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3 février 2016 3 03 /02 /février /2016 16:13

Ces dernières années ont été marquées par le retournement d’un véritable « super-cycle » des prix des matières premières ; la crise financière mondiale, puis le ralentissement de la croissance des pays émergents ont freiné la demande en matières premières, poussant leurs prix à la baisse. Alors que le prix du pétrole avait rebondi autour de 100 dollars le baril suite à la Grande Récession, il a fortement chuté depuis le début de l’année 2014 et se maintient sous les 40 dollars depuis plus d’un mois. La plupart des prix des matières premières ont chuté de moitié entre le milieu de l’année 2014 et le milieu de l’année 2015. 

Beaucoup d’études se sont déjà penchées sur les répercussions de la chute des prix des matières premières sur l’activité économique des pays qui les exportent et ont naturellement mis en évidence un impact négatif. En observant une trentaine de pays exportateurs de matières premières d’Afrique subsaharienne, Angus Deaton et Ron Millier (1995) et Angus  Deaton (1999) ont montré que la chute des prix des matières premières est associée à un ralentissement de la croissance économique. En observant 113 pays en développement sur la période s’écoulant entre 1957 et 1997, Jan Dehn (2000) a constaté que les taux de croissance par tête ont été significativement réduits lors des divers épisodes où les prix des matières premières ont chuté. Par exemple, l’activité économique a chuté de 6 % au Venezuela lorsque de la chute des prix du pétrole en 1998. En l’occurrence, il apparaît que ce n’est pas l’anticipation du retournement, mais bien ce dernier qui nuit à la croissance. En observant 39 pays d’Afrique subsahariens, Markus Bruckner et Antonio Ciccone (2010) ont confirmé que la chute des prix des matières premières est associée à un ralentissement de la croissance économique, mais notamment parce qu’elle accentue la fréquence des guerres civiles. Dans les Perspectives de l'économie mondiale d'octobre dernier, Aqib Aslam et ses nombreux coauteurs (2015) ont montré que la production globale et la production potentielle des pays exportateurs de matières premières ont tendance à varier dans le même sens que leurs termes de l'échange ; en l'occurrence, la production globale tend à varier deux fois plus amplement que la production potentielle. En l'occurrence, l'actuelle faiblesse des prix des matières premières pourrait amputer la croissance annuelle moyenne des pays exportateurs d'un point de pourcentage entre 2015 et 2017 par rapport à son rythme entre 2012 et 2014. Les exportateurs d'énergies pourraient être plus amplement affectés, puisque leur croissance est susceptible de chuter de 2,25 points en moyenne. Mauricio Villafuerte et Pablo Lopez-Murphy (2010) ont montré que les pays exportateurs de pétrole ont réagi à la chute de leurs cours en 2009 en adoptant des politiques budgétaires procycliques, notamment en réduisant les dépenses publiques, ce qui aggrave la chute de l’activité domestique. Se focalisant également sur les exportateurs de pétrole, Olivier Blanchard et Jordi Gali (2007) ont confirmé de leur côté que la chute des prix des matières premières se traduit par une forte hausse du taux de chômage dans les pays exportateurs. Or le système financier risque d’être déstabilisé si les exportations chutent, la croissance économique ralentit et le chômage augmente. 

Une baisse des prix des matières premières peut en l'occurrence contribuer à fragiliser le système financier via plusieurs canaux. Premièrement, une baisse des prix des matières premières dans les pays qui en sont exportateurs réduit le montant de recettes qu’ils tirent de leurs exportations, ce qui réduit la capacité de leurs résidents, notamment l’Etat, à honorer leurs obligations de dette, ce qui détériore le bilan des banques et peut inciter ces dernières à resserrer le crédit. Deuxièmement, la chute des prix des matières premières incite les résidents des pays exportateurs à effectuer davantage de retraits bancaires, ce qui réduit la liquidité des banques. Troisièmement, un chute des prix des matières premières peut détériorer le solde budgétaire des pays exportateurs de matières premières, ce qui peut inciter les gouvernements à embrasser l’austérité, freine la croissance économique et fragilise davantage le secteur bancaire. 

Carola Moreno, Carlos Saavedra et Bárbara Ulloa (2014) ont étudié plus finement le lien entre les prix des matières premières, la croissance économique et la stabilité financière, en utilisant comme indicateur pour cette dernière la croissance du crédit. Ils se focalisent en l’occurrence sur les pertes en termes de production qui sont associées à une chute des prix des matières premières. Ils constatent que la chute des prix des matières premières entraîne un ralentissement de la croissance de la production d’autant plus marqué que l’expansion du crédit était forte avant le renversement des prix des matières premières. En l’occurrence, une expansion rapide du crédit durant le boom, indépendamment de son niveau initial, exacerbe le coût en termes de production associé au renversement des prix des matières premières.

Encore plus récemment, Tidiane Kinda, Montfort Mlachila et Rasmané Ouedraogo (2016) ont cherché à déterminer l’impact de la volatilité des prix des matières premières sur la stabilité du secteur financier en observant un échantillon composé de 71 pays émergents et en développement exportateurs de matières premières. Ils confirment que la chute des prix des matières premières a tendance à affaiblir le secteur financier et à accroître le risque de crise bancaire systémique. En l’occurrence, plus la chute des prix des matières premières est accentuée, plus le système financier s’en trouve affecté. La baisse des prix des matières premières est associée à une hausse des prêts non performants, à une hausse des coûts bancaires et à une plus forte fréquence de crises bancaires. Ces effets adverses sont accentués si les pays ont une mauvaise gouvernance, s’ils disposent d’une faible marge de manœuvre budgétaire, s’ils ne sont pas dotés de fonds souverains, s’ils ne mettent pas en œuvre de politiques macroprudentielles et s’ils n’ont pas une faible diversification de leur base d’exportations.

Carmen Reinhart, Vincent Reinhart et Christoph Trebesch (2016) ont identifié les points de retournement dans les mouvements de capitaux mondiaux et les prix des matières premières au cours des deux derniers siècles afin d’identifier les interactions entre super-cycles des matières premières, les cycles d’afflux et de reflux des capitaux et la fréquence des défauts souverains. En ce qui concerne les cycles actuels, Carmen Reinhart et ses coauteurs datent leur creux au cours de l’année 1999 et leur pic au cours de l’année 2011. Il s’agit selon eux du deuxième plus ample cycle des prix des matières premières siècle et l’un des quatre épisodes d’entrées des capitaux les plus longs depuis le dix-neuvième. Les trois auteurs constatent que, par le passé, les plus fortes vagues de défauts souverains ont suivi de forts afflux de capitaux et coïncident avec un effondrement des prix des matières premières et des entrées de capitaux, c'est-à-dire la conjonction que l’économie mondiale connaît actuellement…

 

Références

ASLAM, Aqib, Samya BEIDAS-STROM, Rudolfs BEMS, Oya CELASUN, Sinem Kiliç ÇELIK & Zsóka KÓCZÁN (2015), « Where are commodity exporters headed ? Output growth in the aftermath of the commodity boom », in FMI, World Economic Outlook: Adjusting to Lower Commodity Prices, octobre.

BLANCHARD, Olivier J., & Jordi GALI (2007), « The macroeconomic effects of oil price shocks: Why are the 2000s so different from the 1970s? », NBER, working paper, n° 13368.

BRÜCKNER, Marcus, & Antonio CICCONE (2010), « International commodity prices, growth and the outbreak of civil war in Sub-Saharan Africa », in The Economic Journal, vol. 120, n° 544.

DEATON, Angus (1999), « Commodity prices and growth in Africa », in Journal of Economic Perspectives, vol. 13, n° 3.

DEATON, Angus, & Ron MILLER (1995), « International commodity prices, macroeconomic performance, and politics in Sub-Saharan Africa », Princeton Study in International Finance, n° 79.

DEHN, Jan (2000), « Commodity price uncertainty and shocks: Implications for economic growth », Université d'Oxford, Centre for the study of African Economics, working paper, n° 2000-10.

KINDA, Tidiane, Montfort MLACHILA & Rasmané OUEDRAOGO (2016), « Commodity price shocks and financial sector fragility », FMI, working paper, n° 16/12, février.

MORENO, Carola, Carlos SAAVEDRA & Bárbara ULLOA (2014), « Commodity price cycles and financial stability », Banque centrale du Chili, documento de trabajo, n° 738, août.

REINHART, Carmen M., Vincent REINHART & Christoph TREBESCH (2016), « Global cycles: Capital flows, commodities, and sovereign defaults, 1815-2015 », CESIFO, working paper, n° 5727, janvier. 

VILLAFUERTE, Mauricio, & Pablo LOPEZ-MURPHY (2010), « Fiscal policy in oil producing countries during the recent oil price cycle », FMI, working paper, n° 10/28.

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30 janvier 2016 6 30 /01 /janvier /2016 18:54

L’argent rend-il heureux ? Dans une célèbre étude, Richard Easterlin (1974) montre que, dans un pays, à un moment donné, les plus riches déclarent être plus satisfaits de vivre que les plus pauvres. Par contre, lorsqu’il observe l’évolution à long terme de la satisfaction de vivre moyenne aux Etats-Unis entre 1946 et 1970, il constate que celle-ci est plutôt stable, alors même que le niveau de vie a énormément augmenté. Plus largement, lorsqu’il observe des données transnationales, il échoue à trouver une relation statistiquement significative entre le revenu moyen (mesuré par le PIB par habitant) et le niveau de satisfaction moyen. En observant la croissance économique, il échoue de nouveau à trouver une relation statistiquement significative entre le revenu et le bien-être. Il en conclut donc qu’en un point du temps, le bonheur varie avec le revenu, que ce soit entre les pays ou au sein de chaque pays, mais qu’il n’augmente pas lorsque la croissance se poursuit. Ce paradoxe n’apparaît que lorsque l’on observe les évolutions tendancielles : à court terme, satisfaction de vivre et niveau de vie tendent à varier de concert dans le même sens. Par exemple, lors des expansions, la satisfaction de vivre et le PIB par tête ont tendance à augmenter ; lors des récessions, ils ont tendance à diminuer. A long terme, par contre, il ne semble pas y avoir de relation positive entre niveau de vie et satisfaction moyenne.

Deux hypothèses ont été avancées pour expliquer ce paradoxe. D’une part, les individus feraient certes preuve d’un surcroît de satisfaction lorsque ce revenu augmente, mais ce gain de satisfaction pourrait avoir tendance à disparaître au bout de quelques années : les individus s’adapteraient à chacune des améliorations de leur niveau de vie. D’autre part, les individus pourraient avoir tendance à évaluer leur revenu par rapport à celui d’autrui : ils donneraient davantage d’importance à leur revenu relatif qu’à leur revenu absolu. Un individu ferait ainsi preuve d’une plus grande satisfaction que si son revenu augmente plus rapidement que celui des autres et ces derniers feraient quant à eux preuve d’une moindre satisfaction. Donc, si le revenu relatif prime sur le revenu absolu, alors, lorsque tout le monde s’enrichit, le bien-être de chacun n’augmente pas, car personne ne devient plus riche relativement à la moyenne. Les hypothèses d’habitude et de comparaison sociale pourraient suggérer que la croissance économique est en soi peu importante pour le bien-être, du moins dès lors que les besoins fondamentaux sont satisfaits.

Les résultats obtenus par Easterlin ont bien sûr été contestés. Certains ont suggéré qu’il existait bel et bien une relation positive entre le revenu et le bien-être parmi les populations qui n’ont pas encore satisfait leurs besoins fondamentaux, mais qu’à partir d’un certain niveau de vie (que Layard, par exemple, estime être compris entre 15.000 et 20.000 dollars) cette relation disparaîtrait. Une fois ce seuil franchi, les individus auraient (par exemple) tendance à s’habituer à toute nouvelle hausse de leur revenu et le surcroît de satisfaction procuré par cette dernière disparaîtrait au bout de quelques années. Le paradoxe d’Eaterlin ne serait donc valide que pour les pays relativement développés.

Plusieurs études ont profondément mis en doute l’existence d’un tel paradoxe et d’un quelconque revenu seuil. Par exemple, Angus Deaton (2008) et Betsey Stevenson et Justin Wolfers (2008) constatent une relation log-linéaire entre le PIB par tête et la satisfaction de vivre : un euro supplémentaire de revenu rapporte davantage de satisfaction à un pauvre qu’à un riche, mais il n’y aurait pas de point de satiété. Stevenson et Wolfers (2013) ont testé deux versions de l’hypothèse d’Easterlin : celle selon laquelle le revenu n’est plus corrélé avec le bien-être subjectif au-delà d’un certain niveau de satisfaction des besoins fondamentaux (version forte) ; celle selon laquelle le lien entre revenu et bien-être estimé parmi les pauvres est différente de celle constatée parmi les riches (version faible). En utilisant les données tirées des enquêtes de Gallup, où les sondés devaient indiquer à la fois leur revenu et leur satisfaction, ils montrent que, même si certains pays semblent plus heureux que d’autres, les individus se déclarent être d’autant plus satisfaits de leur vie qu’ils déclarent gagner un revenu élevé et la relation entre revenu et satisfaction ne semble pas changer lorsque le revenu augmente. Non seulement Stevenson et Wolfers échouent à nouveau à mettre en évidence un quelconque point de satiété, mais en outre le lien entre revenu et bien-être qu’ils décèlent en observant seulement les pauvres est le même qu’ils décèlent lorsqu’ils observent seulement les riches. Selon ces divers auteurs, s’il existe effectivement un revenu seuil au-delà duquel toute hausse supplémentaire de revenu n’impacte pas la satisfaction, il se situe à un niveau de vie qu’aucun pays n’a pour l’heure atteint.

GRAPHIQUE  Bien-être et revenu dans les 25 pays les plus peuplés au monde

Le paradoxe d’Easterlin est-il (toujours) valide ?

source The Economist (2013), d’après les données de Stevenson et Wolfers (2013)

Rejetant le paradoxe d’Easterlin au terme de leur propre analyse, Daniel Sacks, Betsey Stevenson et Justin Wolfers (2012) concluent à cinq faits stylisés quant à la relation entre bien-être et revenu. Premièrement, les personnes les plus riches déclarent un niveau de bien-être plus élevé que les plus pauvres. Deuxièmement, les pays riches se caractérisent par un niveau de bien-être par habitant plus élevé que les pays pauvres. Troisièmement, la poursuite de la croissance économique au cours du temps est associée à une augmentation du bien-être. Quatrièmement, il n’y a pas de point de satiété au-delà duquel la relation entre le revenu et le bien-être s’effrite. Et cinquièmement, l'ampleur de ces relations est à peu près égale. Sacks et ses coauteurs en concluent que l’ensemble de ces faits suggèrent que le revenu absolu joue un rôle important que le revenu relatif. 

Dans les divers travaux qu’il a pu réaliser après 1974, notamment en collaboration avec d’autres économistes, Richard Easterlin n’a cessé de défendre son paradoxe. Easterlin (2016) s’est récemment demandé si les données postérieures à 1970 présentent ou non un paradoxe. Selon son analyse des données tirées du General Social Survey, c’est le cas. Par conséquent, entre 1946 et 2014, c’est-à-dire sur une période s’étirant sur près de sept décennies, la satisfaction de vivre aux Etats-Unis a stagné, voire même décliné, malgré le fait que le PIB par tête ait été multiplié par trois.

Les données du World Values Survey relatives à 43 pays à travers le monde soutiennent également selon lui le paradoxe, puisqu’elles suggèrent que dans les pays à travers le monde, il n’y a pas de relation positive qui soit statistiquement significative : un taux de croissance de long terme du PIB plus élevé ne s’accompagne pas d’un taux de croissance significativement plus élevé de la satisfaction de vivre. Cette absence de relation positive statistiquement significative s’observe aussi bien lorsque les pays sont analysés tous ensemble que lorsqu’ils sont classés en trois sous-échantillons distincts : les pays en développement, les pays émergents et les pays développés. 

Pour Easterlin, les études qui ont récemment conclu en l’absence de tout paradoxe incluent des données temporelles de satisfaction qui sont assez courtes, qui n’ont que quelques observations (très souvent deux observations) ou qui échouent à couvrir un cycle entier de PIB. Par conséquent, les taux de croissance de la satisfaction et du revenu que l’on tire de ces séries ne sont pas des taux tendanciels, mais ceux que l’on constate lors d’une expansion ou d’une contraction. Or la combinaison de taux de croissance du revenu et de la satisfaction de court terme pour certains pays avec des taux tendanciels de long terme pour d’autres pays a tendance à donner à la ligne de régression ajustée une pente croissante, suggérant ainsi trompeusement que la poursuite de la croissance du niveau s’accompagne d’une amélioration significative de la satisfaction de vivre.

 

Références

DEATON, Angus (2008), « Income, health and well-being around the world: Evidence from the Gallup word poll », in Journal of Economic Perspective, vol. 22, n° 2.

EASTERLIN, Richard A. (1974), « Does economic growth improve the human lot. Some empirical evidence », in Paul David & Melvin Reder (dir.), Nations and Households in Economic growth: Essays in Honor of Moses Abramovitz.

EASTERLIN, Richard A. (2016), « Paradox lost? », IZA, discussion paper, n° 9676, janvier.

SACKS, Daniel W., Betsey STEVENSON & Justin WOLFERS (2012), « The new stylized facts about income and subjective well-being », IZA, discussion paper, n° 7105, décembre 2012.

SENIK, Claudia (2014)L’Economie du bonheur, Seuil, La République des idées.

STEVENSON, Betsey, & Justin WOLFERS (2008), « Economic growth and subjective well-being: Reassessing the Easterlin paradox », in Brookings Papers on Economic Activity, vol. 2008, n° 1.

STEVENSON, Betsey, & Justin WOLFERS (2013), « Subjective well-being and income: Is there any evidence of satiation? », in American Economic Review, Papers and Proceedings, vol. 103, n° 3.

RENAULT, Thomas (2015), « L'argent fait-il le bonheur ? Le paradoxe d'Easterlin », in Captain €conomics (blog), 13 octobre.

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27 janvier 2016 3 27 /01 /janvier /2016 22:35

Christiane Baumeister et Lutz Kilian (2016) ont passé en revue les causes des variations majeures des prix du pétrole au cours des quatre dernières décennies. Beaucoup d’auteurs, notamment James Hamilton (2003) ont expliqué ces variations comme résultant principalement des variations de l’offre de pétrole, provoquées notamment par des événements tels que les guerres et révolutions dans les pays-membres de l’OPEP. Lutz Kilian, à travers ses divers travaux et collaborations, a développé l’idée que plusieurs des épisodes de fortes fluctuations du prix du pétrole s’expliquaient en fait avant tout par les variations de la demande. En l’occurrence, une partie substantielle de la demande répond à un motif de consommation immédiate : lorsque l’économie mondiale connaît une expansion, la demande de matières premières, notamment de pétrole, augmente pour accroître la production de biens et services, poussant le prix des matières premières à la hausse ; réciproquement, un ralentissement de la croissance mondiale est susceptible de pousser les prix du pétrole à la baisse. Une partie de la demande répond aussi à la volonté d’accumuler des stocks et dépend alors des anticipations du prix du pétrole. Elle tend par exemple à augmenter dans l’anticipation de pénuries de pétrole dans le futur. Au cours de l’histoire, la demande au motif de stockage a été importante lorsque les tensions géopolitiques étaient fortes aux Moyen-Orient, lorsque les capacités de production étaient utilisées à leur maximum et lorsque les anticipations de croissance mondiale étaient très optimistes.

GRAPHIQUE  Prix du pétrole brut WTI (en dollars 2015, ajusté en fonction de l’inflation)

Quarante ans de fluctuations du prix du pétrole

source : Baumeister et Kilian (2016)

A première vue, le choc pétrolier de 1973-1974 semble être un choc d’offre négatif, comme l’affirme notamment Hamilton (2003). En effet, la quantité de pétrole brut produit chuta au dernier trimestre de l’année 1973. La guerre entre Israël et une coalition de pays arable entre le 6 et le 26 octobre de 1973 est souvent présentée comme étant la cause d’un tel choc d’offre. Pourtant, aucune installation de production pétrolière ne fut détruite par un quelconque conflit. Les pays arables de l’OPEP réduisirent délibérément leur production de pétrole de 5 % le 16 octobre 1973, puis de 25 % le 5 novembre, tout en accroissant le prix du pétrole. Ce dernier était alors basé sur la base de négociations entre les producteurs de pétrole et non par les marchés, si bien qu’il ne représente pas nécessairement le prix d’équilibre du marché. Plusieurs preuves empiriques suggèrent que les deux prix semblent toutefois très proches l’un de l’autre. Selon Kilian (2009), les chocs d’offre touchant la production de l’OPEP peuvent difficilement expliquer plus du quart de la hausse du prix du pétrole en 1973-1974 : cette dernière s’explique essentiellement par un choc de demande. La décision de l’OPEP de réduire la production et d’augmenter le prix était justifiée par la dévaluation du dollar, l’accélération non anticipée de l’inflation américaine et la forte demande de pétrole associée à la forte croissance économique. 

Un second choc pétrolier eut lieu en 1979 : le prix du pétrole passa de 15 dollars en septembre 1978 à 40 dollars en avril 1980. Beaucoup, notamment Hamilton (2003), estimèrent que cette hausse s’explique par un choc d’offre, en l’occurrence par la réduction de la production iranienne suite à la Révolution iranienne. Barsky et Kilian (2002) ont douté de cette interprétation. En effet, les plus fortes contractions de la production iranienne eurent lieu en janvier et février 1979, mais le prix du pétrole ne varia pas significativement avant mai 1979. Kilian et Murphy (2014) acceptent toutefois l’idée que la Révolution iranienne se soit révélée importante en raison de son impact sur les anticipations du prix du pétrole : la demande de pétrole pour motif de stockage augmenta fortement, d’une part, en raison des craintes d’une aggravation des tensions entre l’Iran avec les Etats-Unis et ses voisins et, d’autre part, en raison des anticipations d’une forte croissance mondiale.

Après le pic atteint en avril 1980, le prix du pétrole chuta durablement, malgré l’éclatement de la guerre entre l’Irak et l’Iran. Le resserrement des politiques monétaires, dans le sillage du plan Volker, entraîna une récession mondiale et poussa par là même la demande de pétrole à la baisse. Cette chute fut amplifiée par les diverses mesures prises par les pays avancés en vue de réduire leur consommation de pétrole. Les perspectives d’une faible croissance mondiale désincita à accumuler et détenir des stocks de pétrole. Le niveau élevé des prix du pétrole à la fin des années soixante-dix avait en outre incité des pays n’appartenant pas à l’OPEP, notamment le Mexique, la Norvège et le Royaume-Uni, à accroître leur production domestique ou à devenir producteurs de pétrole ; le surcroît subséquent de production de pétrole contribua à la chute des cours. 

Les membres de l’OPEP essayèrent collectivement de contrer cette baisse du prix en s’accordant à restreindre leur production, mais chacun d’entre eux était incité à ne pas respecter cet accord et à accroître son offre. L’Arabie saoudite décida de stabiliser par elle-même le prix du pétrole en réduisant sa production, mais sa tentative échoua : le prix du pétrole continua de chuter au début des années quatre-vingt. Les pertes en termes de recettes tirés du pétrole furent si importantes que l’Arabie saoudite fut obligée à la fin de l’année 1985 d’inverser sa politique. Le prix du pétrole chuta brutalement en 1986, en raison de la reprise de la production saoudienne et de la demande de stockage de pétrole. 

La guerre entre l’Iran et l’Irak a eu peu de répercussions sur le prix du pétrole au cours des années quatre-vingt, en raison de la relative abondance de l’offre mondiale de pétrole. L’invasion du Koweït en 1990 fut toutefois suivie d’une forte hausse du prix du pétrole. Cette dernière s’explique non seulement par les perturbations que ce conflit entraîna sur les productions iraquienne et koweitienne, mais aussi par la plus forte demande de pétrole pour des motifs de stockage, dans l’anticipation d’une possible attaque menée contre les champs de pétrole saoudiens. Ce n’est qu’à la fin de l’année 1990, lorsque la collation menée par les Etats-Unis plaça suffisamment de troupes sur le sol saoudien pour empêcher toute invasion de l’Arabie saoudite, que ces craintes se dissipèrent et que le prix du pétrole chuta.

Le prix du pétrole s’affaiblit davantage à la fin des années quatre-vingt-dix et atteint les 11 dollars en décembre 1998, en raison d’une moindre demande de pétrole, très certainement provoquée par la crise asiatique de 1997 et sa transmission à plusieurs pays émergents. Le prix du pétrole repartit à la hausse en 1999, en raison de la plus forte demande de pétrole associée à la reprise mondiale, de quelques contractions de la production et d’une plus grande demande de pétrole au motif de stockage dans l’anticipation de futures tensions sur le marché du pétrole. La production de pétrole connut effectivement deux perturbations majeures fin 2002 et début 2003 : la chute de la production vénézuélienne associée aux troubles civiles au Venezuela et les perturbations générées par la Guerre d’Irak en 2003. La contraction des productions vénézuélienne et irakienne fut toutefois compensée par une hausse de la production dans le reste du monde. Au final, le prix du pétrole s’est alors révélé remarquablement stable malgré les troubles géopolitiques.

La hausse du prix du pétrole entre le milieu de l’année 2003 et le milieu de l’année 2008 est la plus forte que l’économie mondiale ait connu depuis celle de 1979. Le prix du pétrole WTI est passé de 28 à 134 dollars. Il y a un assez large accord autour de l’idée que cette hausse ne s’explique pas par des perturbations du côté de l’offre, mais par la hausse de la demande de pétrole. Beaucoup ont affirmé que l’accroissement de la demande résultait de l’expansion non anticipée de l’économie mondiale et notamment d’un accroissement de la demande en provenance des pays émergents d’Asie. Certains ont toutefois suggéré que cette hausse du prix du pétrole sur le marché physique s’expliquait essentiellement par les positions spéculatives prises par les traders sur les marchés à terme du pétrole. Bassam Fattouh et alii (2013) jugent toutefois qu’aucune preuve empirique ne confirme cette interprétation alternative.

La crise financière mondiale et la reprise subséquente ont également illustré l’impact de la demande sur le prix du pétrole. Comme les commandes de biens industriels chutèrent fortement dans la seconde moitié de l’année 2008 avec l’anticipation d’une récession mondiale, la demande pour les matières premières chuta également et le prix du pétrole passa de 134 à 39 dollars entre juin 2008 et février 2009. Lorsque la reprise mondiale s’amorça en 2009 et que les craintes d’un écroulement du système financier mondial s’essoufflèrent, la demande de pétrole retrouva ses niveaux de 2007 et le prix du pétrole WTI se stabilisa autour de 100 dollars.

Entre juin 2014 et janvier 2015, le prix du pétrole Brent passa de 112 à 47 dollars. Baumeister et Kilian (2015) ont analysé la chute de 49 dollars du prix entre juin 2014 et décembre 2014. Ils estiment que deux chocs survenus avant juin 2014 expliquent 55 % de cette chute : le déclin de l’activité économique et l’accroissement de la production en expliquent réciproquement 22 % et 33 %. Le reste s’explique par deux chocs survenus au cours de la seconde moitié de 2014 : la prise de conscience d’un ralentissement de la  croissance plus marqué que prévu et la réduction de la demande au motif de stockage expliquent réciproquement 18 et 27 % de la chute du prix du pétrole.

 

Références

BARSKY, Robert B., & Lutz KILIAN (2002), « Do we really know that oil caused the Great Stagflation? A monetary alternative », in NBER Macroeconomics Annual, 16, 137-183.

BAUMEISTER, Christiane, & Lutz KILIAN (2015), « Understanding the decline in the price of oil since june 2014 », CEPR, discussion paper, n° 10404, janvier.

BAUMEISTER, Christiane, & Lutz KILIAN (2016), « Forty years of oil price fluctuations: Why the price of oil may still surprise us », CEPR, discussion paper, n° 11035, janvier.

FATTOUH, Bassam, Lutz KILIAN, & Lavan MAHADEVA (2012), « The Role of Speculation in Oil Markets: What Have We Learned So Far? », CEPR, discussion paper, n° 8916.

HAMILTON, James D. (2003), « What is an Oil Shock? », in Journal of Econometrics, vol. 113, n° 2.

KILIAN, Lutz (2009), « Comment on ‘Causes and consequences of the oil shock of 2007-08’ by James D. Hamilton », in Brookings Papers on Economic Activity.

KILIAN, Lutz, & Daniel P. MURPHY (2014), « The role of inventories and speculative trading in the global market for crude oil », in Journal of Applied Econometrics, vol. 29, n° 3.

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