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16 novembre 2018 5 16 /11 /novembre /2018 19:05
Petite macroéconomie des droits de douane

La Grande Récession et la faible reprise qui suivit ont alimenté les craintes que les gouvernements adoptent des mesures protectionnistes ; certains ont d’ailleurs soupçonné que la faiblesse du commerce international dans le sillage de la crise s'explique en partie par l’adoption de telles mesures. Mais malgré la violence de la crise financière, l’économie mondiale a été épargnée par une guerre commerciale. Du moins jusqu’à l’année dernière. Ces derniers mois, l’administration Trump a relevé les droits de douane sur plusieurs produits, notamment en provenance d’Europe et de Chine, ce qui a amené les pays visés à répliquer en retour, au risque de conduire à une guerre commerciale généralisée ; il faut dire qu'aux yeux de Trump, « les guerres commerciales sont bonnes et se gagnent facilement ».

En renchérissant le prix des biens importés, l’instauration de droits de douane vise à inciter les résidents à se détourner des biens importés pour acheter davantage de biens domestiques, ce qui permet aux entreprises domestiques de vendre plus, donc les incite à produire davantage et à embaucher. Au niveau agrégé, l’objectif est d’accroître la production nationale, de réduire le chômage et d'améliorer le solde commercial. Les pays qui connaissent un déficit commercial et une faible croissance économique sont donc particulièrement tentés d’adopter des mesures protectionnistes. La faiblesse de la reprise et surtout la persistance d’un important déficit commercial aux Etats-Unis, dans un contexte de désindustrialisation chronique, ont ainsi particulièrement exposé ce pays à la tentation protectionniste.

Ces mesures risquent toutefois de se révéler contre-productives [Krugman, 2018a ; 2018b]. Tout d’abord, une hausse des droits de douane est susceptible d’alimenter l’inflation. En effet, les résidents ont accès à des biens plus chers. D’un côté, les ménages voient ainsi directement leur pouvoir d’achat diminuer. De l’autre, comme le prix de leurs intrants augmente, les entreprises voient leurs coûts de production augmenter. Celles-ci risquent alors de relever leurs prix de vente pour tenter de préserver leurs marges, ce qui contribue à alimenter en retour l’inflation. En outre, comme les entreprises domestiques risquent de moins utiliser les technologies les plus efficaces, cela ralentit la diffusion du progrès technique. Dans tous les cas, les biens domestiques vont peu à peu perdre en compétitivité vis-à-vis des produits étrangers, non seulement sur le marché domestiques, mais également sur les marchés internationaux, ce qui pèse sur leurs ventes. Et comme les biens intermédiaires se renchérissent, augmentant les coûts de leur assemblage et donc de la production de biens finaux dans l’économie domestique, certaines entreprises vont réagir en délocalisant leur production à l’étranger, ce qui pénalise à nouveau l’emploi domestique.

Par exemple, les taxes supplémentaires adoptées par l’administration Trump sur l’acier et l’aluminium vont peut-être bénéficier au secteur de la métallurgie et y créer des emplois, mais cela alourdit les coûts dans les nombreux secteurs utilisant en aval l’acier et l’aluminium comme intrants et ainsi y détruire des emplois. Les premiers secteurs y tireront certes un gain, mais au détriment des autres secteurs, en particulier des secteurs exportateurs, mais aussi des travailleurs et des consommateurs américains. Au final, les taxes supplémentaires sur les importations auront les mêmes effets qu’une hausse de la fiscalité sur les résidents [DeLong, 2018].

Ces effets seront aggravés par la réaction du taux de change : les droits de douane vont entraîner une appréciation de la monnaie, ce qui ampute les gains de compétitivité que les producteurs domestiques pouvaient en tirer. L’appréciation est d’autant plus probable que la banque centrale (soucieuse de la stabilité des prix) risque de réagir aux pressions inflationnistes en resserrant sa politique monétaire, ce qui alimente les entrées de capitaux.

Enfin, les partenaires à l’échange sont susceptibles de réagir en adoptant également des droits de douane en représailles ; c'est tout particulièrement le cas ces derniers de la Chine vis-à-vis des Etats-Unis. Les économistes ne sont pas forcément d’accord quant à savoir si les guerres commerciales ont été à l’origine de la Grande Dépression dans les années trente ; par contre celles-ci ont bien contribué à aggraver la contraction de l’activité mondiale.

Au final, l’économie va certes moins importer, mais elle risque également de moins exporter, si bien que le solde commercial a peu de chances de s’améliorer. En fait, le solde extérieur dépend étroitement du rapport entre l’investissement et l’épargne : un déficit extérieur s’explique par une épargne domestique insuffisante. Autrement dit, si un pays importe plus qu’il exporte, c’est avant tout parce qu’il n’épargne pas assez ou dépense de trop. La politique commerciale influence certes le volume des importations et celui des exportations, mais pas la différence entre ces deux valeurs. Ainsi, si l’administration Trump désire améliorer le solde extérieur de l’économie américaine, elle devrait chercher à accroître le taux d’épargne. Tant que ce dernier reste faible, le déficit extérieur persistera. A cet égard, l’expansion budgétaire adoptée par l’administration Trump risque de se révéler contre-productive, dans la mesure où elle stimule la demande globale à un moment où l’économie américaine est relativement proche du plein emploi : les tensions inflationnistes peuvent fortement s’accentuer, la Réserve fédérale risque de resserrer sa politique monétaire plus rapidement que prévu, le dollar continuera de s’apprécier et le solde commercial va se dégrader.

Bien sûr, tout cela reste théorique et demande une vérification empirique. Or ces dernières décennies, les macroéconomistes se sont très peu penchés sur la question du protectionnisme ; le mouvement vers le libre-échange était considéré comme acquis. L’essentiel des études a en fait surtout cherché à évaluer les gains et coûts des accords commerciaux.

A l’occasion d’une conférence organisée par le FMI, Davide Furceri, Swarnali Hannan, Jonathan Ostry et Andrew Rose (2018) ont présenté une étude cherchant à identifier les répercussions macroéconomiques des droits de douane. Pour cela, ils ont étudié un échantillon de données relatives à 151 pays, en l’occurrence 34 pays développés et 117 pays en développement, au cours de la période allant de 1963 à 2014. Ils constatent que les relèvements des droits de douane se traduisent à moyen terme par des baisses significatives de la production et de la productivité domestiques. Ces mesures se traduisent aussi par une hausse du chômage, un creusement des inégalités de revenu et une appréciation du taux de change. Par contre, ils n’ont que de faibles effets sur le solde commercial, notamment en conséquence de l’appréciation du taux de change qui renchérit les prix des biens exportés.

Les répercussions exactes dépendent toutefois étroitement de la position de l'économie dans le cycle d'affaires et de son niveau de développement. En effet, Furceri et ses coauteurs notent que les effets sur la production et la productivité tendent à être amplifiés lorsque les droits de douane augmentent durant les récessions. De plus, les répercussions des hausses de droits de douane sont plus nocives pour les pays développés que pour les pays pauvres. Enfin, il apparaît que le protectionnisme et la libéralisation commerciale ont des effets asymétriques : les répercussions sur la production à moyen terme suite à une hausse des droits de douane ne sont pas symétriques à ceux observés suite à une baisse des droits de douane.

 

Références

DELONG, Bradford (2018), « Trump’s Tax on America », in Project Syndicate, 6 mars. Traduction française, « Les taxes de Trump sur l'Amérique ».

FURCERI, Davide, Swarnali A. HANNAN, Jonathan D. OSTRY & Andrew K. ROSE (2018), « Macroeconomic consequences of tariffs », document de travail présenté à la dix-neuvième conférence Jacques Polak.

KRUGMAN, Paul (2018a), « The macroeconomics of trade war », 3 mars 2018. Traduction française, « La macroéconomie de la guerre commerciale ».

KRUGMAN, Paul (2018b), « Trump’s negative protection racket », 10 mars. Traduction française, « La surtaxe des importations américaines d’acier ? Un racket de protection peu efficace... ».

KRUGMAN, Paul (2018c), « Trade wars, stranded assets, and the stock market », 4 avril. Traduction française, « Les guerres commerciales, les actifs épaves et le marché boursier ».

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4 octobre 2018 4 04 /10 /octobre /2018 11:20
Dix ans après la crise financière, où en est la reprise ?

Il y a dix ans, en 2008, l’économie mondiale basculait dans la récession. Si la reprise s’est amorcée assez rapidement, en l’occurrence dès l’année suivante, les répercussions de la crise ont été durables. Certains pays ont des taux de chômage toujours bien plus élevés qu’avant-crise ; dans les pays qui ont retrouvé un faible taux de chômage, ce dernier peut dissimuler un ample sous-emploi. Avec d’une part la faiblesse de l’activité, qui a pesé sur les rentrées fiscales, et d’autre part l’adoption de plans de relance au début de la crise, l’endettement des gouvernements a fortement augmenté : la dette publique médiane est passée de 36 % à 52 % du PIB. Le bilan des banques centrales représente aujourd’hui un multiple de leur niveau d’avant-crise, en particulier dans les pays développés. Le niveau élevé de la dette publique, l’ampleur des bilans des banques centrales et le maintien des taux directeurs à un niveau faible dans plusieurs économies développées amènent certains à craindre que les gouvernements et les banques centrales sont moins armées aujourd’hui pour affronter une récession qu’ils ne l’étaient il y a une décennie. Enfin, la crise a conduit à accélérer la reconfiguration de l’économie mondiale : la croissance étant restée plus faible dans les pays développés que dans les pays en développement, la convergence entre pays développés et pays en développement s’est poursuivie et ces derniers contribuent aujourd’hui à 60 % du PIB mondial, contre 44 % il y a une décennie.

Dans les nouvelles Perspectives de l’économie mondiale du FMI, Wenjie Chen, Mico Mrkaic et Malhar Nabar (2018) ont fait un bilan de la reprise mondiale une décennie après la crise financière de 2008. Ils ont étudié un échantillon de 180 pays, comportant de nombreux pays développés et en développement. Dans cet échantillon, 91 pays, représentant ensemble les deux tiers du PIB mondial, ont connu une chute de leur production en 2009. A titre de comparaison, pour montrer la violence de la récente crise financière, Chen et ses coauteurs notent que lors de la récession mondiale de 1982, ce ne sont que 48 pays, représentant 46 % du PIB mondial de l’époque, qui connurent une chute de leur production. De plus, parmi les 180 pays étudiés, 24 pays, notamment 18 pays développés, ont connu une crise bancaire en 2007-2008.

Chen et ses coauteurs ont cherché à mesurer l’écart entre la production et le niveau que cette dernière aurait atteint si elle avait continué à suivre sa trajectoire tendancielle d’avant-crise. Leur étude confirme les résultats obtenus par de précédentes études, notamment celles de Laurence Ball (2014) : les pertes en termes de production suite à la Grande Récession apparaissent durables. En effet, en 2015 et 2017, l’écart entre la production et sa tendance d’avant-crise est de même amplitude sur la période allant de 2015 à 2017 que sur la période allant de 2011 à 2013 (cf. graphique 1). Autrement dit, la production n’est en général pas revenue à sa trajectoire d’avant-crise, si bien que les populations semblent irrémédiablement plus pauvres qu’elles ne l’auraient été s’il n’y avait pas eu la crise financière. De plus, au sein de chaque pays, ces pertes sont loin d’avoir été partagées également entre les résidents : les pays qui ont connu les plus fortes chutes de production et les plus fortes hausses du chômage dans les premiers temps de la crise sont généralement les pays qui ont connu les plus fortes hausses des inégalités de revenu depuis lors. 

GRAPHIQUE 1  Ecart entre le PIB et sa trajectoire d’avant-crise (en %)

Les pertes en termes de production ont été durables aussi bien pour les pays qui ont subi une crise bancaire en 2007-2008 que pour ceux qui en ont été épargnés. En l’occurrence, parmi les 24 pays de l’échantillon qui ont connu une crise bancaire, 85 % d’entre eux ont un niveau de production toujours inférieur à sa trajectoire tendancielle d’avant-crise. Ce résultat ne devrait plus nous étonner : diverses études, comme celle du FMI (2009), ont déjà noté que les économies qui connaissent une crise bancaire tendent à ne pas effacer les pertes de production occasionnées par celle-ci. Les explications sont simples : d’une part, le secteur bancaire est moins capable et moins enclin à financer de nouveaux projets d’investissement ; d’autre part, l’assèchement du crédit oblige les agents les plus endettés (aussi bien les ménages que les entreprises) à restreindre leurs dépenses pour rembourser leurs prêts. Mais il apparaît aussi que parmi les pays de l’échantillon étudié qui n’ont pas connu de crise bancaire en 2007-2008, 60 % d’entre eux n’ont pas réussi à revenir à leur trajectoire d’avant-crise : en 2008, si dans un pays l’activité n’a pas été affectée par une crise bancaire domestique, elle a certainement été affectée par une baisse des exportations à destination des pays qui en ont connu une. Finalement, comme le notaient notamment Valerie Cerra et Sweta Saxena (2008, 2017) et Olivier Blanchard et alii (2015), une économie est susceptible de ne pas parvenir à rejoindre sa trajectoire d’avant-crise, même lorsque la récession ne s’accompagne pas de crise financière.

Afin d’expliquer la persistance des dommages occasionnés par la crise mondiale, Chen et ses coauteurs recherchent les causes du côté de l’offre (1). Leur analyse suggère que la faiblesse de l’investissement a tout particulièrement contribué à ces pertes : dans l’échantillon étudié, l’investissement était en moyenne, en 2017, inférieur de 25 % par rapport à sa tendance d’avant-crise. La faiblesse de l’investissement peut notamment s’expliquer (du côté de l’offre) par des difficultés dans l’accès au crédit et (du côté de la demande) par le pessimisme des entreprises quant aux débouchés futurs. Cette faiblesse de l’investissement a contraint la reprise en déprimant le stock de capital et en ralentissant la diffusion du progrès technique. D’un côté, dans l’échantillon de pays qui ont subi une crise bancaire en 2007-2008, 80 % d’entre eux ont connu une chute de leur stock de capital par rapport à sa trajectoire d’avant-crise ; cette part s’élève à 65 % pour les pays de l’échantillon qui n’ont pas connu de crise bancaire. De l’autre, les données suggèrent en effet que les dépenses en recherche-développement et l’adoption de nouvelles technologies (notamment celle des robots industriels) ont ralenti dans les pays qui ont connu les plus amples pertes en production : si les entreprises investissent moins, elles risquent de moins renouveler leurs équipements obsolètes.

Pour expliquer pourquoi les économies n’ont pas forcément connu la même trajectoire après la crise, Chen et ses coauteurs se penchent sur les politiques économiques, aussi bien celles adoptées avant la crise que celles adoptées après. Leur analyse suggère que les pays qui avaient les réglementations bancaires les plus strictes ont moins eu de chances de connaître une crise bancaire. De plus, les pays qui ont le plus cherché à contenir les dérapages de leur endettement public à la veille de la crise ont subi moins de pertes de production par la suite : en l’occurrence, les pays qui ont connu les plus faibles hausses de la dette publique entre 2005 et 2008 sont ceux dont la production s’est le moins écarté de sa tendance lors de la crise de 2008. Ce résultat ne signifie pas que le niveau de l’endettement public ait en soi pesé sur la reprise. Par contre, les gouvernements qui cherchaient à contenir leur endettement à la veille de la crise ont certainement eu davantage de manœuvre pour adopter des plans de relance lors de celle-ci et ils ont sûrement été moins incités à adopter des plans d’austérité lors de la reprise. Enfin, l’analyse de Chen et alii suggère que les pays qui avaient un taux de change flexible ont connu les plus faibles pertes en termes de production : une dépréciation de la devise a pu contribuer à compenser l’insuffisance de la demande domestique en stimulant les exportations.

GRAPHIQUE 2  Ecart médian entre le PIB et sa tendance d’avant-crise (en %)

Ce dernier résultat contribue certainement à expliquer la piètre performance de la zone euro : comme chacun de ses membres a perdu l’usage du taux de change comme variable d’ajustement, l’ajustement face à la récession est davantage passé par la production et les prix. En effet, entre 2011 et 2013, la perte de production médiane était plus ample dans les pays de la zone euro que dans les autres pays développés ; entre 2015 et 2017, elle s’est accrue pour les autres pays développés, mais elle s’est encore davantage accrue pour les pays de la zone euro, si bien que l’écart s’est creusé (cf. graphique 2). Le décrochage de la zone euro par rapport aux autres pays développés s’explique certainement aussi par des (mauvaises) décisions en matière de politique économique. En se concentrant sur la demande, Chen et ses coauteurs n’ont par exemple pas cherché à évaluer les répercussions des plans d’austérité. Or, plusieurs études suggèrent que ces répercussions ont durables [Fatás et Summers, 2018], en particulier dans la zone euro [Fatás, 2018].

 

(1) Ce choix est discutable. Il repose sur l’hypothèse qu’un changement de tendance à long terme s’explique forcément du côté de l’offre. Or, il est également possible qu’une insuffisance durable de la demande globale puisse se répercuter sur le potentiel de croissance à long terme, via ce que la littérature a qualifié d’« effets d’hystérèse ». D’ailleurs, plusieurs études, comme celle de Laurence Ball (2014) et celle d’Olivier Blanchard et alii (2015), confortent cette dernière hypothèse.

 

Références

BALL, Laurence M. (2014), « Long-term damage from the Great Recession in OECD countries », NBER, working paper, n° 20185, mai.

BLANCHARD, Olivier, Eugenio CERUTTI & Lawrence SUMMERS (2015), « Inflation and activity – Two explorations and their monetary policy implications », FMI, working paper, novembre.

CERRA, Valerie, & Sweta C. SAXENA (2008), « Growth dynamics: The myth of economic recovery », in American Economic Review, vol. 98, n° 1.

CERRA, Valerie, & Sweta C. SAXENA (2017), « Booms, crises, and recoveries: A new paradigm of the business cycle and its policy implications », FMI, working paper, n° 17/250.

CHEN, Wenjie, Mico MRKAIC & Malhar NABAR (2018), « The global recovery 10 years after the 2008 financial meltdown », In FMI, World Economic Outlook, octobre.

FATÁS, Antonio (2018), « Fiscal policy, potential output and the shifting goalposts », CEPR, discussion paper, n° 13149.

FATÁS, Antonio, & Lawrence H. SUMMERS (2018), « The permanent effects of fiscal consolidations », in Journal of International Economics, vol. 112.

FMI (2009), « What’s the damage? Medium-term output dynamics after financial crises », World Economic Outlook: Sustaining the Recovery, chapitre 4.

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16 août 2018 4 16 /08 /août /2018 18:03
Vieillissement démographique, robotisation et stagnation séculaire

Keynésiens et néoclassiques tendent à s’accorder à l’idée que le vieillissement démographique devrait freiner la croissance, mais pas pour les mêmes raisons. Pour les analyses d’obédience néoclassique, le vieillissement devrait freiner la croissance en réduisant l’épargne, dans la mesure où les personnes âgées risquent de consommer davantage qu’elles ne gagnent de revenu lors de leur retraite, mais aussi en réduisant le réservoir de main-d’œuvre disponible. Robert Gordon (2012) estime pour cette raison que le vieillissement est l’un des « vents contraires » susceptibles de mettre « fin » à la croissance économique.

Pour les analyses keynésiennes, le vieillissement démographique risque au contraire de freiner la croissance en déprimant la demande globale : les entreprises devraient moins investir, puisqu’il y a moins de main-d’œuvre à équiper, tandis que les ménages risquent de moins consommer, dans la mesure où l’anticipation de leur plus longue espérance de vie devrait les amener à épargner davantage lors de leur vie active. Ces dernières années, certains ont estimé que le vieillissement démographique que connaissent les pays développés est l’un des facteurs susceptibles de piéger ceux-ci dans une stagnation séculaire [Summers, 2015], renouant ainsi avec une thèse que développaient certains keynésiens au sortir de la Deuxième Guerre mondiale [Hansen, 1938].

Tous les économistes n’aboutissent pas à des conclusions aussi pessimistes. Par exemple, David Cutler, James Poterba, Louise Sheiner et Larry Summers (1990) reconnaissent que le vieillissement démographique peut réduire la part des travailleurs en emploi dans la population, ce qui tend à réduire la production par tête. Mais, d’un autre côté, il peut accroître l’intensité capitalistique, c’est-à-dire le volume d’équipement par travailleur, via l’approfondissement du capital. De plus, il peut stimuler le progrès technique dans la mesure où la pénurie de main-d’œuvre devrait inciter les entreprises à chercher à économiser en main-d’œuvre, donc à substituer des machines à celle-ci. C’est l’idée que développait déjà John Habakkuk (1962) il y a un demi-siècle : les incitations à innover sont plus forte lorsque la main-d’œuvre est rare relativement aux autres facteurs de production. Au final, l’impact net du vieillissement sur la croissance dépendra de l’équilibre entre, d’une part, le premier effet (négatif) et, d’autre part, les deux derniers (l’approfondissement du capital et la stimulation de l’innovation). 

Selon Daron Acemoglu et Pascual Restrepo (2017), les données ne révèlent d’ailleurs pas de relation négative entre vieillissement et croissance économique : en fait, il y a une corrélation positive entre la hausse du ratio de nombre de personnes âgées sur le nombre de jeunes et la croissance de la production par tête après 1990. En l’occurrence, les pays qui ont vu leur population vieillir rapidement sont ceux qui ont eu tendance à connaître la plus forte croissance ces dernières décennies.

Pour expliquer leur constat, Acemoglu et Restrepo mettent l’accent sur la troisième force mise en avant par Cutler et alli : une raréfaction de travailleurs d’âge intermédiaire est susceptible d’inciter les entreprises à automatiser les tâches assurées jusqu’à présent par ceux-ci. En utilisant les données américaines, Acemoglu et Restrepo (2018) constatent que la hausse du ratio rapportant le nombre de travailleurs âgés sur le nombre de travailleurs d’âge intermédiaire est associée à une plus grande adoption de robots. En étudiant les données internationales, ils observent que les technologies d’automatisation tendent à se déployer d’autant plus rapidement dans le secteur manufacturier d’un pays que ce dernier connaît un vieillissement rapide. Le vieillissement pourrait en l’occurrence expliquer 40 % des écarts en termes d’adoption de robots industriels que l’on peut constater d’un pays à l’autre.

GRAPHIQUE 1  Corrélation entre vieillissement démographique et croissance économique entre 1990 et 2008

source : Eggertsson et alii (2018)

Pour Acemoglu et Restrepo, leurs données amènent à rejeter la thèse de la stagnation séculaire. Ce n’est pas le cas selon Gauti Eggertsson, Manuel Lancastre et Larry Summers (2018). D’une part, la relation positive entre le vieillissement démographique et la croissance économique pourrait s’expliquer avant tout par le fait que le vieillissement est associé à un approfondissement du capital et à une baisse des taux d’intérêts réels ; effectivement, les taux d’intérêt ont eu tendance à baisser à travers le monde depuis 1990. D’autre part, il faut tenir compte du fait que les taux d’intérêt nominaux ne peuvent pas pleinement s’ajuster à la baisse : ils peuvent buter sur une borne inférieure. Tant que les taux d’intérêt peuvent s’ajuster, l’économie est dans un « régime néoclassique ». La thèse de la stagnation séculaire amène à prédire que, lorsqu’une crise éclate, les pays qui connaissaient le vieillissement le plus rapide et une faible inflation ont tendance à connaître les plus amples excès d’épargne et donc une forte récession lorsque les taux d’intérêt butent effectivement sur leur borne inférieure. Dans ce cas, les économies se retrouvent dans un « régime keynésien ».

GRAPHIQUE 2  Corrélation entre vieillissement démographique et croissance économique entre 2008 et 2015

 

source : Eggertsson et alii (2018)

Pour vérifier leur théorie, Eggertsson et ses coauteurs se sont alors tournés vers les données empiriques relatives à 168 pays. Ils font apparaître une corrélation positive entre vieillissement et croissance économique entre 1990 et 2008, ce qui suggère que les économies étaient alors dans un « régime néoclassique » (cf. graphique 1). Ce faisant, ils confirment les constats empiriques d’Acemoglu et Restrepo (2017). Par contre, après 2008, l’impact du vieillissement sur la croissance économique s’est révélé être négatif ; les économies où les taux d’intérêt ont été contraints par leur borne inférieure avaient ainsi basculé dans un « régime keynésien » (cf. graphique 2). Le lien entre croissance et vieillissement n’est donc pas systématiquement positif. Malheureusement, le vieillissement risque de nuire à la croissance une grande partie de ces prochaines décennies : selon Michael Kiley et John Roberts (2017), la borne inférieure pourrait désormais contraindre les taux d’intérêt de 30 % à 40 % du temps.

 

Références

ACEMOGLU, Daron, & Pascual RESTREPO (2017), « Secular stagnation? The effect of aging on economic growth in the age of automation », NBER, working paper, n° 23077.

ACEMOGLU, Daron, & Pascual RESTREPO (2018), « Demographics and Automation », NBER, working paper, n° 24421.

CUTLER, David M., James M. POTERBA, Louise SHEINER, & Lawrence H. SUMMERS (1990), « An aging society: Opportunity or challenge? », in Brookings Papers on Economic Activity, vol. 21, n° 1.

EGGERTSSON, Gauti B., Manuel LANCASTRE & Lawrence H. SUMMERS (2018), « Aging, output per capita and secular stagnation », NBER, working paper, n° 24902.

GORDON, Robert J. (2012), « Is U.S. economic growth over? Faltering innovation confronts the six headwinds », NBER, working paper, n ° 18315, août.

HABAKKUK, Hrothgar John (1962), American and British Technology in the Nineteenth Century, Cambridge University Press.

HANSEN, Alvin H. (1938), Full Recovery or Stagnation?

KILEY, Michael T., & John M. ROBERTS (2017), « Monetary policy in a low interest rate world », in Brookings Papers on Economic Activity, vol. 48, n° 1.

SUMMERS, Lawrence (2015), « Demand side secular stagnation », in American Economic Review: Papers & Proceedings, vol. 105, n° 5.

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