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15 mars 2019 5 15 /03 /mars /2019 16:12
La synchronisation mondiale de l’inflation

Ces dernières décennies ont été marquées par un véritable mouvement de désinflation : l’inflation et sa volatilité ont eu tendance à diminuer à partir du milieu des années quatre-vingt dans les pays développés, puis à partir du milieu des années quatre-vingt-dix dans les pays émergents et en développement. Diverses explications ont été proposées. Elles mettent notamment l’accent sur la mondialisation, sur l’essor des exportations de produits à bas coûts en provenance des pays émergents, sur la plus grande crédibilité des banques centrales dans la lutte contre l’inflation, etc.

En outre, de plus en plus d’études suggèrent que les taux d’inflation nationaux sont assez synchronisés entre eux ; c’est le cas de celle de Hakkio (2009) et de celle réalisée par Ciccarelli et Mojon (2010). Mais ces études ne s’appuient souvent que sur des échantillons restreints, en l’occurrence aux seuls pays développés. Jongrim Ha, Ayhan Kose et Franziska Ohnsorge (2019) ont récemment cherché à déterminer dans quelle mesure les taux d’inflation nationaux sont synchronisés au niveau mondial, mais en étudiant un large échantillon de pays, comprenant 25 pays développés et 74 pays émergents et en développement sur la période allant de 1970 à 2017. Leur analyse aboutit à cinq grands résultats.

Premièrement, Ha et ses coauteurs identifient bel et bien une composante mondiale dans les taux d’inflation, mais elle dépend du degré de développement des pays. Celle-ci explique 12 % de la variation des taux d’inflation nationaux sur la période allant de 1970 à 2017. Elle est plus importante (24 %) pour le pays développé médian, moins importante (10 %) dans le pays émergent médian et négligeable pour le pays à faible revenu médian.

Deuxièmement, la contribution de la composante mondiale à la variation de l’inflation était plus grande entre 1970 et 1985, c’est-à-dire au cours d’une période émaillées par deux chocs pétroliers et deux récessions mondiales), qu’entre 1986 et 2000 (cf. graphique). Les taux d’inflation se sont davantage synchronisés à partir de 2001, notamment dans le sillage de la crise financière mondiale de 2008, puis du contre-choc pétrolier de 2014-2016. Au cours de cette dernière période, la composante mondiale de l’inflation a expliqué 22 % de l’inflation nationale dans l’échantillon de pays développés. Ces résultats contrastent avec ceux obtenus par les précédentes études, qui ne mettaient pas en évidence une hausse du degré de synchronisation au cours de la période récente.

GRAPHIQUE  Contribution du facteur mondial à l’inflation (en %)

Troisièmement, les taux d’inflations nationaux se révèlent être davantage synchronisés que les taux de croissance de la production. Par exemple, depuis 2001, la contribution médiane du facteur mondial à la variation des taux de croissance de la production s’élevait à 12 %, soit près de deux fois moins que la contribution du facteur mondial à la variation des taux d’inflation.

Quatrièmement, outre une synchronisation au niveau mondial, il y a également une synchronisation des taux d’inflation au niveau de groupes de pays en particulier. Tout comme la synchronisation au niveau mondial, cette synchronisation régionale s’est accentuée après 2000.

Cinquièmement, la synchronisation de l’inflation se manifeste sur un nombre croissant d’indicateurs. Sur la période allant de 1970 à 1985, l’ampleur de la synchronisation de l’inflation n’apparaissait clairement que pour des indicateurs d’inflation donnant un poids important aux biens et services échangeables ; plus récemment, elle a été mise en évidence pour tous les indicateurs d’inflation.

Ha et ses coauteurs évoquent les différentes raisons susceptibles d'expliquer la synchronisation mondiale des taux d’inflation domestiques. Tout d’abord, celle-ci peut découler de l’existence de chocs communs, qui se diffusent pareillement et simultanément aux pays. Par exemple, les chocs touchant les prix des matières premières ou les chocs de demande aux origines des récessions mondiales peuvent fortement affecter le comportement des inflations domestiques, et ce dans le même sens. De même, une récession dans une grande économie risque d’avoir des répercussions sur l’activité et l’inflation de ses partenaires à l’échange [Huidrom et alii, 2017].

Plusieurs études ont mis l’accent sur les politiques monétaires nationales. D’une part, plusieurs banques centrales peuvent chercher à se coordonner ou à coopérer. D’autre part, si elles adoptent le même cadre de politique monétaire, elles auront tendance à se comporter similairement face aux chocs mondiaux. Par exemple, les banques centrales ont de plus en plus cherché à cibler un faible taux d’inflation à partir des années quatre-vingt-dix ; adoptant les mêmes objectifs, elles ont eu plus de chances de se comporter de la même façon.

Enfin, la synchronisation mondiale de l’inflation peut s’expliquer par des changements structurels. Par exemple, ces dernières décennies ont été marquées par un vague de mondialisations commerciale et financière, ce qui a pu contribuer à transmettre plus facilement des chocs d’un pays à l’autre. Un resserrement des liens commerciaux accroît l’exposition d’un pays aux chocs étrangers, si bien que l’inflation domestique devient plus sensible aux chocs touchant les prix à l’importation [Bianchi et Civelli, 2015]. Récemment, beaucoup d’études ont mis l’accent sur le rôle qu’a pu jouer l’apparition de chaines de valeur mondiales dans le sillage de la décomposition internationale des processus productifs [Auer et alii, 2017].

Cette plus grande synchronisation des taux d’inflation domestiques n’est pas sans affecter la mise en œuvre de la politique monétaire. Plusieurs banquiers centraux, notamment Ben Bernanke (2007), Mark Carney (2015) et Mario Draghi (2015) ont notamment souligné la nécessité pour les banques centrales de tenir compte de l’environnement international dans leurs décisions. Si l’inflation domestique dépend de plus en plus de facteurs extérieurs, alors les canaux de transmissions de la politique monétaire s’affaiblissent, si bien qu’il pourrait être de plus en plus nécessaire que les autorités budgétaires participent à la stabilisation de l’activité domestique. D’autre part, cette perte d’efficacité des politiques monétaires domestiques prises isolément plaide pour une plus forte coopération entre les banques centrales.

 

Références

Auer, Raphael, Claudio Borio & Andrew Filardo (2017), « The globalisation of inflation: The growing importance of global value chains », BRI, working paper, n° 602.

BERNANKE, Ben (2007), « Globalization and monetary policy », discours prononcé à Stanford.

BIANCHI, Francesco, & Andrea CIVELLI (2015), « Globalization and inflation: Evidence from a time varying VAR », in Review of Economic Dynamics, vol. 18, n° 2.

CARNEY, Mark (2015), « How is inflation affected by globalisation? », discours prononcé à la conférence de Jackson Hole.

Ciccarelli, Matteo, & Benoît Mojon (2010), « Global inflation », in Review of Economics and Statistics, vol. 92, n° 3.

DRAGHI, Mario (2015), « Global and domestic inflation », discours prononcé à l’Economic Club of New York. Traduction française, « Inflation mondiale et inflation intérieure ».

HA, Jongrim, M. Ayhan KOSE & Franziska L. Ohnsorge (2019), « Global inflation synchronization », Banque mondiale, policy research working paper, n° 8768.

HAKKIO, Craig S. (2009), « Global inflation dynamics », Federal Reserve Bank of Kansas City, research working paper, n° 09-01.

HUIDROM, Raju, M. Ayhan KOSE & Franziska OHNSORGE (2017), « How important are spillovers from major emerging markets? », Banque mondiale, policy research working paper, n° 8093.

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6 mars 2019 3 06 /03 /mars /2019 16:59
Faut-il s'inquiéter de la dette publique lorsque les taux d’intérêt sont faibles ?

Alors qu’elles atteignaient déjà des niveaux jugés élevés, les dettes publiques ont fortement augmenté dans les pays développés dans le sillage de la crise financière mondiale, sous l’effet de l’érosion des recettes fiscales, puis de l’adoption de plans de relance, avant que la crainte que l’endettement public se retrouve sur une trajectoire explosive n’incite les gouvernements à embrasser l’austérité budgétaire. Aujourd’hui, une décennie après, l’activité économique semble à nouveau s’essouffler dans plusieurs pays à travers le monde. Les taux directeurs de plusieurs banques centrales étant déjà bas, les gouvernements pourraient être contraints de recourir à la relance budgétaire ; les autorités chinoises viennent d’ailleurs d’annoncer qu’elles laisseraient leur déficit public se creuser pour stimuler l'activité domestique. De l’autre côté de l’Atlantique, l’administration Trump n’a pas attendu une récession pour faire de même : elle a financé ses réductions d’impôts via une hausse de la dette publique, alors même que l’économie américaine est relativement proche du plein emploi. Et certains démocrates semblent explicitement reprendre certaines idées de la « modern monetary theory », notamment l’idée que les déficits publiques ne sont pas un problème lorsque l’inflation est très faible, comme aujourd’hui.

Lors de son allocution présidentielle à l’American Economic Association début janvier, Olivier Blanchard (2019a, 2019b) s’est justement penché sur les coûts de la dette publique (1). Il rappelle que l’accroissement de la dette publique est accusé d’entraîner un surcroît d’impôts dans le futur, donc de freiner par ce biais l’investissement, la consommation et plus largement l’activité économique. Blanchard doute que ce soit forcément le cas, en particulier dans le contexte actuel, marqué par de faibles taux d’intérêt. En l’occurrence, non seulement les taux d’intérêt sont faibles, mais ils sont plus faibles que les taux de croissance du PIB. Dans une telle situation, le gouvernement peut se contenter de refinancer sa dette : il peut émettre de nouveaux titres pour verser les intérêts qu’il doit, auquel cas la dette publique augmentera dans la proportion du taux d’intérêt. Mais la production nationale augmentera plus vite, et par là même les recettes fiscales, si bien que le ratio dette publique sur PIB pourrait avoir tendance à décliner sans que le gouvernement ait à augmenter les impôts. 

Or, selon les prévisions actuelles, la situation actuelle devrait se maintenir un long moment. Par exemple, aux Etats-Unis, le taux de croissance à dix ans du PIB nominal américain devrait être supérieur d’environ 1 point de pourcentage aux taux d’intérêt nominaux des obligations publiques. Le différentiel est encore même plus important dans d’autres économies développées : il s’élève à 2,3 points de pourcentage au Royaume-Uni, 2 points de pourcentage dans la zone euro et 1,3 point de pourcentage au Japon.

D’autre part, Blanchard note qu’une telle situation a été la règle plutôt que l’exception dans le passé. Par exemple, aux Etats-Unis, le taux d’intérêt à un an des bons du Trésor a été en moyenne inférieur au taux de croissance au cours des 150 dernières années. Depuis 1950, cela a été le cas au cours de chaque décennie, sauf lors des années quatre-vingt, lorsque le resserrement monétaire de Volcker s’est traduit par des taux d’intérêt énormes et une faible croissance économique (cf. graphique 1). En étudiant les données relatives à 55 pays depuis 1800, Paolo Mauro et alii (2015) ont abouti aux mêmes constats que Blanchard, de même que Philip Barrett (2018) à partir d’un échantillon plus restreint de pays. Au final, si l’avenir est à l’image du passé, alors l’Etat pourrait facilement refinancer sa dette, si bien que l’endettement public pourrait ne pas avoir de coût budgétaire.

GRAPHIQUE 1  Taux de croissance du PIB nominal et taux d’intérêt des bons du Trésor à un an aux Etats-Unis (en %)

Pour autant, ce n’est pas parce que l’endettement public est possible qu’il est désirable. Même lorsqu’il est dénué de coût budgétaire, il est accusé d’entraîner d’autres effets pervers susceptibles de réduire le bien-être collectif. En l’occurrence, beaucoup craignent que l’émission de titres publics évince l’investissement, ce qui aurait pour conséquence de freiner l’accumulation de capital, donc de déprimer la production et la consommation dans le futur : l’endettement public améliorait certes la situation des générations actuelles, mais au détriment des générations suivantes. Si Blanchard pense que de telles pertes existent, il estime toutefois qu’elles sont certainement plus faibles que ce qui est habituellement supposé.

Selon la littérature traditionnelle, le comportement de la consommation suite à un transfert intergénérationnel (comme celui opéré par un surcroît de dette publique) dépend en définitive de la relation entre le taux d’intérêt et le taux de croissance [Diamond, 1965]. Si le taux d’intérêt est plus faible que le taux de croissance, alors l’économie est dite « dynamiquement inefficiente », auquel cas la production et l’investissement diminuerait, mais la consommation tendrait à augmenter. Pour déterminer si c’est le cas, il faut alors déterminer quel taux d’intérêt utiliser. Faut-il prendre le taux de rendement moyen du capital ou bien le taux sans risque, c’est-à-dire celui des obligations souveraines ? Le second est plus faible que le taux de croissance, ce qui suggère que le taux de rendement du capital ajusté au risque est actuellement faible, donc que l’endettement public exerce des effets positifs sur le bien-être collectif. Par contre, le taux de rendement moyen du capital semble bien supérieur au taux de croissance. En effet, le ratio rapportant les bénéfices des sociétés américaines sur le montant du capital au coût de remplacement est resté élevé et relativement stable au cours du temps, ce qui suggère que la productivité marginale élevée et donc que l’endettement public exerce des effets négatifs sur le bien-être collectif (cf. graphique 2).

GRAPHIQUE 2  Ratios bénéfices sur coût de remplacement et bénéfices sur valeur boursière (en %)

Mais il apparaît aussi que le ratio rapportant les bénéfices des sociétés américaines sur leur valeur boursière a fortement diminué le début des années quatre-vingt : le q de Tobin a doublé au cours de la période. Par conséquent, soit le capital au coût de remplacement est mal mesuré et ne capture pas entièrement le capital immatériel, soit une part croissante des bénéfices provient des rentes, comme le suggèrent les études de Simcha Barkai (2016), de Jan De Loecker et Jan Eeckhout (2017) ou encore de Germán Gutiérrez et Thomas Philippon (2017). Dans le premier cas, le taux de bénéfices mesuré surestime le véritable taux. Dans le deuxième cas, le taux de bénéfices ne reflète pas seulement la productivité marginale du capital, mais aussi les rentes. Dans les deux cas, la productivité marginale du capital est surestimée. Au final, les preuves empiriques sont cohérentes avec l’idée d’une baisse de la productivité marginale du capital, donc avec l’idée de faibles coûts de l’endettement public en termes de bien-être. 

Bien sûr, Blanchard reconnaît que plusieurs contre-arguments peuvent être avancés. Par exemple, certains craignent que les choses soient différentes, que l’avenir ne soit pas comme le passé, en l’occurrence que le taux d’intérêt sans risque soit régulièrement plus élevé que le taux de croissance. D’autres craignent la présence d’équilibres multiples. Selon eux, les investisseurs perçoivent la dette publique comme sûre et où les taux d’intérêt sont par conséquent faibles, mais s’ils perçoivent (pour une raison ou une autre) la dette publique comme risquée, ils vont exiger un taux d’intérêt plus élevé, ce qui rendra la dette effectivement risquée : parce que les anticipations peuvent être autoréalisatrices, l’économie peut basculer à tout moment d’un bon à un mauvais équilibre. Pour Blanchard, l’idée des équilibres multiples constitue le contre-argument le plus sérieux, mais il note que ceux-ci ne disent en rien quel est le niveau approprié de dette publique : qu’importe son niveau initial, la baisse de cette dernière ne fait totalement disparaître le risque de se retrouver à un mauvais équilibre. En l’occurrence, l’adoption d’un plan d’austérité budgétaire ne réduit pas forcément le risque que l’on bascule à un mauvais équilibre, il pourrait même accroître ce risque, surtout si ses effets négatifs sur l’activité ne peuvent être compensés par un assouplissement de la politique monétaire.

Pour conclure, Blanchard recense les arguments justifiant le recours à l’endettement public lorsque l’économie américain connaît une faible demande globale, c’est-à-dire une situation où elle produit moins que son potentiel et où les taux de la politique monétaire sont contrainte par leur borne inférieure zéro (zero lower bound). Premièrement, lors d’une récession, non seulement les ménages et les entreprises sont plus contraints par leur revenu courant, mais en outre il y a peu de chances que la banque centrale réagisse à une relance budgétaire en relevant ses taux, si bien que les multiplicateurs budgétaires sont susceptibles d’être élevés : même un petit surcroît de dépenses publiques (donc une émission limitée de titres publics) est susceptible de grandement stimuler la production. Deuxièmement, dans un tel contexte, le surcroît de recettes publiques généré par la stimulation de l’activité est susceptible de compenser la hausse de la dette publique, si bien que la relance budgétaire pourrait au final s’autofinancer, surtout en présence d’effets d’hystérèse [DeLong et Summers, 2012]. Troisièmement, le financement des projets d’infrastructures publiques, dont le taux de rendement social ajusté selon le risque, dépasse le taux sûr auquel le gouvernement émet des titres. Quatrièmement, une situation de faible demande globale se caractérise aussi par un faible taux d’intérêt d’équilibre, en l’occurrence plus faible que le taux de croissance potentielle. Or, si un pays (comme cela semble notamment être le cas le Japon) est confronté à une stagnation séculaire, c’est-à-dire connaît une demande globale structurellement faible et un taux d’équilibre proche de zéro, voire négatif, alors le gouvernement pourrait avoir à générer des déficits primaires permanents pour ramener l’économie au plein emploi [Summers, 2015]

 

(1) Thomas Philippon (2019), Alexandre Delaigue (2019) et Jean-Marc Vittori (2019) en ont déjà donné de bons résumés.

 

Références

BARKAI, Simcha (2016), « Declining labor and capital shares », Université de Chicago, document de travail.

BARRETT, Philip (2018), « Interest-growth differentials and debt limits in advanced economies », FMI, working paper.

BLANCHARD, Olivier (2019a), « Public debt and low interest rates », PIIE, working paper, n° 19-4.

BLANCHARD, Olivier (2019b), « Public debt: Fiscal and welfare costs in a time of low interest rates », PIIE, policy brief, n° 19-2.

DE LOECKER, Jan, & Jan EECKHOUT (2017), « The rise of market power and the macroeconomic implications », NBER, working paper, n° 23687, août.

DELAIGUE, Alexandre (2019), « Quand l’ex chef économiste du FMI ébranle les idées reçues sur la dette », in Atlantico, 8 janvier.

DELONG, J. Bradford, & Lawrence H. SUMMERS (2012), « Fiscal policy in a depressed economy », Brookings Papers on Economic Activity, vol. 44.

DIAMOND, Peter (1965), « National debt in a neoclassical growth model », in American Economic Review, vol. 55, n° 5-1.

GUTIERREZ, Germán, &Thomas PHILIPPON (2017), « Declining Competition and Investment in the U.S. », NBER, working paper, n° 23583.

MAURO, Paolo, Rafael ROMEU, Ariel BINDER & Asad ZAMAN (2015), « A modern history of fiscal prudence and profligacy », in Journal of Monetary Economics, vol. 76.

PHILIPPON, Thomas (2019), « Le vrai coût de la dette publique », in Les Echos, 10 janvier.

SUMMERS, Lawrence (2015), « Demand side secular stagnation », in American Economic Review Papers and Proceedings, vol. 105.

VITTORI, Jean-Marc (2019), « Et si la dette publique était un faux problème ? », in Les Echos, 18 février.

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23 février 2019 6 23 /02 /février /2019 11:24
Le singulier engagement de Robert Lucas dans le débat public

Si le monétarisme a ouvert les hostilités contre le keynésianisme, ce sont les nouveaux classiques, emmenés par Robert Lucas, qui lui ont asséné les coups les plus durs. Le keynésien Alan Blinder (1988) le regrette amèrement, voyant dans leur essor « le triomphe de la théorisation a priori sur l’empirisme, de l’esthétique intellectuelle sur l’observation et, dans une certaine mesure, de l’idéologie conservatrice sur le progressisme ». La place de Lucas dans les débats et les pratiques autour de la politique monétaire est toutefois ambiguë. Certains considèrent qu’il a contribué au tournant néolibéral de la fin des années soixante-dix, mais en y jouant un rôle mineur, tout du moins en comparaison avec celui qu’ont pu jouer Milton Friedman, James Buchanan et Arthur Laffer. D’autres, comme les historiens de la pensée économique Hoover (1988), Backhouse et Boianovsky (2013) et De Vroey (2009) considèrent Lucas comme le promoteur d’un changement majeur dans la théorie et la méthodologie macroéconomiques. A leurs yeux, la rupture introduite par les nouveaux classiques est encore plus importante que celle opérée par les monétaristes : finalement, ces derniers acceptaient peu ou prou le même cadre théorique que les keynésiens orthodoxes (notamment le modèle IS/LM), seules les interprétations et préconisations en termes de politique économique divergeaient. Avec l’arrivée des nouveaux classiques, ce ne sont plus les réponses qui changent, ce sont avant tout les questions que se posent les économistes. Il n’est alors pas étonnant de voir les hétérodoxes, en particulier les post-keynésiens, cristalliser leurs critiques sur la figure même de Lucas.

Aurélien Goutsmedt, Danielle Guizzo et Francesco Sergi (2018) ont étudié le programme de Robert Lucas en termes de politique économique et son engagement dans le débat public entre 1968 et 1987. Ils ont cherché à identifier précisément ses idées en matière de politique économique et la façon par laquelle il a promu celles-ci. Le programme qu’il a proposé s’oppose à la « gestion méticuleuse au jour le jour » proposée par les keynésiens, consistant notamment à entreprendre des actions de court terme pour régler des problèmes économiques de la période courante. Lucas a appelé à adopter une vision de long terme pour chercher à atténuer les fluctuations économiques : selon lui, il faut identifier correctement les sources institutionnelles de l’instabilité économique pour opérer les changements institutionnels appropriés [Lucas, 1977].

A ses yeux, cela correspond à ce qu’appelaient déjà de leurs vœux des théoriciens du cycle d’affaires comme Friedrich Hayek et Wesley C. Mitchell au début du vingtième siècle, mais ce programme avait été occultée par l’essor du keynésianisme à partir des années trente. En rédigeant la Théorie générale (1936), Keynes aurait notamment commis l’erreur d’abandonner l’objectif d’expliquer le cycle d’affaires, objectif qu’il poursuivait pourtant dans son Traité sur la monnaie (1930), pour se rabattre sur le seul objectif d’expliquer le chômage involontaire en un point du temps [De Vroey, 2009]. Non seulement il s’agit d’une véritable régression sur le plan théorique selon Lucas, mais celle-ci aurait eu pour conséquence de tromper toute une génération d’économistes sur le rôle de la politique économique et sur ce qu’ils peuvent apporter à celle-ci. « L’abandon de l’effort d’expliquer les cycles a été accompagné de la croyance que la politique économique était à même de causer immédiatement, ou à très court terme, un déplacement de l’économie de son état présent jugé indésirable, quelle que soit la manière dont on y soit arrivé, vers un état plus favorable » [Lucas, 1977, cité par De Vroey]. En l’occurrence, selon le programme keynésien, les politiques budgétaire et monétaire pouvaient et devaient être utilisées pour atteindre un taux de chômage particulier.

Ce conflit en termes d’agendas trouverait notamment sa source dans une divergence de croyances politiques, existante depuis plusieurs siècles, entre interventionnistes et partisans du laissez-faire : les premiers (auxquels se rattachaient naguère les mercantilistes et à présent les keynésiens) et les seconds se distingueraient selon la confiance dont ils feraient preuve ou non envers la capacité des économies de marché à s’autoréguler. L’essor du keynésianisme aux Etats-Unis aurait été alimenté par une plus grande acceptation de l’intervention de l’Etat dans l’économie. La macroéconomie keynésienne aurait été utilisée comme justification de cet activisme.

Les changements provoqués par la publication de la Théorie générale ont conduit à transformer le rôle que se donnaient les économistes : certains d’entre eux joueraient le rôle d’experts auprès des institutions en charge de la politique économique, tandis que les autres se contenteraient d’accroître le savoir universitaire pour équiper ces experts de nouvelles idées et les aider ainsi dans leur tâche. Le maintien d’une forte croissance dans les décennies suivant la Seconde Guerre mondiale, tenant pour Lucas davantage à la chance qu’aux politiques adoptées au cours de cette période, aurait cautionné le programme keynésien en matière de politique économique, jusqu’à ce que les chocs pétroliers et le ralentissement subséquent de la croissance dans les pays développés ne viennent démentir la justesse de ce programme. Pire, ce sont précisément les mesures keynésiennes adoptées dans les années soixante qui auraient conduit à la stagflation des années soixante-dix.

Pour Lucas, ces errements de la théorie et de la politique économique tiendraient finalement pour beaucoup au concept keynésien de chômage involontaire. Ce dernier ne correspondant à rien de concret, donc ne pouvant être mesuré, il est à ses yeux aberrant de faire de sa réduction un objectif de politique économique. Cela ne veut pas dire que Lucas considère la question du chômage comme sans importance ; il s’agit bien d’un problème à ses yeux, mais d’un problème pour lequel seules l’économie du travail et l’économie du bien-être pouvaient proposer des explications et des remèdes. Les macroéconomistes devaient par contre se contenter d’expliquer la seule chose qu’ils étaient à même d’expliquer, en l’occurrence le cycle d’affaires. Il rejoint les keynésiens à l’idée qu’il faut amortir les fluctuations des agrégats macroéconomiques, mais cet objectif ne peut-être atteint avec la « gestion méticuleuse au jour le jour » qu’ils proposent. Non seulement Lucas a foi en la capacité de l’économie de marché à s’autoréguler, mais il estime qu’un interventionnisme ne peut qu’amplifier le cycle d’affaires. C’est notamment ce que suggèrent ses fameux modèles de 1972 et 1977.

L’amortissement des fluctuations économiques passerait par l’adoption  de règles contraignant l’action des autorités. Celles que propose Lucas (1980) ne font, selon lui, qu’amender celles que proposait déjà Friedman (1948) quelques décennies plus tôt : la croissance à un rythme constant de la masse monétaire, la fixité du niveau des dépenses publiques et des taux d’imposition, l’équilibre budgétaire à long terme et l’absence d’intervention de l’Etat dans la fixation des salaires et des prix. De telles règles permettent d’offrir l’environnement le plus stable et le plus prévisible au secteur privé en empêchant tout dérapage de l’inflation et tout choc monétaire et budgétaire susceptible d’amplifier le cycle d’affaires. 

Lucas considérait d’ailleurs que les propositions des économistes de l’offre comme Laffer contrevenaient à son programme en matière de politique économique. L’administration Reagan avait par exemple adopté des baisses massives d’impôts, mais celles-ci manquaient de cohérence d’un point de vue intertemporel : elles entraient en conflit avec l’objectif d’équilibre des finances publiques et celui de stabilité des taux d’imposition, les baisses d’impôt étant sûrement promises à être suivies par des hausses d’impôts pour rembourser l’emprunt public ; elles entraient aussi en conflit avec l’objectif de stabilité des prix, l’accroissement de la dette publique étant susceptible de conduire, d’après Lucas, à un financement de l’endettement public via la création monétaire.

Pour autant, Lucas n’a pas rejoint dans le débat public les économistes qui proposaient des mesures similaires aux siennes, notamment les monétaristes. Il faut dire que ces derniers sont peut-être plus proches des keynésiens orthodoxes que des nouveaux classiques sur bien des plans, en premier lieu au niveau théorique. Ils partagent un effet une approche marshallienne de l’économie, tandis que les nouveaux classiques adoptent une approche néo-walrasienne, couplée avec l’adoption des anticipations rationnelles et de la discipline de l’équilibre et fusionnant modèle et théorie [De Vroey, 2009]. La critique de Lucas (1976) s’attaquait d’ailleurs à la modélisation telle que la concevaient les keynésiens et les monétaristes : ceux-ci n’ont pas su proposer de modélisations capables d’évaluer plusieurs alternatives en matière de politique économique, notamment parce qu’ils ne prennent pas en compte le fait qu’un changement de politique économique amène les agents à changer de comportement. Ses modèles, notamment celui de 1977, seraient immunes à cette critique, car les relations qui les sous-tendent seraient structurelles, liées aux préférences des agents et à la technologie. 

En fait, poursuivant leur analyse, Goutsmedt et ses coauteurs en concluent que Lucas n’a pas activement cherché à promouvoir son programme en matière de politique économique. Contrairement à ses contemporains James Buchanan, Milton Friedman, Arthur Laffer, Robert Solow ou encore James Tobin, il n’a pas proposé de « plan d’action » pour mettre en œuvre efficacement ses recommandations en matière de politique économique, il n’a pas été une figure importante dans la presse ou le débat politique, il n’a pas non plus contribué activement au travail d’institutions en charge de la politique économique, de lobbies ou de think tanks. Contrairement à Walter Heller et Albert Hirschman, il n’a jamais été un conseiller officiel, ni même informel, pour les politiciens ou responsables de politique économique. Contrairement à Arthur Pigou, il n’est pas intervenu dans le débat public via les médias, des livres de vulgarisation ou des conférences pour exposer ses idées aux non-initiés. Contrairement à Franco Modigliani et Lawrence Klein, il n’a pas été membre d’un organisme consultatif pour les institutions responsables de la politique économique pour les guider dans la mise en œuvre de cette dernière.

Pour autant, Lucas n’est pas non plus resté isolé du débat public : il s’est intéressé aux débats politiques, il a entretenu une correspondance avec des politiciens, fit quelques interventions dans la presse et il anima le débat avec ses pairs qui travaillaient auprès d’institutions en charge de la politique économique. Mais cette participation dans le débat public n’a pas été délibérée : c’est le public qui sollicita Lucas pour qu’il exprime son opinion et ses conseils, non l’inverse. En fait, Lucas n’a jamais cherché à jouer un rôle d’expert et à faire valoir ses compétences pour parler de questions en matière de politique économique. Il a laissé d’autres de ses compères s’impliquer dans le débat politique. C’est par exemple le cas des théoriciens des cycles d’affaires réels comme Edward Prescott et Finn Kydland et surtout le cas de nouveaux classiques comme Thomas Sargent qui ont contribué à diffusé ses idées en matière de politique économique. C’est finalement une nouvelle raison nous amenant à croire qu’« il fallut un Sargent pour que Lucas puisse être Lucas » [Goutsmedt, 2018]

 

Références

BLINDER, Alan. S. (1988), « The fall and rise of Keynesian economics », in Economic Record, vol. 64, n° 4.

BACKHOUSE, Roger, & Mauro BOIANOVSKY (2013), Transforming Modern Macroeconomics. Exploring Disequilibrium Microfoundations (1956-2003), Cambridge University Press.

DE VROEY, Michel (2009), Keynes, Lucas, d’une macroéconomie à l’autre, Dalloz. 

FRIEDMAN, Milton (1948), « A monetary and fiscal framework for economic stability », in American Economic Review, vol. 38, n° 3.

GOUTSMEDT, Aurélien (2018), « Thomas Sargent face à Robert Lucas : une autre ambition pour la nouvelle économie classique », in OEconomia, vol. 8, n° 2.

GOUTSMEDT, Aurélien, Danielle GUIZZO & Francesco SERGI (2018), « An agenda without a Plan: Robert E Lucas’s trajectory through the public debate », CHOPE, working paper, n° 2018-14.

HOOVER, Kevin D. (1988), The New Classical Macroeconomics. A Skeptical Inquiry, Basil Blackwell.

LUCAS, Robert E. (1972), « Expectations and the neutrality of money », in Journal of Economic Theory, vol. 4, n° 2.

LUCAS, Robert E. (1976), « Econometric policy evaluation: A critique », Carnegie-Rochester Conference Series on Public Policy, vol. 1.

LUCAS, Robert E. (1977), « Understanding business cycles », Carnegie-Rochester Conference Series on Public Policy, vol. 5.

LUCAS, Robert E. (1980), « Rules, discretion, and the role of the economic advisor », in Stanley Fischer (dir.), Rational Expectations and Economic Policy, University of Chicago Press.

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