) se sont particulièrement penchés sur les liens entre la politique monétaire et les inégalités. Ils ont identifié plusieurs canaux via lesquels la première était susceptible d’influencer ces dernières. Par exemple, selon le canal de la redistribution de l’épargne (savings redistribution channel), une hausse non anticipée des taux d’intérêt ou une désinflation inattendue opèrent une redistribution de richesse au profit des épargnants et au détriment des emprunteurs, or ce sont précisément les ménages les plus pauvres qui tendent à emprunter. Selon le canal du portefeuille (portfolio channel), la hausse des prix sur les marchés financiers bénéficie aux ménages qui possèdent des actifs financiers. En effet, le patrimoine financier est concentré au sommet de la répartition, si bien que les ménages les plus aisés tendent à capter de façon disproportionnée les dividendes et les plus-values. Au terme de leur analyse empirique, Coibion et ses coauteurs suggéraient que les resserrements monétaires tendaient à accroître les inégalités aux Etats-Unis avant la Grande Récession. Or, dans une trappe à liquidité, lorsque les taux d’intérêt nominaux sont à leur borne zéro sans pour autant que la demande globale soit rétablie, la politique monétaire apparaît en fait excessivement restrictive. Bref, dans une trappe à liquidité comme celle face à laquelle étaient confrontés les pays avancés lors de la Grande Récession, les inégalités tendraient naturellement à s’accroître [1]

Ayako Saiki et Jon Frost (2014) ont observé les effets que la politique monétaire non conventionnelle mise en œuvre au Japon a pu avoir sur la répartition du revenu entre les ménages nippons. Non seulement le Japon a connu dès les années quatre-vingt-dix les mêmes dynamiques que l’ensemble des pays avancés connurent lors de la Grande Récession, mais sa banque centrale a notamment dû adopter très tôt des politiques non conventionnelles. La Banque du Japon maintint son taux directeur à sa borne zéro entre août 1999 et août 2000 ; elle procéda à des achats d’actifs à grande échelle via un programme d’assouplissement quantitatif entre mars 2001 et mars 2006 ; suite à la crise financière mondiale, elle ramena à nouveau son taux directeur à zéro et entreprit un nouvel assouplissement quantitatif en novembre 2008 ; à partir de 2010, la Banque du Japon étendit ses achats d’actifs à des actifs risqués ; enfin, elle entreprit un programme d’assouplissement quantitatif et qualitatif (quantitative and qualitative easing) à partir d’avril 2013 dans le cadre de ce qui constitue la première flèche de l’abenomics. Les cours boursiers au Japon furent à la hausse en 2013 : ils se sont accrus de 30 % sur l’ensemble de l’année. Les indices boursiers progressaient, alors même que les salaires nippons continuaient de stagner, ce qui a très rapidement amené certains à affirmer que l’abenomics contribuait à accroître les inégalités. Puisque les ménages japonais déposent l’essentiel de leur épargne sur leurs comptes bancaires, ils ne perçoivent que peu d’intérêt de leur patrimoine financier, tout en faisant face à une stagnation de leurs salaires. 

D’après l’analyse de Saiki et Frost, la politique monétaire non conventionnelle semble avoir contribué à élargir les inégalités au Japon, en particulier après 2008, lorsque l’assouplissement quantitatif est devenu plus agressif. Les auteurs se focalisent sur le canal du portefeuille : l’accroissement de la base monétaire via les achats d’actifs sûrs et risqués contribue à accroître l’ensemble des prix d’actifs ; la hausse de ces dernières bénéficient avant tout aux ménages nippons les plus aisés, car ceux-ci possèdent l’essentiel de l’épargne actionnariale et donc captent l’essentiel des revenus du capital. Les auteurs notent que le canal du portefeuille pourrait être encore plus important aux Etats-Unis, au Royaume-Uni et dans les pays de la zone euro, ce qui suggère que les inégalités pourraient davantage se détériorer dans ces pays sous l’effet de la politique monétaire non conventionnelle qu’elles ne l’ont fait au Japon. Si, comme certains le croient, les inégalités ont joué un rôle décisif dans l’accumulation des déséquilibres qui ont conduit à la crise du crédit subprime et fait basculer l’économie mondiale dans la Grande Récession, alors l’action des banques centrales a peut-être contribué à alimenter le risque d’instabilité financière via le canal des inégalités.

[1] Lors de la Grande Récession, une règle de Taylor conventionnelle exigeait que les banques centrales fixent des taux d’intérêt négatifs pour clore l’écart de production (output gap).

 

Références

COIBION, Olivier, Yuriy GORODNICHENKO, Lorenz KUENG & John SILVIA (2012), « Innocent bystanders? Monetary policy and inequality in the U.S. », FMI, working paper, n° 12/199, août.

DOBBS, Richard, Susan LUND, Tim KOLLER & Ari SHWAYDER (2014), « QE and ultra-low interest rates: Distributional effects and risks”, McKinsey Global Institute, rapport, novembre.

SAIKI, Ayako, & Jon FROST (2014), « How does unconventional monetary policy affect inequality? Evidence from Japan », De Nederlandsche Bank, working paper, n° 423, mai.

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