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30 mai 2019 4 30 /05 /mai /2019 15:25
L’hystérèse, ou pourquoi il peut être opportun de maintenir une économie en surchauffe

Selon l’hypothèse du taux naturel, il existe un taux de chômage auquel l’inflation est stable et ce taux de chômage serait indépendant de la demande globale [Friedman, 1968]. Si c’est le cas, alors les politiques conjoncturelles, celles qui cherchent à influer sur l’activité économique en influençant la demande, ne peuvent maintenir durablement le taux de chômage en-deçà de son niveau naturel. Ainsi, c’est cette hypothèse qui amène Friedman, mais aussi les nouveaux keynésiens, à considérer qu’il peut y avoir un arbitrage entre inflation et chômage à court terme, mais non à long terme. Les partisans d’une telle hypothèse appellent alors à la mise en œuvre de réformes structurelles en vue de réduire le chômage de long terme. Cela dit, même si l’hypothèse du taux de chômage naturel est valide, cela n’amène pas forcément à dénier un rôle aux politiques conjoncturelles. En effet, comme le notait James Tobin, si le taux de chômage est supérieur au taux naturel, rien ne certifie qu’il revienne spontanément au niveau de ce dernier ; les politiques expansionnistes peuvent au moins chercher à éliminer la part conjoncturelle du chômage.

Selon l’hypothèse concurrente de l’hystérésis (ou hystérèse), le taux de chômage à long terme est influencé par le taux de chômage courant, si bien qu’il peut être influencé par la demande globale : si en raison d’une insuffisance de la demande globale le chômage se maintient à un niveau élevé, cela poussera le taux de chômage de long terme à la hausse [Blanchard et Summers, 1986 ; Ball, 2009]. En effet, plus les chômeurs passent de temps au chômage, plus ils perdront en qualifications, moins ils auront de chances d’être réembauchés et moins ils seront efficaces s’ils parviennent à se faire réembauchés ; les difficultés d’embauche peuvent amener certains chômeurs à se décourager et à quitter la population active ; en période de mauvaise conjoncture, les entreprises sont moins incités à investir, ce qui réduit leur capacité à embaucher lorsque la bonne conjoncture revient, etc. Si c’est le cas, alors il sera d’autant plus difficile de faire refluer le chômage que celui-ci s’est maintenu à un niveau élevé.

Les effets d’hystérèse compliquent la tâche des politiques conjoncturelles, mais ils n’amènent pas à les rejeter. Non seulement ils impliquent que les politiques conjoncturelles soient rapidement assouplies pour éviter que le chômage ne s’envole, mais ils accroissent aussi l’impact des politiques conjoncturelles sur l’activité. Brad DeLong et Larry Summers (2012) suggèrent que la présence d’effets d’hystérèse accroît fortement les multiplicateurs budgétaires lors des récessions, si bien que les plans de relance qui sont menés lors des récessions sont susceptibles de s’autofinancer. Philipp Engler et Juha Tervala (2018) obtiennent également des multiplicateurs budgétaires élevés en raison des effets d’hystérèse entraînés par le phénomène d’apprentissage par la pratique (learning-by-doing). En conséquence, l’adoption de plans d’austérité, a fortiori lors des récessions, se traduit par des dommages irrémédiables sur l’activité [Fatás et Summers, 2018 ; Fatás, 2018].

La plupart des modèles économiques suggèrent que l’activité et le taux de chômage tendent à revenir à leur tendance d’avant-crise à mesure qu’une reprise se poursuit. Mais si des effets d’hystérèse sont à l’œuvre lors des récessions et de chômage élevé, ils pourraient aussi s’exercer, mais en sens inverse, lorsque l’économie connaît une expansion soutenue et avoisine son plein emploi. Arthur Okun (1973) notait ainsi les gains à long terme d’une « économie à haute pression » (high-pressure economy), notamment en termes d’ascension sociale pour les plus modestes. Lorsque le marché du travail se retrouve sous tensions, l’amélioration des perspectives d’embauche peut inciter les chômeurs découragés à revenir dans la population active ; elle peut conduire à de meilleurs appariements entre emplois et travailleurs, dans la mesure où ces derniers ont moins de difficultés à changer d’emploi et ont plus de chances d’obtenir l’emploi qui leur convient le mieux ; à mesure que les entreprises embauchent, elles peuvent être incitées à investir dans le capital physique pour équiper les nouveaux travailleurs ou pour faire face à d’éventuelles pénuries de main-d’œuvre ; la perspective d’un maintien de la bonne conjoncture peut inciter les entreprises à davantage investir dans le capital humain via les formations, etc. Autrement dit, les expansions pourraient non seulement réduire le chômage structurel, mais aussi stimuler la production potentielle. Or, si effectivement le chômage poursuit sa baisse tout en poussant la production potentielle à la hausse, cela tend en partie à contenir les pressions inflationnistes : si les autorités parviennent à maintenir le taux de chômage juste en-deçà de son niveau compatible avec une inflation stable, ce dernier tend à décliner sans générer d’accélération significative de l’inflation.

Plusieurs études ont suggéré que des effets d’hystérèse négative sont effectivement à l’œuvre dans le sillage des récessions [Ball, 2014 ; Martin et alii, 2015 ; Blanchard et alii, 2015]. Si Janet Yellen (2016), alors présidente de la Réserve fédérale, évoquait la possibilité d’une hystérèse positive dans une économie « à haute pression » pour justifier le maintien d’une politique monétaire expansionniste aux Etats-Unis alors même que ces derniers se situent dans une situation que beaucoup qualifient de plein emploi, il faut avouer, comme le soulignait Jay Powell, à la tête aujourd’hui de la Fed, que les preuves empiriques d’une hystérèse positive sont parcellaires. Or, les risques d’une économie à haute pression sont eux bien plus clairement identifiés : un dérapage de l’inflation, une perte de crédibilité des autorités monétaires, le gonflement de bulles spéculatives (avec le maintien de faibles taux d’intérêt), donc le risque d’une nouvelle crise financière, etc. Le taux de chômage américain ayant continué à baisser ces dernières années sans générer pour l’heure d’accélération de l’inflation : il n’est pas seulement revenu à son niveau d’avant-crise ; il a atteint un niveau qu’il n’avait pas atteint depuis un demi-siècle. Les études se sont alors récemment multipliées pour déterminer si le maintien d’une économie en surchauffe rapportait effectivement des gains à long terme.

Dans une nouvelle publication du FMI, John Bluedorn et Daniel Leigh (2019) ont étudié les révisions des prévisions professionnelles au cours des 30 dernières années dans 34 pays développés. Ils constatent tout d’abord que les prévisionnistes considèrent que les effets d’une expansion de l’emploi sont durables. Suite à une hausse non anticipée de 1 % de l’emploi dans la période courante, la prévision d’emploi dans les cinq années suivantes est relevée en moyenne de 1,6 %, celle de taux d’activité est relevée de 1,1 % et celle du taux de chômage chute de 0,4 point de pourcentage.

Ensuite, Bluedorn et Leigh se sont penchés sur les effets à long terme des changements de la demande globale en observant les épisodes au cours desquels le chômage et l’inflation de la période courante sont révisés dans des sens opposés. Ils constatent que les prévisionnistes voient ces épisodes comme dominés par les chocs de demande. En l’occurrence, les prévisionnistes considèrent que ces derniers ont des effets durables sur l’emploi, le taux d’activité et le taux de chômage. Pour toute hausse de 1 % de l’emploi dans la période courante lors des expansions tirées par la demande, les prévisions sur cinq ans de l’emploi et du taux d’activité et du taux d’activité s’élèvent en moyenne de 1,7 % et de 1,3 %, tandis que la prévision sur cinq ans du taux d’emploi diminue de 0,4 point de pourcentage. Au cours de ces épisodes, la prévision d’inflation à proche terme augmente en moyenne de 0,2 point de pourcentage, mais les anticipations d’inflation ne sont pas modifiées.

Si les prévisionnistes surestimaient systématiquement la persistance d’une expansion d’emploi, alors les erreurs de prévisions subséquentes devraient être négativement corrélées avec la révision initiale. Bluedorn et Leigh ne constatent pas de preuve d’une telle corrélation systématique : les prévisionnistes ne surestiment, ni ne sous-estiment la persistance des chocs. Bref, leurs divers constats constats ne sont pas cohérents avec l’idée que le taux de chômage à long terme est indépendant de son niveau à court terme et finalement de la demande globale : cette dernière semble bien affecter l’offre globale.

GRAPHIQUE  Taux d'activité des 25-54 ans aux Etats-Unis (en %)

Plusieurs études focalisées sur l’économie américaine ont également mis en évidence la présence d’une hystérèse positive ; c’est le cas de Julie Hotchkiss et Robert Moore (2018), de Stephanie Aaronson et alii (2019) ou encore de Regis Barnichon (2019). Ce dernier note que le taux d’activité des personnes d’âge intermédiaire a augmenté ces dernières années aux Etats-Unis, alors qu’il avait fortement chuté durant la Grande Récession et dans le sillage de celle-ci (cf. graphique). Cela pourrait laisser penser qu’un marché du travail américain sous tensions attirerait de nouveaux travailleurs dans les rangs des actifs. Or, ce ne semble pas être le cas. D’après l’analyse de Barnichon qui distingue entre les flux d’entrées et de sortie de la vie active, la récente hausse du taux d’activité des personnes d’âge intermédiaire ne s’explique pas par l’afflux de nouveaux travailleurs ; par contre, dans la mesure où les chômeurs retrouvent plus rapidement un emploi, ils sont moins susceptibles de quitter la vie active.

 

Références

AARONSON, Stephanie R., Mary C. DALY, William WASCHER, & David W. WILCOX (2019), « Okun revisited: Who benefits most from a strong economy? », in Brookings Papers on Economic Activity.

BALL, Laurence (2009), « Hysteresis in unemployment: Old and new evidence », NBER, working paper, n° 14818.

BALL, Laurence (2014), « Long-term damage from the Great Recession in OECD countries », NBER, working paper, n° 20185.

BARNICHON, Regis (2019), « Is the hot economy pulling new workers into the labor force? », Federal Reserve Bank of San Francisco, FRBSF Economic Letter, n° 2019-15. 

BLANCHARD, Olivier, Eugenio CERUTTI & Lawrence SUMMERS (2015), « Inflation and activity – Two explorations and their monetary policy implications », NBER, working paper, n° 21726.

BLANCHARD, Olivier, & Lawrence SUMMERS (1986), « Hysteresis in unemployment », in NBER Macroeconomics Annual, vol. 1.

BLUEDORN, John, & Daniel LEIGH (2019), « Hysteresis in labor markets? Evidence from professional long-term forecasts », FMI, working paper, n° 19/114. 

DELONG, J. Bradford, & Lawrence H. SUMMERS (2012), « Fiscal policy in a depressed economy », in Brookings Papers on Economic Activity, vol. 44.

ENGLER, Philipp, & Juha TERVALA (2016), « Hysteresis and fiscal policy », DIW, discussion paper, n° 1631, décembre.

FATÁS, Antonio (2018), « Fiscal policy, potential output and the shifting goalposts », CEPR, discussion paper, n° 13149.

FATÁS, Antonio, & Lawrence H. SUMMERS (2018), « The permanent effects of fiscal consolidations », in Journal of International Economics, vol. 112.

FRIEDMAN, Milton (1968), « The role of monetary policy », allocution présidentielle prononcée à la conférence de l’American Economic Association, in American Economic Review, vol. 58, n° 1.

HOTCHKISS, Julie L., & Robert E. MOORE (2018), « Some like it hot: Assessing longer-term labor market benefits from a high-pressure economy », Federal Reserve Bank of Atlanta, working paper, n° 2018-1. 

LUNDBERG, Shelly (1985), « The added worker effect », in Journal of Labor Economics, vol. 3, n° 1.

MARTIN, Robert, Teyanna MUNYAN, & Beth Anne WILSON (2015), « Potential output and recessions: Are we Fooling ourselves? », Réserve fédérale, international finance discussion paper, n° 1145.

OKUN, Arthur M. (1973), « Upward mobility in a high-pressure economy », in Brookings Papers on Economic Activity.

YELLEN, Janet L. (2016), « Macroeconomic research after the crisis », discours prononcé à la soixantième conférence annuelle de la Federal Reserve Bank of Boston, 14 octobre. Traduction française, « La recherche en macroéconomie depuis la crise ».

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24 mai 2019 5 24 /05 /mai /2019 17:27
L'essoufflement de la productivité, une pathologie transatlantique ?

Au fil des décennies, la croissance de la productivité du travail a eu tendance à ralentir dans les pays développés. Aux Etats-Unis, la croissance du PIB réel par heure travaillée est passée de 2,7 % par an en moyenne sur la période allant de 1950 à 1972 à 1,9 % sur la période allant de 1972 à 2005, puis à 1,1 % sur la période allant de 2005 à 2017. Dans l’ensemble des quinze pays d’Europe occidentale (en l’occurrence, les quinze pays qui constituaient l’Union européenne avant que celle-ci ne s’élargisse en 2004 en acceptant dix nouveaux pays-membres en Europe orientale), la croissance du PIB réel par heure travaillé a baissé encore plus fortement, puisqu’elle est passée de 4,7 % par an en moyenne sur la période allant de 1950 à 1972, à 2,0 % sur la période allant de 1972 à 2005, puis à 0,8 % sur la période allant de 2005 à 2017.

Une telle évolution inquiète les économistes. Pour tout partage donné de la valeur ajoutée, un ralentissement de la productivité du travail freine la croissance des salaires réels et plus largement du niveau de vie. Il se traduit en outre par un ralentissement de la même ampleur de la production potentielle, donc de la capacité du pays à créer des richesses. 

Afin d’éclairer ce phénomène, Robert Gordon et Hassan Sayed (2019) ont récemment utilisé les données de KLEMS pour comparer le ralentissement de la croissance de la productivité que les Etats-Unis connaissent depuis 1950 et celui que connaissent depuis 1972 les dix plus grosses économies d’Europe occidentale (en l’occurrence, l’Allemagne, l’Autriche, la Belgique, le Danemark, la France, l’Italie, les Pays-Bas, le Royaume-Uni et la Suède). Ils considèrent en l’occurrence quatre sous-périodes, la première entre 1950 et 1972, la deuxième entre 1972 et 1995, la troisième entre 1995 et 2005 et la dernière entre 2005 et 2015. Leurs données leur permettent de réaliser une décomposition comptable de la croissance de la productivité en distinguant les contributions respectives de l’approfondissement du capital, de la composition du travail et de la productivité multifactorielle ; d’identifier à quelle vitesse les différents secteurs croissent au cours de chaque sous-période et de mesurer la contribution relative de chacun de ces secteurs à la croissance de la productivité globale ; et de réaliser une décomposition comptable au niveau sectoriel pour identifier les secteurs dans lesquels un ralentissement de l’approfondissement du capital ou de la productivité multifactorielle s’est révélé particulièrement marqué.

Gordon et Sayed comparent la performance des Etats-Unis avec celle des dix plus grosses économies d’Europe occidentale. Les Etats-Unis et les pays européens ont donc connu un ralentissement de la croissance de la productivité, mais pas de façon synchrone. Cela dit, il y a eu des différences dans le calendrier et l’ampleur de ce ralentissement : d’une part, le ralentissement de la croissance après 1972 est plus marqué en Union européenne qu’aux Etats-Unis ; d’autre part, les Etats-Unis ont joui d’un retour temporaire de la croissance de la productivité entre 1995 et 2005, tandis que les pays européens n’en ont connu aucun.

Gordon et Sayed interprètent l’expérience européenne de la période allant de 1950 à 1995 comme un rattrapage vis-à-vis des Etats-Unis. En effet, au cours des décennies qui suivent immédiatement la Seconde Guerre mondiale, la croissance a été plus rapide en Europe qu’aux États-Unis. En conséquence, la productivité européenne représentait 81 % de la productivité américaine en 1972, contre 50 % en 1950. Au cours des décennies suivantes, la croissance a ralenti des deux côtés de l’Atlantique, mais elle est restée plus forte en Europe qu’aux Etats-Unis, si bien que la convergence s’est poursuivie, mais plus lentement.

La croissance rapide qu’ont connue les pays européens entre 1950 et 1972 s’explique, d’une part, par les efforts de reconstruction qu’ils ont dû entreprendre dans le sillage du conflit mondial et, d’autre part, par l’adoption (retardée) des innovations qui avaient alimenté la croissance de la productivité américaine au cours de la première moitié du vingtième siècle. Le ralentissement que la croissance européenne a connu entre 1972 et 1995 réplique celui qu’a connu la croissance américaine entre 1950 et 1972. Le rythme et la composition sectorielle de la croissance de la productivité agrégée qu’ont connue les pays européens entre 1972 et 1995 sont similaires à ceux que la croissance américaine a enregistrés entre 1950 et 1972.

Plusieurs études antérieures ont suggéré que le décrochage de la croissance européenne des années soixante-dix aux années quatre-vingt-dix s’expliquerait par l’inadéquation de ses institutions des marchés de produits et du travail [Ark et alii, 2008]. Or, Gordon et Sayed aboutissent à un constat qui amène à remettre en question cette visions : entre la période allant de 1972 à 1995 et la période allant de 2005 à 2015, la croissance de la productivité des pays européens a baissé en moyenne de 1,68 point de pourcentage, soit du même montant que la croissance américaine entre la période allant de 1950 à 1972 et la période allant de 1995 à 2005, puisque celle-ci a décliné de 1,67 points de pourcentage. De plus, il y a une très forte corrélation dans la magnitude du ralentissement de la croissance des deux côtés de l’Atlantique. Autrement dit, le ralentissement de la croissance de la productivité serait une « pathologie transatlantique ». Cela amène Gordon et Sayed à penser que le ralentissement de la croissance de la productivité observé de l’immédiat après-guerre à la dernière décennie s’explique par un retard dans le changement technologique qui affecta les mêmes secteurs dans les mêmes proportions des deux côtés de l’Atlantique.

 

Références

ARK, Bart Van, Mary O'MAHONY & Marcel. P. TIMMER (2008), « The productivity gap between Europe and the United States: trends and causes », in Journal of Economic Perspectives, vol. 22, n° 1.

GORDON, Robert J., & Hassan SAYED (2019), « The industry anatomy of the transatlantic productivity growth slowdown », NBER, working paper, n° 25703.

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19 mai 2019 7 19 /05 /mai /2019 14:12
Pourquoi les gouvernements empruntent-ils ?

Il y a une décennie, plusieurs gouvernements ont répondu à la crise financière mondiale en laissant augmenter leur dette publique, d’une part, pour renflouer le secteur financier et, d’autre part, pour stimuler l’activité économique, notamment via des plans de relance. Mais, avant que la crise éclate, le niveau de la dette publique était déjà relativement élevé dans les pays développés. En conséquence, dans ces derniers, le ratio dette publique sur PIB moyen est passé d’environ 60 % en 2007 à plus de 90 % en 2016 (cf. graphique 1). Le déficit public peut clairement être utilisé comme un instrument de politique économique, mais un niveau élevé de dette publique n'est pas sans susciter des craintes, aussi bien parce qu'il pourrait remettre en cause la soutenabilité de celle-ci que parce qu'il pourrait priver à l'avenir le gouvernement du recours d'un tel instrument.

GRAPHIQUE 1  Dette publique des pays développés (en % du PIB)

Pourquoi les gouvernements empruntent-ils ?

source : Fatás et alii (2019)

Antonio Fatás, Atish Ghosh, Ugo Panizza et Andrea Presbitero (2019) ont cherché à expliquer pourquoi les gouvernements empruntent en distinguant les bonnes des mauvaises raisons. Il n’est en effet pas toujours optimal pour un gouvernement d’équilibrer son budget. Le déficit budgétaire lui permet de déconnecter ses dépenses de ses recettes pendant une certaine période. La première bonne raison de recourir au déficit est qu’il permet aux gouvernements de procéder à un « lissage des impôts » (tax-smoothing) : durant les périodes de dépenses publiques exceptionnellement élevées, le gouvernement creuse son déficit pour financer ces dépenses avec les impôts futurs. Ces dépenses exceptionnelles peuvent aussi bien résulter de chocs (conflits, désastres naturels, crises, etc.) qu’être le choix du gouvernement s’il juge qu’elles se traduiront par des gains pour l’ensemble de la collectivité.

En l’occurrence, l’activité est influencée par la politique budgétaire, si bien que cette dernière peut être utilisée comme outil de stabilisation de l’activité. Lorsque la demande globale est insuffisante, l’économie est susceptible de connaître une récession et du chômage ; et si une telle situation se prolonge, le potentiel de croissance de l’économie à long terme peut s’en trouver affecté via les « effets d’hystérèse ». Il est alors justifié que l’Etat accroisse temporairement ses dépenses et baisse ses impôts pour stimuler la demande globale, au prix d’un creusement de son déficit. Inversement, lorsque l’économie est en surchauffe, par exemple lorsque l’inflation s’accélère en raison d’une demande excessive, le gouvernement peut contenir cette dernière en réduisant ses dépenses et en augmentant ses impôts. Ainsi, la politique budgétaire ne peut bien jouer son rôle que si elle est utilisée de façon contracyclique : le gouvernement doit opter pour la relance lors des récessions, l’austérité lors des surchauffes. Si la politique budgétaire est effectivement contracyclique, le ratio d’endettement public devrait être relativement stable à long terme : à court terme, il augmente lors des récessions, mais diminue lors des expansions.

En tant qu’outil de stabilisation de l’activité, la politique monétaire est souvent préférée à la politique budgétaire, au motif qu’elle agirait plus rapidement que les décisions budgétaires discrétionnaires, mais un tel raisonnement néglige le fait que le Budget varie de façon endogène via les « stabilisateurs automatiques » : lorsque l’activité ralentit, les dépenses publiques tendent mécaniquement à augmenter et les recettes fiscales à diminuer, ce qui contribue à freiner naturellement le ralentissement de l’activité ; lorsque l’activité repart, les dépenses publiques tendent mécaniquement à diminuer et les recettes fiscales à augmenter, ce qui contribue naturellement à contenir toute surchauffe et à améliorer les finances publiques [Fatás et Mihov, 2012]. D’autre part, la politique monétaire n’est pas toute-puissante : la borne inférieure zéro (zero lower bound) limite l’ampleur à laquelle la banque centrale peut réduire ses taux d’intérêt, si bien que l’assouplissement monétaire doit alors être nécessairement soutenu par une relance budgétaire [Eggertsson et Woodford, 2009]. 

Malheureusement, en pratique, la politique budgétaire n’est pas toujours contracyclique : d’un côté, les gouvernements pourraient avoir une attitude asymétrique, acceptant davantage de recourir à la relance lors des récessions que d’embrasser l’austérité lors des expansions ; d’un autre côté, les anticipations de production potentielle pourraient être excessivement procycliques, les gouvernements ayant par exemple tendance à être excessivement pessimistes quant au niveau de la production potentielle lors des récessions, donc à sous-estimer alors la nécessité d’une relance budgétaire. Or, une politique budgétaire procyclique tend à accentuer les fluctuations de l’activité et, par là, à augmenter à long terme le ratio d’endettement public. Ainsi, parce que les multiplicateurs budgétaires sont élevés lors des récessions, l’adoption d’un plan d’austérité lors d’une récession risque d’être contre-productive et particulièrement nuisible : non seulement elle ne conduit pas forcément à une réduction du ratio d’endettement public en raison de ses effets pervers sur l’activité à court terme, mais elle tend en outre à dégrader la croissance à long terme via les effets d’hystérèse [Fatás et Summers, 2016 ; Fatás, 2018].

Il est particulièrement justifié de financer des dépenses publiques par voie de dette lorsqu’il s’agit d’investissement public, par exemple avec la construction d’infrastructures : à la différence de la consommation publique, celui-ci ne stimule pas seulement directement l’activité à court terme ; il favorise la croissance à long terme en renforçant le potentiel de l’économie [Abiad et alii, 2014]. Il y a d’autres cas où le gouvernement acquiert des actifs et émet de la dette pour financer ses achats. Par exemple, il peut renflouer les banques lors des crises financières, ne serait-ce pour réduire l’impact de ces dernières sur l’activité économique. Lors des crises bancaires systémiques qui ont éclaté entre 1970 et 2011, le renflouement du secteur bancaire a représenté un coût médian de 7 % du PIB [FMI, 2015]. Il y a un dernier argument où le déficit apparaît justifié, sans que le gouvernement n’acquière d’actif, en l’occurrence le soutien aux réformes structurelles. Dans la mesure où les réformes structurelles sont censées stimuler la croissance à long terme, mais nuisent à court terme à l’activité, leur adoption doit s’accompagner d’une relance budgétaire : cette dernière atténuera les effets négatifs des réformes à court terme, tandis que les gains en termes de croissance à long terme engendrés par les réformes faciliteront en retour le désendettement public [Banerji et alii, 2017].

Il faut aussi prendre en compte le fait qu’en s’endettant l’Etat émet un actif sûr. D’une part, l’émission de titres publics a historiquement joué un rôle important dans la constitution des marchés financiers. D’autre part, le rôle d’actif sûr joué par la dette publique offre une nouvelle justification au creusement du déficit public lors des récessions. En effet, lors de tels épisodes, la propension à épargner augmente, tandis que l’offre d’actifs sûrs décline. En conséquence, la hausse de la dette publique contribue non seulement à soutenir la demande globale en finançant une relance ; elle offre aussi les actifs sûrs que désire le secteur privé pour placer son épargne.

Enfin, l’émission de dette publique est justifiée si l’économie est dynamiquement inefficiente et si le secteur privé ne peut fournir de façon optimale des véhicules pour transférer de la richesse d’une génération à l’autre : la dette publique offre un tel véhicule [Blanchard, 1985]. Le fait que le taux de croissance du PIB tende à être supérieur au taux d’intérêt suggère que l’économie est dynamiquement inefficiente et contribue à la soutenabilité de la dette publique [Blanchard, 2019].

GRAPHIQUE 2  Corrélation entre la variation de la dette publique et l’investissement public

Pourquoi les gouvernements empruntent-ils ?

source : Fatás et alii (2019)

Ces bonnes raisons n’expliquent toutefois qu’une partie des hausses de la dette publique, notamment suite aux grands conflits et aux crises financières. En observant les données empiriques, Fatás et ses coauteurs ne constatent qu’une faible corrélation entre l’investissement public et l’emprunt public (cf. graphique 2). Les gouvernements se comportent souvent différemment qu’ils ne l’auraient fait s’ils suivaient les bonnes motivations. Ce fut notamment le cas au début des années deux mille, lorsque la dette publique augmentait rapidement dans plusieurs pays développés, alors que l’économie mondiale était en pleine expansion et que la perspective du vieillissement démographique aurait dû se traduire par un surcroît d’épargne publique. Les gouvernements ont donc été motivés par des raisons autres que celles de la seule rationalité économique.

Fatás et ses coauteurs se penchent alors sur les mauvais motifs pour lesquels les gouvernements peuvent s'endetter. Ils identifient quatre grandes explications que la littérature a mises en avant pour éclairer pourquoi un gouvernement peut s’endetter davantage que ce qui est socialement optimal. La première est liée aux cycles politiques : les politiciens sont susceptibles de réduire les impôts et d’accroître les dépenses publiques pour accroître leurs chances d’être réélus, sans que la situation économique ne plaide forcément pour un tel assouplissement budgétaire. Cela pourrait notamment contribuer à expliquer pourquoi la politique budgétaire ne parvient pas à être contracyclique : les gouvernements sont peut-être plus enclins à faire de la relance lors des récessions que de l’austérité lors des expansions.

Les transferts intergénérationnels constituent une deuxième source potentielle de surendettement public : les individus peuvent chercher à utiliser la dette publique pour redistribuer des ressources des générations futures aux générations présentes. Matthew Jackson et Leeat Yariv (2015) ont montré que, si la population se répartissait en deux groupes et si l’un des groupes (en l'occurrence, les plus âgés) s’inquiétaiit moins de l’avenir que l’autre groupe (en l'occurrence, les plus jeunes), un gouvernement qui agrégerait les préférences des deux groupes présenterait un biais en faveur du présent. Pierre Yared (2019) montre que cette théorie est cohérente avec le fait qu’il y ait une corrélation entre le taux de croissance de la dette publique dans un pays et le vieillissement de sa population.

La manipulation stratégique constitue une troisième source potentielle de surendettement public : le gouvernement en place peut chercher à utiliser stratégiquement la dette publique pour influencer et contraindre l’action des gouvernements futurs [Alesina et Tabellini, 1990]. Par exemple, il apparaît que ce sont souvent les partis de centre-gauche qui génèrent les excédents primaires les plus amples et les plus durables [Eichengreen et Panizza, 2016]. Selon Thorsten Persson et Lars Svensson (1989), les partis de droite pourraient délibérément accroître la dette publique lorsqu'ils sont au pouvoir pour contenir les marges de manœuvre des partis de gauche lorsque ceux-ci reviendront au pouvoir.

Les problèmes de « réservoir commun » (common pool) constituent une quatrième source de surendettement public : en raison de la présence d’externalités, le bénéfice privé d’un accroissement des dépenses publiques diffère du coût marginal social de cet accroissement. Lorsqu’une politique publique bénéficie à un certain groupe et qu’elle est financée par un impôt payé par l’ensemble de la population, ce groupe est incité à faire pression en faveur de cette politique. Cela dit, ce problème se traduit avant tout par des dépenses excessives : le gouvernement peut toujours accroître les impôts pour contenir le déficit public. La rotation des partis au pouvoir amplifie ce problème, dans la mesure où ils n’ont pas les mêmes préférences en matière de biens publics : lorsqu’il accède au pouvoir, un parti est incité à dépenser un maximum dans son bien favori, surtout s’il n’est pas sûr d’être maintenu au pouvoir [Aguiar et Amador, 2011]. Effectivement, les déficits budgétaires semblent plus amples dans les pays présentant de forts clivages politiques et où les partis sont très fractionnés [Woo, 2003].

GRAPHIQUE 3  Dette publique et croissance subséquente du PIB dans les pays développés (entre 1960 et 2016)

Pourquoi les gouvernements empruntent-ils ?

source : Fatás et alii (2019)

Une dette publique élevée risque de suivre une trajectoire insoutenable, ou du moins d’être perçue comme insoutenable, et d’entraîner ainsi des crises. Mais même en l’absence de crises, l’endettement public peut être coûteux, s’il réduit la marge de manœuvre des relances budgétaires lors des récessions, si les relances génèrent des effets d’éviction sur l’investissement privé [Huang et alii, 2018], si les inquiétudes relatives à la soutenabilité de la dette publique s’avivent et se traduisent par une hausse des coûts de financement pour l’ensemble des résidents, etc. Une corrélation négative apparaît dans les données empiriques (cf. graphique 3). En observant les données relatives à 20 pays développés sur la période allant de 1946 à 2009, Carmen Reinhart et Kenneth Rogoff (2010) avaient affirmé que la croissance moyenne ou médiane était significativement plus faible lorsque le niveau de dette publique dépassait les 90 % du PIB. Au-delà de la corrélation moyenne entre dette et croissance, les analyses empiriques ont cherché à identifier de possibles non-linéarités ou effets de seuil. Par exemple, certaines analyses suggèrent que la trajectoire de la dette publique peut être plus importante pour la croissance économique que le niveau même du ratio dette publique sur PIB [Pescatori et alii, 2014]. En outre, même s’il y a un seuil à partir duquel l’endettement public s’accompagne d’un ralentissement de la croissance, il est probable que ce seuil n’est pas le même d’un pays à l’autre [Eberhardt et Presbitero, 2015]. Les seuils sont spécifiques aux pays, parce que ces derniers n’accumulent pas de la dette publique pour les mêmes motifs ; et le seuil d’un pays dépend aussi bien des caractéristiques de ce pays que de la dette elle-même. Par exemple, une dette publique est certainement moins nocive si les résidents en possèdent une grande partie ou si ses échéances sont allongées dans le temps.

Ce qui reste à trancher, c’est la question de savoir si cette corrélation négative observée empiriquement est causale, en l’occurrence si des niveaux élevés de dette publique freinent la croissance économique. Et s’il y a effectivement causalité, celle-ci peut aussi aller dans le sens inverse : la faiblesse de la croissance économique tend à accroître l’endettement public, ne serait-ce parce qu’elle déprime les recettes fiscales. Il est même possible que la croissance tende à être plus faible pour des niveaux élevés de dette publique, précisément parce que ces derniers incitent les gouvernements à adopter l’austérité budgétaire pour se désendetter.

Enfin, même si la dette publique se révélait effectivement nocive à la croissance, cela n’implique pas nécessairement que les gouvernements doivent chercher à réduire la dette existante : il peut être plus coûteux de chercher à la réduire que de vivre avec [Ostry et alii, 2015].

 

Références

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