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10 août 2019 6 10 /08 /août /2019 13:20
Les salaires sont-ils rigides à la baisse ?

La Théorie Générale n’est pas sans ambiguïtés. Dans le chapitre 2 de son opus magnum, Keynes introduit l’hypothèse de rigidité des salaires à la baisse, en précisant qu’elle n’influence pas réellement ses conclusions, mais qu’elle lui permet de simplifier son exposé. Il avance un argument pour la justifier : les travailleurs refusent de voir leur salaire nominal baisser, par crainte de voir leur salaire relatif diminuer, autrement dit par peur de descendre dans la hiérarchie des salaires. Or, il n’a pas vraiment par la suite démontré la neutralité de cette hypothèse pour son analyse, ce qui a contribué à empêcher l’émergence d’une interprétation de son ouvrage qui fasse consensus.

D’un côté, de nombreux économistes, associés il y a un demi-siècle à la synthèse néoclassique ou ces dernières décennies à la nouvelle économie keynésienne, ont considéré la rigidité des salaires comme la clé de voûte de la théorie keynésienne du chômage. Finalement, leur cadre de base reste néoclassique : il existe une offre de travail (croissante avec le salaire), une demande de travail (décroissante avec le salaire) et en conséquence un niveau de salaire qui égalise l’offre et la demande de travail. Si le salaire se retrouve à un niveau supérieur à celui d’équilibre, le marché du travail se retrouvera déséquilibré : il y a du chômage. En principe, le rationnement de l’offre de travail devrait mécaniquement pousser le salaire à la baisse, ce qui ramènerait le marché à l’équilibre. Mais le salaire nominal étant supposé rigide à la baisse, le marché du travail ne s’apurera pas. Beaucoup ont alors vu l’accélération de l’inflation comme un moyen de faire refluer le chômage en réduisant les salaires réels sans que les salaires nominaux aient à baisser ; aussi bien James Tobin (1972) que George Akerlof et alii (1996) estiment qu’un peu d’inflation permet « de graisser les roues du marché du travail ». Nous trouvons d’ailleurs là une justification théorique à l’arbitrage entre chômage et inflation de la courbe de Phillips, cette pièce qui finit par prendre une place centrale pour la synthèse néoclassique, au point que la seconde connaîtra sa chute avec la remise en cause de la première.

Les nouveaux keynésiens se sont attelés à identifier les raisons pour lesquelles les salaires sont rigides, non seulement parce qu’une telle rigidité permet d’expliquer le chômage, mais aussi parce qu’elle leur permet de redonner la légitimité à la politique monétaire discrétionnaire : comme les salaires sont écrits en termes nominaux et qu’ils ne sont renégociés qu’à une faible fréquence, les chocs monétaires érodent les salaires réels et ont ainsi un impact sur l’économie réelle [Fischer, 1977 ; Taylor, 1980]. Si les salaires ne sont pas continuellement renégociés, c’est notamment parce que les renégociations sont coûteuses, ne serait-ce parce qu’elles prennent du temps. La littérature autour du salaire d’efficience suggère qu’il peut être rationnel pour les entreprises de maintenir des salaires élevés, dans la mesure où une baisse des salaires est susceptible de réduire l’efficacité des travailleurs : ces derniers sont moins motivés à faire d’efforts, ils ont plus de chances de quitter l’entreprise, donc de ne pas profiter de l’apprentissage par la pratique (learning-by-doing), etc. Bien sûr, les salariés peuvent trouver la baisse de leurs rémunérations injuste et se mettre en conséquence en grève, ce qui freinera la production de l’entreprise et alourdira ses coûts. Au cours des entretiens que Bewley (1999) réalisent auprès des employeurs, ces derniers affirment que les travailleurs détestent vraiment les baisses de salaires nominaux et qu’ils sont par conséquent réticents à les imposer. 

D’autres économistes se revendiquant comme les dépositaires de l’héritage keynésien, notamment les post-keynésiens, jugent que l’hypothèse de rigidité des salaires à la baisse n’est pas nécessaire pour faire apparaître du chômage involontaire. Ils mettent d’ailleurs davantage l’accent sur le rôle que joue la baisse des salaires, donc leur flexibilité, dans l’apparition du chômage involontaire. Keynes lui-même a mis en lumière en tel mécanisme dans sa Théorie générale : le chapitre 19 démontre les dangers d’une déflation salariale.

Dans tous les cas, l’hypothèse d’une rigidité des salaires nominaux peut faire l’objet de tests empiriques : si les salaires nominaux sont rigides à la baisse dans une économie, alors elle devrait rarement connaître une baisse des salaires nominaux, mais par contre fréquemment un gel des salaires nominaux. Plusieurs études se sont appuyées sur les déclarations des travailleurs occupant un emploi qui ont été collectées à travers des enquêtes menées auprès des ménages. Elles ont suggéré que les réductions de salaires nominaux étaient fréquentes, mais également aussi les gels de salaires nominaux. Autrement dit, elles n’ont pas réussi à déterminer si les salaires nominaux étaient flexibles ou bien rigides à la baisse. En outre, cette littérature, qui s’appuie sur un matériel subjectif, est critiqué pour son manque de fiabilité, en raison des possibles erreurs des répondants dans leur déclaration.

Dans un récent article publié dans le Journal of Economic Perspectives, Michael Elsby et Gary Solon (2019) ont cherché à synthétiser une littérature plus récente qui a cherché à obtenir des données relatives aux salaires plus précises en les recueillant auprès des registres de paie tenus par les employeurs et les bulletins de paie. Ils ont compilé les résultats d’une douzaine études réalisées dans plusieurs pays, en l’occurrence, Grande-Bretagne, des Etats-Unis, de l’Allemagne de l’Ouest, d’Autriche, d’Italie, d’Espagne, du Mexique, d’Irlande, de la Corée du Sud, du Portugal, de Suède et de Finlande.

GRAPHIQUE  Pourcentage de salariés gardant leur emploi qui voient leur salaire nominal baisser au cours de l'année en fonction de l'inflation

Les salaires sont-ils rigides à la baisse ?

Au terme de leur recension, il apparaît qu’à l’exception de circonstances extrêmes, en l’occurrence lorsque les baisses de salaires nominaux sont soit juridiquement interdites, soit accompagnées d’une forte inflation, les baisses de salaires nominaux d’une année sur l’autre semblent assez fréquentes, affectant généralement 15 à 25 % de ceux qui gardent leur emploi en périodes de faible inflation. Les gels de salaires nominaux apparaissent quant à eux bien moins fréquents, affectant généralement moins de 8 % de ceux qui restent en emploi. Il y a peu de preuves empiriques suggérant une large accumulation de gels des salaires en périodes de faible inflation.

 

Références

AKERLOF, George A., William T. DICKENS & George L. PERRY (1996), « The macroeconomics of low Inflation », in Brookings Papers on Economic Activity, n° 1.

BEWLEY, Truman F. (1999), Why Wages Don’t Fall during a Recession, Harvard University Press.

ELSBY, Michael W. L., & Gary SOLON (2019), « How prevalent is downward rigidity in nominal wages? International evidence from payroll records and pay slips », in Journal of Economic Perspectives, vol. 33, n° 3.

FISCHER, Stanley (1977), « Long-term contracts, rational expectations, and the optimal money supply rule », in Journal of Political Economy, vol. 85, n° 1.

KEYNES, John Maynard (1936), The General Theory of Employment, Interest and Money, Macmillan.

TAYLOR, John B., (1980), « Aggregate dynamics and staggered contracts », in Journal of Political Economy, vol. 88.

TOBIN, James (1972), « Inflation and unemployment », in American Economic Review, vol. 62, n° ½.

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25 juillet 2019 4 25 /07 /juillet /2019 13:34
Croissance britannique : le passé n’est plus ce qu’il était

Les premières études historiques de comptabilité de la croissance pour le Royaume-Uni ont été réalisées au début des années quatre-vingt, notamment sous l’impulsion de Charles Feinstein. Elles ont suggéré que la croissance de la productivité a suivi à long terme une évolution en forme de U qui atteignit son point bas au début du vingtième siècle, en l’occurrence entre 1899 et 1913, une période correspondant au règne d’Edouard VII. Reprenant une intuition de Phelps-Brown et Handfield-Jones (1952), Feinstein et alii (1982) évoquent une « ménopause édouardienne » (Edwardian climacteric), s’expliquant selon eux par un essoufflement de la vague d’innovations de la Première Révolution industrielle avant que celle de la Deuxième Révolution industrielle n’ait eu le temps d’exercer un effet significatif. Ces travaux et ceux qui les ont suivis offrent l’image de pics jumeaux, séparés d’un siècle, pour la croissance de la productivité : le premier pic a été atteint lors du troisième quart du dix-neuvième siècle, c’est-à-dire lors de l’époque victorienne ; le second pic a été atteint lors du troisième quart du vingtième siècle, au cours de la période que nous avons qualifiée « Trente Glorieuses » de notre côté de la Manche.

Près de quatre décennies ont passé depuis ces travaux fondateurs. D’une part, la productivité a poursuivi son évolution et ses récentes performances ont été bien décevantes en comparaison avec celles qu’elle présenta dans l’immédiat après-guerre. En l’occurrence, la croissance de la productivité a particulièrement ralenti dans le sillage de la crise financière mondiale. En effet, au quatrième trimestre 2018, le PIB réel par heure travaillée n’était supérieur que de 2 % par rapport au pic qu’il avait atteint au quatrième trimestre 2007. S’il avait poursuivi la trajectoire qu’il suivait tendanciellement avant la crise, il aurait été supérieur d’environ 22,3 %. La productivité du travail n’a seulement dépassé son pic d’avant-crise qu’au deuxième trimestre 2016. Beaucoup évoquent une « énigme de la productivité » (productivity puzzle), mais certains suggèrent qu’il y a eu des précédents et pointent notamment la période édouardienne comme un épisode similaire.

D’autre part, les données sur lesquelles s’appuyaient les travaux fondateurs ont été révisées, notamment grâce aux efforts de Broadberry et alii (2015). Les estimations du PIB et de sa croissance ont été améliorées, ainsi que celles du facteur capital, et la contribution du facteur travail a été mesurée à partir du nombre d’heures travaillées, plutôt que par le nombre de travailleurs. Or ces données révisées sont susceptibles de changer la vision que l’on peut avoir de la croissance passée. 

C’est une révision des études fondatrices de la comptabilité de la croissance britannique que propose Nicholas Crafts (2019) à partir des nouvelles données disponibles. L’image de la croissance britannique qu’il tire de celles-ci est différente de celle qui s’est dessinée il y a une quarantaine d’années. Tout d’abord, il apparaît que la croissance de la productivité du travail et celle de la productivité globale des facteurs lors de la Révolution industrielle ont été bien plus faibles qu’on ne le pensait par le passé : loin d’offrir l'image d'un décollage (take-off) à la Rostow, la croissance de la productivité a été très lente à s’accélérer au cours de cette période. Certes, la Révolution industrielle a été marquée par d’énormes changements technologiques, mais ces derniers n’ont en fait affecté qu’une part relativement réduite de l’économie. Il fallut énormément de temps avant que la machine à vapeur ait un impact significatif. 

Deuxièmement, l’idée d’une ménopause édouardienne identifiée par Feinstein et alii (1982) pour la période allant de 1899 à 1913 apparaît désormais moins convaincante. En effet, le ralentissement de la croissance qui caractérise cette période se révèle désormais moins marqué selon les nouvelles données. En fait, ce ralentissement est bien moindre que celui qui marqua la fin du boom victorien des années 1870 et surtout que celui observé dans le sillage de la récente crise financière mondiale. 

Troisièmement, les données suggèrent toujours que la croissance de la productivité globale des facteurs a connu une évolution en forme de U et qu’elle a atteint son minimum juste avant la Première Guerre mondiale, mais le point de départ de cette évolution se situerait au milieu du dix-neuvième siècle. Globalement, à la lumière de la nouvelle vision de la Révolution industrielle et du ralentissement qui suivit les années 1970, l’évolution suivie s’apparente davantage à une succession de vagues. La période allant de 1973 à 2007 apparaît finalement comme une période où la croissance de la productivité a été relativement forte, bien plus forte qu’elle ne l’a été au cours de la plupart des périodes précédant la Seconde Guerre mondiale.

Quatrièmement, avec les récentes révisions des estimations du PIB, la croissance du PIB réel et dans une moindre mesure celle de la productivité se révèlent bien plus fortes au cours des années qui ont suivi la Seconde Guerre mondiale qu’on avait l’habitude de penser. Cela dit, même au cours de cette période, la croissance de la productivité au Royaume-Uni se révéla décevante relativement à celle des pays d’Europe continentale. 

Cinquièmement, le ralentissement de la croissance de la productivité après 2007 apparaît finalement comme sans précédents dans l’histoire économique de la Grande-Bretagne. C’est d’ailleurs la conclusion à laquelle aboutit une autre étude que copublie Nicholas Crafts en parallèle [Crafts et Mills, 2019]. Dans le sillage de la crise financière mondiale, la productivité s’est retrouvée en 2018 inférieure de 19,7 % par rapport à sa trajectoire d’avant-crise. Lors des deux autres plus grosses déviations par rapport à sa tendance que le Royaume-Uni a connues au cours de son histoire, la productivité n’avait décroché que de 10 % dix ans après 1883 et de 10,9 % dix ans après 1971. Même lors de la période édouardienne et lors de la Grande Dépression des années trente, la productivité n’avait décroché que de 5,5 % dix ans après 1898 et 5,3 % dix ans après 1929. Cherchant à contribuer à résoudre l’« énigme de la productivité », Crafts et Mills suggère que le récent ralentissement de la croissance de la productivité britannique résulte de la confluence de trois facteurs, en l’occurrence la crise financière, un affaiblissement de l’impact des technologies d’information et de communication et la hausse de l’incertitude associée aux renégociations commerciales suivant le référendum du Brexit.

 

Références

BROADBERRY, Stephen, Bruce M. S. CAMPBELL, Alexander KLEIN, Mark OVERTON & Bas VAN LEEUWEN (2015), British Economic Growth, 1270-1870, Cambridge University Press.

CRAFTS, Nicholas (2019), « The sources of British economic growth since the industrial revolution: Not the same old story », CAGE, working paper, n° 430.

CRAFTS, Nicholas, & Terence C. MILLS (2019), « Is the UK productivity slowdown unprecedented? », CAGE, discussion paper, n° 429.

FEINSTEIN, Charles H., (1981), « Capital accumulation and the industrial revolution », in R. Floud & D. N. McCloskey (dir.), The Economic History of Britain since 1700, vol. 1, Cambridge University Press.

FEINSTEIN, Charles H., R. C. O. MATTHEWS & J. C. ODLING-SMEE (1982), « The timing of the climacteric and its sectoral incidence in the UK, 1873-1913 », in C. P. Kindleberger & G. di Tella (dir.), Economics in the Long View: Essays in Honour of W. W. Rostow, vol. 2, Macmillan.

MATTHEWS, R. C. O., Charles H. FEINSTEIN & J. C. ODLING-SMEE (1982), British Economic Growth 1856- 1973, Stanford University Press.

PHELPS BROWN, Henry, & S. J. HANDFIELD-JONES (1952), « The climacteric of the 1890s: A study in the expanding economy », Oxford Economic Papers, vol. 4, n° 3.

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16 juillet 2019 2 16 /07 /juillet /2019 13:59
Pourquoi l’inflation est-elle si faible dans le monde ?

Dans plusieurs pays développés, le taux de chômage se rapproche de ses niveaux historiquement faibles : aux Etats-Unis, au Royaume-Uni et en Allemagne, il est désormais par exemple inférieur à 4 %, si bien qu’il se retrouve des niveaux qu’il n’avait pas atteints depuis plusieurs décennies. D’après la courbe de Phillips traditionnelle, à mesure qu’une expansion se poursuit et que l’économie se rapproche de son plein emploi, cette dernière devrait connaître une accélération de l’inflation. Le mécanisme est double : d’une part, à mesure que les entreprises font face à un plus grand risque de pénurie de travailleurs, elles acceptent plus facilement d’augmenter les salaires, si bien qu’elles tendent à davantage augmenter leurs prix pour maintenir leurs profits ; d’autre part, comme elles ont moins de problèmes de débouchés, elles ont davantage de latitude pour augmenter leurs prix. Pourtant, l’inflation est restée très faible et stable dans les pays développés depuis la crise financière mondiale de 2008 : elle ne s’est toujours pas accélérée malgré la poursuite de l’expansion.

Pour Jared Bernstein (2017), le comportement de l’inflation constitue « l’énigme numéro une en économie ». Depuis la crise financière mondiale, le débat est intense, quant à savoir ce qui explique la stabilité de l’inflation et ce que cela signifie pour la courbe de Phillips. Beaucoup estiment que cette dernière s’est aplatie [FMI, 2013]. Certains, comme la revue The Economist (2017), n’hésitent pas à déclarer qu’elle est tout simplement morte. D’autres, comme Olivier Blanchard (2016), sont nuancés, en estimant qu’elle n’est pas moins vivace qu’il y a quelques décennies, mais qu’elle n’a jamais été bien fébrile. D’autres encore sont convaincus qu’elle est encore bien valide, mais qu’il faut peut-être s’appuyer sur d’autres indicateurs pour mesurer l’inflation ou alors prendre en compte les anticipations d’inflation pour bien la saisir [Ball et Mazumder, 2019 ; Coibon et alii, 2019].

Òscar Jordà, Chitra Marti, Fernanda Nechio et Eric Tallman (2019b) ont cherché à savoir si la crise financière a changé la mécanique de la courbe de Phillips. Ils reprennent et poursuivent ainsi l’un de leurs travaux antérieurs [Jordà et alii, 2019a], mais en prenant cette fois-ci en compte les pays en développement dans leur analyse pour voir si la relation s’est brisée. Pour déterminer si la courbe de Phillips contribue à expliquer l’inflation, Jordà et ses coauteurs utilisent la crise financière mondiale comme une expérience quasi-naturelle. En effet, il s’agit d’un événement qui n’a pas vraiment été anticipé. Jordà et ses coauteurs peuvent alors utiliser les données de la période précédant la crise financière comme l’équivalent d’un groupe de contrôle pour voir ce qui a changé avec la crise. Le modèle de courbe de Phillips qu’ils estiment se fonde sur trois composantes. La première composante est le degré de mollesse sur le marché du travail. Pour le déterminer, ils prennent l’écart de chômage, c’est-à-dire l’écart entre le taux de chômage et son taux naturel. La deuxième composante est l’effet retour exercé par l’inflation passée, qu’ils mesurent en utilisant l’évolution de l’indice des prix à la consommation. La dernière composante est l’anticipation de l’inflation future, qu’ils déterminent à partir des données issues d’enquête. 

GRAPHIQUE 1  La courbe de Phillips dans les pays de l’OCDE selon la décennie

Pourquoi l’inflation est-elle si faible dans le monde ?

A première vue, durant les deux décennies qui ont précédé la crise financière mondiale, il y avait une relation inverse assez claire entre écart de chômage et inflation dans les pays développés, mais cette relation s’est affaiblie dans la décennie qui suit la crise financière mondiale (cf. graphique 1). Ainsi, l’inflation semble stable pour tous les degrés de mou sur le marché du travail, ce qui suggère à première vue que la courbe de Phillips a disparu.

Mais en allant au-delà de cette simple corrélation (ou plutôt absence de corrélation) pour se pencher sur chacune des trois composantes de la courbe de Phillips, Jordà et ses coauteurs montrent que cet affaiblissement de la relation entre chômage et inflation n’est qu’apparente. En fait, les effets des variations dans les conditions en vigueur sur le marché du travail ont été largement compensés par les modifications appropriées de la politique monétaire des banques centrales en vue de maintenir l’inflation à sa cible : lorsque le chômage a augmenté, les banques centrales ont bien adéquatement assoupli leur politique monétaire, ce qui a réduit les tensions déflationnistes ; lorsque les économies se sont rapprochées du plein emploi, les banques centrales ont adéquatement resserré leur politique monétaire, ce qui a réduit les pressions inflationnistes. Dans de telles conditions, l’influence de l’inflation passée s’est érodée et les anticipations d’inflation future se sont mises à graviter autour de la cible des banques centrales. En définitive, il est prématuré de déclarer la mort de la courbe de Phillips en ce qui concerne les pays développés.

Cela dit, l’inflation a suivi une tendance baissière ces deux dernières décennies, aussi bien dans les pays développés que dans les pays en développement (cf. graphique 2). En outre, les taux d’inflation des pays en développement tendent à converger vers ceux des pays développés. Et cette désinflation datait de bien avant la crise financière mondiale. Certes, la plus grande crédibilité acquise par les banques centrales dans leur lutte contre l’inflation peut expliquer ce phénomène, mais les pays développés et en développement partagent une tendance commune de l’inflation, ce qui suggère que la désinflation mondiale n’est pas le simple résultat de la politique monétaire et que des facteurs mondiaux sont à l’œuvre pour pousser l’inflation à la baisse.

GRAPHIQUE 2  Inflation moyenne de l’indice des prix à la consommation (en %)

Pourquoi l’inflation est-elle si faible dans le monde ?

Pour comprendre ce qui s’est passé, Jordà et ses coauteurs réestiment leur courbe de Phillips à trois composantes en utilisant leur échantillon de 23 pays n’appartenant pas à l’OCDE. Il apparaît que dans les pays en développement, l’inflation présente une bien plus forte persistance que dans les pays développés : l’inflation courante est davantage influencée par l’inflation passée. Dans les pays en développement, les banques centrales font face à de plus lourdes contraintes que dans les pays développés, si bien que la politique monétaire peut plus difficilement être modifiée de façon à compenser les effets des variations des conditions en vigueur sur les marchés du travail.

Mais en définitive, puisque les trois composantes de la courbe de Phillips reflètent des expériences différentes entre pays développés et en développement après la crise, ils ne peuvent expliquer la baisse mondiale de l’inflation. Celle-ci doit s’expliquer par des facteurs communs à l'ensemble des pays; Jordà et ses coauteurs pensent notamment à l’ouverture commerciale et à l'essor des exportations en provenance des pays émergents, au développement des chaînes de valeur mondiale et à l’essor des flux de capitaux internationaux.

 

Références

BALL, Laurence M., & Sandeep MAZUMDER (2019), « The nonpuzzling behavior of median inflation », NBER, working paper, n° 25512.

BERNSTEIN, Jared (2017), « Two inflation puzzles, one inflation monster », in The Washington Post, 11 septembre.

BLANCHARD, Olivier (2016), « The US Phillips curve: Back to the 60s? », PIIE, policy brief, n° 16-1.

COIBION, Olivier, Yuriy GORODNICHENKO & Mauricio ULATE (2019), « Is inflation just around the corner? The Phillips Curve and global inflationary pressures », NBER, working paper, n° 25511.

The Economist (2017), « The Phillips Curve may be broken for good », 1er novembre.

FMI (2013), « The dog that didn’t bark: Has inflation been muzzled or was it just sleeping », World Economic Outlook, chapitre 3, avril. Traduction française, « Telle l’histoire du chien qui n’a pas aboyé : l’inflation a-t-elle été muselée, ou s’est-elle simplement assoupie? », Perspectives de l’économie mondiale, chapitre 3.

JORDÀ, Òscar, Chitra MARTI, Fernanda NECHIO & Eric TALLMAN (2019a), « Inflation: Stress-testing the Phillips curve », FRBSF, Economic Letter, n° 2019-05.

JORDÀ, Òscar, Chitra MARTI, Fernanda NECHIO & Eric TALLMAN (2019b), « Why is inflation low globally? », FRBSF, Economic Letter, n° 2019-15.

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